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[Les passions ordinaires | David Le Breton]
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Posté: Ven 21 Jan 2022 13:40
MessageSujet du message: [Les passions ordinaires | David Le Breton]
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La thèse, ambitieuse, de cet essai ancien de David Le Breton, est que les émotions, confondues ici avec les sentiments et en vérité avec les manifestations de l'affectivité au sens large, relèvent de l'anthropologie en tant que constructions sociales et culturelles. Cette thèse s'oppose évidemment à la fois à une individualisation absolue que pourrait prôner la psychologie, et surtout à l'universalisme défendu par l'évolutionnisme et la socio-biologie.
Pendant une longue partie de la lecture, tout en adhérant en ligne de principe à cette thèse, je me suis demandé s'il n'était pas opportun d'estomper sa radicalité en distinguant les « émotions » des « expressions des émotions » : j'étais en cela encouragé par l'analogie que Le Breton suggère dès l'introduction entre ses « émotions » acquises et intelligibles par la socialisation, et la langue ; en effet, sa thèse perdrait son antagonisme absolu avec l'universalisme si l'on considérait les expressions des émotions comme l'analogue de la langue et les émotions elles-mêmes comme l'analogue du langage. Cette analogie tient la route aussi bien du point de vue de l'ontogenèse que de la variété des langues comme déclinaison d'une potentialité langagière commune et identique.
Si l'auteur s'en était tenu à cette version modérée de sa thèse, il lui eût suffi de limiter sa démonstration à son Chap. 3 : « Anthropologie des émotions (1) » qui explique l'acquisition psychologique et sociale des émotions, et qui comporte le répertoire des spécificités culturelles d'émotions « intraduisibles » ou ambiguës entre les cultures – typique de l'anthropologie –, ainsi qu'à son Chap. 4 : « Anthropologie des émotions (2) : critique de la raison naturaliste » qui consiste principalement à réfuter les premières observations de Darwin sur les émotions et les expériences de laboratoire (comportementalistes) sur leurs représentations stéréotypées à partir des traits du visage. Mais l'auteur part de très loin, et c'est de l'imprévu d'une inclusion d'éléments apparemment distants du sujet que la version radicale de sa thèse tire sa légitimité.
En effet dans le Chap. 1er : « Corps et symbolique sociale », par un raisonnement par l'absurde, il est question des « enfants sauvages », recueillis ou non par des animaux et ensuite socialisés, afin de démontrer les carences qu'ils présentent dans le développement de toute une série d'émotions que l'on pourrait pourtant considérer comme élémentaires et propres à l'être humain.
Le Chap. 2 : « Corps et communication », est, bien évidemment, celui où se déploie davantage l'analogie entre les émotions et la langue/le langage. Néanmoins, il est consacré aux gestes et autre symbolique corporelle. Ensuite sont considérés des exemples très spécifiques en ce qu'ils possèdent de culturel et de socialement déterminé : le baiser, la langue des signes, la proxémique (distance corporelle dans l'interaction sociale), les coutumes relatives au soulagement des "besoins naturels" (uriner, déféquer, roter, etc.), entre autres. Si le particularisme propre aux cultures est exalté dans ces exemples, leur proximité avec le thème des émotions/leur expression ainsi que l'analogie avec langage/langues ne sont plus toujours manifestes.
Le Chap. 5 : « Voir l'autre : regard et interaction », comporte toute l'ambivalence d'un regard à la fois intrusif et dérangeant parce que « tactile », et d'une absence de regard tout aussi blessante. On peut considérer cette partie de la démonstration comme pertinente du point de vue de la réception et non de l'expression d'une émotion chargée de sens social.
Enfin le Chap. 6 : « Le paradoxe du comédien : esquisse d'une anthropologie du corps en scène », pose aussi, à l'instar du Chap. 1er, une sorte de raisonnement par absurde, dans la mesure où le comédien, par profession, doit feindre toute la palette d'émotions que son personnage lui impose, de la manière la plus réaliste possible afin que le spectateurs soit captivé par la représentation. Les émotions, outre que culturellement créées et signifiantes, sont donc aussi des artefacts. Une dialectique parfois complexe entre les propres émotions du comédien et celles dictées par la pièce, sans oublier l'interaction avec le public, est à l’œuvre sur scène et dans la salle, que ce chapitre explore brièvement.


