[Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous | Baptiste Morizot]
Pense avec les loups.
Depuis le col drômois de la Bataille, haut lieu des passages migratoires d’oiseaux et de chauves-souris, le philosophe Baptiste Morizot, féru de pistage [l’art de se rendre disponible « aux signes d’autres formes de vie »], s’interroge sur ce que la crise écologique comprend de nos relations tronquées avec le vivant. Si notre insensibilité à l’égard de la « nature » nous fait la rabaisser, elle occulte les liens de parenté et d’altérité avec les autres formes de vie et amoindrit notre présence au monde. Pour donner corps à ces réflexions, l’auteur va raconter, en première partie de l’ouvrage, intitulée « Une saison chez les vivants », en 11 épisodes, ses approches du loup dans le Vercors. Quand un hurlement le transperce d’une joie exaltante, Baptiste Morizot répond : « Je hurle comme j’ai appris à le faire, pour correspondre à l’attitude, à la trame, à l’enroulé particulier de leur langue… », « une phrase de salutation diplomatique ». A partir de ce contact vocal, l’auteur va décliner ses rencontres et ses réflexions jusqu’à l’apothéose du dernier épisode quand la meute de loups, après avoir répondu une première fois, diffère ensuite sa réponse en décidant de se rendre auprès de l’émetteur humain, un « barbare » qui devient pour le loup « l’objet de la quête d’un fauve ». Le lecteur néophyte émerveillé découvrira au passage le « hurlement chorus », le « sur-visage » expressif, la grotte cultuelle de ritualisation animale, la sociabilité et la solitude « élective » des loups, des idées clairement présentées, riches de sens quant au tissage du vivant.
S’ensuivent deux courts textes : « Les promesses d’une éponge » et « Cohabiter avec ses fauves : l’éthique diplomatique de Spinoza » qui annoncent la seconde partie du livre : « Passer de l’autre côté de la nuit : vers une politique des interdépendances ».
Après avoir rappelé notre besoin en sel, héritage de notre passé aquatique ainsi que l’empilement ancestral qui s’ensuit (bactérie, éponge, etc.), Baptiste Morizot évoque le récent « concept de convergence » développé par la biologie de l’évolution qui fait prendre conscience de la multiplicité des formes intelligentes, développées et potentielles, dans la nature. En se penchant ensuite sur l’éthique de Spinoza, l’auteur s’intéresse aux animalités intérieures, à l’emprise de la raison sur les passions : « La diplomatie revient alors à connaître finement, par une éthologie de soi, le comportement délicat et ardent de sa vie affective, pour amadouer et influencer des désirs à la vitalité intacte. Et les faire converger dans une direction ascendante, c’est-à-dire généreuse. » En accordant ses fauves intérieurs, l’homme peut faire émerger une joie des profondeurs de son être.
Enfin, en s’appuyant sur sa participation au projet CanOvis qui étudie, depuis le plateau varois de Canjuers, les interactions entre les loups, les troupeaux et les chiens de protection, Baptiste Morizot donne du sens à la « diplomatie des interdépendances ». Il faudrait alternativement « penser loup, sentir berger, être brebis ou prairie ».
L’essai tente l’alliance du pisteur et du philosophe, de l’homme de terrain et de l’enseignant-chercheur. Il peut dérouter le naturaliste peu enclin au maniement des concepts philosophiques mais les deux parties du livre correspondent à deux facettes de l’auteur qui jongle en permanence entre la vie et l’étude, le réel et le concept, les deux s’épaulant, s’enrichissant, œuvrant à un nouveau champ conceptuel salutaire, la diplomatie des interdépendances et les égards ajustés, proposé ainsi en partage : « Il faut remettre en jeu cet alliage incandescent de la puissance des sens la plus vibrante et de la pensée la plus aiguisée. Voilà la grande leçon du pistage ».
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