Une fois liquidées les théories féministes homosexuelles (surtout) américaines dites « radicales », selon lesquelles l'hétérosexualité serait une tragédie et une injonction abominable du patriarcat (cf. Jane Ward), la question demeure des manières dont ce dernier nuit aux femmes dans le cadre des relations amoureuses hétérosexuelles contemporaines. À condition de lire le titre de ce passionnant essai comme la forme raccourcie de ce qu'il aurait pu être il y a trois siècles : « De la Nécessité impérieuse de Réinventer l'Amour », et non comme des « moyens de » ni des « résultats possibles de l'entreprise de » Réinventer l'amour, nous y obtenons des instruments pour réfléchir aux obstacles surtout archaïques et irréfléchis qui empêchent, malgré les progrès effectués ces dernières années, la plupart des relations de couple d'être égalitaires et donc satisfaisantes pour les femmes et les hommes conjointement. Il s'agit d'obstacles liés à l'incapacité de concevoir ces relations de façon inventive et affranchie des représentations romantiques et infériorisantes des femmes, véhiculées notamment par la littérature : par ex. par le célèbre roman d'Albert Cohen, Belle du Seigneur, analysé dans le Prologue, intitulé : « Entre conformisme et nihilisme ». Le chap. Ier, « "Se faire petite" pour être aimée ? L'infériorité des femmes dans notre idéal romantique », poursuit sur ce thème de l'érotisation de l'infériorité, se terminant sur une analyse tout à fait passionnante qui se concentre sur l'infériorisation des femmes « exotiques », mêlant le racisme et le sexisme « De Pierre Loti à Marlon Brando ». Le chap. 2, « Des hommes, des vrais [...] » se consacre principalement aux violences conjugales, conçues non comme un épiphénomène de « perversion narcissique » mais comme une conséquence du virilisme. Très intelligemment, le chap. se termine par la fascination exercée, notamment sur les femmes, par les hommes violents, y compris les violeurs, les tueurs en série et les « artistes tourmentés »... Le chap. 3, « Les gardiennes du temple [...] » s'interroge sur la manière dont le patriarcat investit asymétriquement les femmes du plus grand investissement sur l'amour, impliquant ainsi une dépendance féminine qui dépasse celle, historiquement avérée, où elle était d'abord économique et sociale. Le chap. se conclut sur la difficulté des femmes à « renoncer » à la vie de couple. Enfin, le chap. 4 « La grande dépossession. [...] » traite de l'érotisme qui fait des femmes des objets en leur refusant la position de sujets. Il est d'abord question du regard, puis de la persistance de la caractérisation des fantasmes féminins comme « monstrueux ». Il se conclut sur le détournement du célèbre roman Histoire d'O et enfin sur une (trop) courte et timide analyse de la pornographie vue par une femme, ouvrant pourtant sur une audacieuse hypothèse selon laquelle la violence pornographique pourrait être un contre-poison pour certaines spectatrices.
Je tiens à souligner que dans cet essai d'autrice mêle des récits personnels et autobiographiques à ses analyses de livres et d’œuvres audiovisuelles : certains lecteurs parmi mes connaissances ont jugé cela inapproprié ; par contre, j'estime que le dosage entre les deux est totalement juste, intéressant et parfois audacieux.