Cit. :

1. « Les sentiments ou les émotions, bien entendu, ne sont nullement des phénomènes purement physiologiques ou psychologiques, ils ne sont pas laissés au hasard ou à l'initiative personnelle de chaque acteur. Leur émergence et leur expression corporelle répondent à des conventions qui ne sont guère éloignées de celle du langage, mais s'en distinguent cependant. Les émotions naissent d'une évaluation plus ou moins lucide d'un événement par un acteur nourri d'une sensibilité propre, elles sont des pensées en acte, étayées sur un système de sens et de valeurs. Enracinées dans une culture affective, elles s'inscrivent ensuite dans un langage des gestes et des mimiques en principe reconnaissable (à moins que l'individu ne dissimule son état affectif) par ceux qui partagent son enracinement social. La culture affective donne des schémas d'expérience et d'action sur lesquels l'individu brode sa conduite selon son histoire personnelle, son style, et surtout son évaluation de la situation. L'émotion ressentie traduit la signification donnée par l'individu aux circonstances qui résonnent en lui. Elle est une activité de connaissance, une construction sociale et culturelle, qui devient un fait personnel à travers le style propre de l'individu. (p. 9)

2. « La résistance de Victor aux températures les plus basses est une première observation intéressante sur le plan anthropologique. Lorsqu'il est découvert en Aveyron [au tout début du XIXe siècle] l'enfant vit entièrement nu malgré les hivers rigoureux des années précédentes. Son corps ne porte témoignage d'aucune séquelle du froid. […] Curieusement, Itard [le pédagogue, disciple de Condillac, à qui Victor est confié] est troublé par la résistance thermique de l'enfant et sa jubilation devant la rigueur des éléments. Loin de la voir comme un privilège, il la considère comme une déficience et n'a de cesse de le contraindre à sentir la température ambiante selon des critères qu'il juge plus "naturels". […] Il raconte dans son journal avec quelle rigueur il lui inflige journellement des bains de plusieurs heures dans une eau chaude, puis glacée et le fait vêtir et loger chaudement. Un lent travail d'érosion, d'effacement, de fragilisation ébranle les attitudes premières de l'enfant qui devient sensible à la différence des températures. Il commence à craindre le froid et conforme ainsi ses perceptions thermiques à celles de son entourage. Cette assimilation n'est pas sans contrepartie, il perd ses anciennes défenses contre la maladie et devient fragile, alors qu'auparavant il jouissait d'une robuste santé. Mais Itard néglige cette conséquence et se flatte de ce premier résultat. » (p. 21)

3. « La culture affective est à la source d'une régulation interne du comportement tandis que l'appareil policier et judiciaire veille à la régulation externe. Le regard de l'autre incite à la satisfaction normative des ritualités sociales. Ce sont des sentiments ou des émotions qui s'appuient sur une conception sociale du bien et du mal, du licite et de l'illicite, ils nourrissent l'estime de soi et impliquent en parallèle une conscience de sa responsabilité envers les autres. Mais l'adhésion aux normes du lien social n'est pas mécanique, celles-ci ne sont que des matières premières à la disposition des acteurs qui s'en accommodent selon leur style personnel. Un crime peut être commis sans que son auteur en ressente la moindre culpabilité […]. Les dignitaires nazis de Nuremberg ne se sentaient pas coupables. » (p. 77)

4. « La foule donne à chacun de ses membres un sentiment de puissance, elle dissout en partie la conscience morale et autorise bien des licences de comportement que l'individu isolé ne se permettrait jamais. Emportés par la foule, certains deviennent méconnaissables, ils adhèrent à des faits où ils ont peine à se reconnaître par la suite, leur conscience morale neutralisée par les mouvements de la foule. […] Non seulement toute culpabilité s'efface devant les actes commis, mais souvent chaque membre de la foule se sent le bras armé de la justice et cède à tous les interdits. » (p. 134)

5. « Socialement habilité à conférer une légitimité, à garantir symboliquement l'existence, le regard l'est aussi pour la contester, la nier ou la suspendre. La tonalité des échanges oculaires n'est pas toujours heureuse. Le regard absent, ou se portant ailleurs, témoigne du déclin d'une attention gagnée par l'ennui ou d'une royale indifférence à l'autre. "Il ne m'a pas regardé", "il te regarde à peine quand il te parle" sont des formules qui disent la déception de n'avoir pas été reconnu, de ne pas même susciter la modeste attention d'un regard qui donne un instant l'assurance d'exister. » (pp. 189-190)

6. « La scène cependant métamorphose parfois le comédien et le plonge dans le sentiment de son personnage au point qu'il en oublie sa propre contingence. Les troubles d'élocution de Roger Blin cessaient quand il entrait dans son rôle ; Henri Rollan, en proie à une sciatique douloureuse, dut être porté sur la scène ; il ne ressentit plus rien pendant sa prestation, gravit même un escalier sans difficulté ; mais il retrouva sa douleur sitôt le spectacle terminé. André Villiers rapporte que Mounet-Sully avait l'hallucination du poignard dans la plaie ; que Antoine, dans Les Revenants, sortit de scène comme somnambule, oubliant spectacle et spectateurs. [...] » (p. 205)

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