Cit. :
1. « Selon les critères patriarcaux, celui qui choisit comme compagne une égale, renonçant ainsi à une part de la domination qu'il est en droit d'exercer, sera en effet présumé masochiste, ou considéré comme un original, ou comme un traître, ou tout cela à la fois. Il se place dans une position infamante, car généralement réservée aux femmes. Aimer un homme qui donne la pleine mesure de lui-même est jugé valorisant pour une femme ; aimer une femme qui donne la pleine mesure d'elle-même est jugé menaçant pour un homme. La séduction masculine se définit par le surplus ; la séduction féminine, par la carence. » (p. 76)
2. « […] L'argument classique utilisé pour nier la dimension de genre des violences au sein du couple […] suggère que les victimes chercheraient les coups en maltraitant émotionnellement leur compagnon, en visant là où ça fait mal, au point de la faire sortir de ses gonds. Or il existe d'autres situations où les hommes peuvent subir des brimades et des humiliations, à commencer par le travail. Pour autant, les coups infligés à un supérieur hiérarchique, un contremaître ou un patron ne sont pas un fléau social, et nous ne tenons pas un décompte d'homicides dont ceux-ci seraient régulièrement victimes. Pourquoi serait-il possible de réfréner ses pulsions dans le contexte professionnel, et pas face à une femme ? Et, plus largement, pourquoi les hommes seraient-ils les seuls à ne pas pouvoir se maîtriser quand ils subissent un affront ou une humiliation ? » (p. 106)
3. « Mais surtout, il est assez hypocrite de s'indigner du comportement des victimes de violences conjugales ou des groupies de tueurs quand notre culture ne cesse de présenter le mal qu'un homme peut faire à une femme comme une preuve d'amour ; quand notre vision de l'amour est imprégnée d'une culture de mort. C'est l'un des effets de notre goût pour la passion tragique et impossible analysé par Denis de Rougemont : il fournit une couverture à la violence misogyne, il permet de la légitimer, comme on fait passer une marchandise en douce. » (p. 142)
4. « Le prix qu'elles sont poussées à accorder à l'amour peut inciter les femmes à pratiquer une forme de "dumping amoureux", c'est-à-dire à offrir leur amour à un homme en abaissant leurs exigences dans la relation – leur demande de réciprocité en termes d'attention, de bienveillance, d'investissement personnel, de répartition des tâches, etc. – par rapport aux autres partenaires potentielles avec qui elles sont en concurrence, en absorbant le coût que cela implique pour elles-mêmes. Ce mécanisme leur procure un avantage individuel momentané, mais il les dessert à long terme, et il a pour conséquence d'affaiblir les femmes hétérosexuelles dans leur ensemble. Il permet aux hommes de ne jamais subir les conséquences d'un comportement négligent ou maltraitant. » (pp. 164-165)
5. « Cette toute-puissance de la subjectivité et du regard masculins a pour conséquence que les femmes apprennent à s'envisager comme un spectacle offert aux hommes et au monde en général. "Une femme doit se surveiller sans cesse, disait Berger. L'image qu'elle donne d'elle-même l'accompagne presque toujours. Lorsqu'elle traverse une pièce ou qu'elle pleure la mort de son père, elle ne peut pas ne pas se voir en train de marcher ou de pleurer." Il aboutissait à cette conclusion célèbre, citée depuis dans d'innombrables travaux féministes : "Les hommes regardent les femmes ; les femmes s'observent en train d'être regardées." Et il ajoutait : "Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation des femmes à l'égard d'elles-mêmes." » (p. 218)
6. « Il y a quelque chose d'absurde das le clivage souvent établi entre un féminisme dit "pro-sexe" et un féminisme "abolitionniste" ou "radical". Plutôt que "sexe" ou "pas sexe", la question décisive ne devrait-elle pas être : du sexe pour qui ? En présence de n'importe quelle situation sexuelle impliquant des femmes et des hommes, on pourrait se demander si elle existe pour servir les désirs, les fantasmes et le plaisir de ses protagonistes masculins, ou aussi, à parts égales, les désirs, les fantasmes et le plaisir de ses protagonistes féminines – et si possible sans qu'il s'agisse seulement pour elles d'un "plaisir de faire plaisir" dans la droite ligne de l'impératif de l'abnégation féminine. » (p. 235)
7. « Je regrette amèrement d'avoir pris position, il y a quelques années, pour la pénalisation des clients de la prostitution, en croyant aux promesses qui étaient alors faites de garantir la sécurité physique et matérielle des personnes prostituées. Mais je trouve aussi stupéfiant de renoncer à toute analyse critique de la prostitution, du rapport de forces économique qu'elle traduit et de sa signification d'un "droit au sexe" pour les hommes (qui représentent l'écrasante majorité des clients), d'une sexualité entièrement vouée à la satisfaction de leurs désirs. Il devrait être possible de combiner la solidarité et la critique, de même qu'on peut à la fois défendre les droits des salariés et salariées et critiquer le salariat. » (note 40, p. 235)
8. « […] Il est possible que certaines femmes les détournent [les images pornographiques violentes] pour en faire un usage défensif. Je ne sais pas si cette hypothèse quant à la fonction de certains de nos fantasmes est juste. Mais les autres explications me semblent présenter trop d'affinités avec les bons vieux préjugés sur les femmes pour qu'on ne s'en méfie pas : ils trahiraient notre duplicité profonde, notre masochisme foncier... Quant à l'idée que nous serions empoisonnées par les productions culturelles qui nous entourent […], ne devrions-nous pas supposer que, dans les moments où notre cerveau cherche à nous donner le maximum de plaisir, à nous faire atteindre la détente la plus complète, il est capable de nous défendre contre ce genre d'infiltrations indésirables ? » (p. 251)
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