Le délire occidental, c'est l'injonction cartésienne faite aux hommes de « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». La réalisation de cette injonction par le productivisme capitaliste (et marxiste-léniniste) moderne et postmoderne, outres les dégâts sur ladite nature que l'on observe désormais, a entraîné des malheurs dans les trois domaines principaux de la vie quotidienne humaine : le travail, le loisir, l'amour. Cet ouvrage complète donc la théorie philosophique de Dufour développée dans ses études précédentes par un complément presque sociologique.
Dans l'histoire de la philosophie occidentale, le travail a été toujours dévalorisé : le logos grec, prérogative des « eleutheros », ne pouvait se développer que grâce à l'économie esclavagiste fondée sur le labeur des « banausos ». Cette dévalorisation est entretenue jusque par Hannah Arendt. Le tournant moderne des Lumières, néanmoins, en introduisant la démesure, généralise et rend « scientifique » l'aliénation du travail, à savoir la privation du travailleur de son œuvre, dont l'importance psychanalytique est explorée. Sur le sujet de l'aliénation provoquée par le taylorisme, même Gramsci entretient un paradoxe et il vaudra mieux se référer à Simone Weil dans son : La Condition ouvrière. À l'objection que le taylorisme serait désormais dépassé, l'auteur répond qu'au contraire le productivisme n'a jamais été aussi puissant qu'avec le « lean management » ayant envahi l'ensemble de la société, et il fait appel notamment au concept d'« extorsion du consentement » du philosophe américain Michael Walzer, et à Günther Anders.
La postmodernité, surtout depuis la transformation du productivisme en consumérisme suite à la crise de 1929, provoque la confiscation de l'otium par le negotium, et une nouvelle aliénation par la dépendance libidinale à la marchandise fétichisée. Après une analyse du concept de loisir depuis l'antiquité, est démontré le passage du capitalisme répressif au capitalisme libidinal avec la rétrocession de jouissance, afin de créer une addiction à la consommation faisant appel aux pulsions et à leurs frustrations. Dans la désinhibition post-1968, on assiste à un « nouage inédit de l'égoïsme et de la grégarité » et enfin, par les technologies de l'information, à « l'insertion du travail dans le loisir ».
L'amour n'est pas exempté de cette métamorphose, dans laquelle il s'estompe au profit de l'érotisme et de la pornographie. Dans cette partie, le discours du philosophe est à mon avis le plus contestable, car il prend des tons presque homophobes, en utilisant de façon arbitraire un concept dû à Françoise Héritier : « l'inceste du second type ». Par une analogie hardie et non cautionnée par Héritier, Dufour introduit un troisième type d'inceste qu'il attribue à toute sexualité infertile, donc notamment homosexuelle et transsexuelle. Si le concept de phantasme est approfondi dans le contexte d'un certain filon psychanalytique (Miller) qui dénie la primauté ontologique de la nature (« Oublier la nature ») et donc du sexe au profit du « tout genre », s'il apparaît nécessaire de rétablir les fondements biologiques de la binarité mâle/femelle dans le cerveau limbique, si enfin les mécanismes addictifs (et mercantiles) de la pornographie sont opportunément rappelés, le discours presque homophobe se conclut de façon très inattendue par son inverse : sur la question d'actualité de la filiation des couples homoparentaux, Dufour défend la nécessité de la distinction (juridique) entre procréation et filiation, d'une manière presque identique à la préconisation d'Irène Théry en la matière, contenue dans son célèbre rapport parlementaire (qui n'est jamais cité) ! Nous sommes donc bel et bien d'accord, et il me semble assez inutile et grandement polémique d'avoir mobilisé le terme choquant d'inceste pour en arriver à une telle conclusion...
Cit. :
1. « Il s'agissait à l'origine de profiter du travail des esclaves pour être libre et penser, il s'est agi ensuite d'autre chose : non pas "penser plus pour être plus", mais simplement "avoir plus" (sans qu'il soit nécessaire pour autant de "penser plus", au contraire même) – ce qui s'est avéré possible en exploitant à outrance une énergie qui pouvait rapporter beaucoup plus qu'elle ne coûtait, la force de travail. Il s'est donc agi d'un détournement de projet. Dans ce détournement, ce qui était prohibé – la pléonexie de Platon ("avoir toujours plus") et la chrématistique d'Aristote (la passion de l'argent pour lui-même) – est devenu non seulement licite, mais recommandé. » (p. 65)
2. « L'homme est en effet un néotène, il naît prématuré, inachevé à la naissance. Et, comme il n'est pas finalisé pour occuper telle ou telle place dans le règne animal, il se retrouve privé de ces objets prescrits par le code. L'instinct de l'animal qui produit un besoin précis de ceci ou de cela s'est transformé chez l'homme en une pulsion aussi impérieuse qu'imprécise : l'homme est poussé, mais il ne sait pas vers quoi au juste. […] Or, ce désir, il faut le satisfaire dans les deux dimensions où il se manifeste : le désir qui le dirige vers des objets extérieurs et le désir qui revient sur le sujet lui-même. Ces deux désirs sont sujets à des satisfactions : globalement sexuelles ou libidinales pour les objets extérieurs, globalement narcissiques quand le désir revient sur le sujet. L’œuvre se situe justement à la jonction des deux. Elle est ce qui donne un provisoire objet adéquat à cet homme contraint de se donner des objets de remplacement pour vivre et pour donner un sens à sa vie. » (p. 70)
3. « […] Nous pouvons avoir affaire à des "extorsions de consentement" [Michael Walzer] lors de la distribution de biens grâce à des contraintes diverses résultant d'une domination dans une sphère déterminée, sans que cela procède de l'intervention de la force. […] Or, nous sommes, avec l'exigence d'un engagement personnel du travailleur dans les finalités de l'entreprise, aussi total que possible, avec cette mobilisation du "capital humain" qui doit se montrer volontaire, dans ces échanges faussés qui résultent en fait d'une contrainte réelle plus ou moins cachée qui pourrait se formuler ainsi : "Tu n'auras pas de travail (ou te ne garderas pas ton travail) si tu ne montres pas constamment que tu adhères pleinement aux objectifs de l'entreprise." » (pp. 122-123)
4. « Nous venons de relever trois facteurs relatifs au travail permettant à l'actuel capitalisme de suivre sa finalité sans fin, produire toujours plus : la domination de plus en plus forte de la vie sociale par des algorithmes commandant la production qui décident pour les individus, la division du travail de plus en plus poussée et la demande d'adhésion inconditionnelle des individus aux objectifs de l'entreprise. Il est remarquable que les conséquences de ce triple mouvement aient été entrevues il y a plus de cinquante ans déjà par l'un des plus grands penseurs de la technique du XXe siècle, Günther Anders. Anders notait, dans L'Obsolescence de l'homme, que l'homme devient de plus en plus "aveugle à la finalité" du capitalisme industriel. » (p. 154)
5. « La gauche vient en France de se rallier à la politique de baisse du coût du travail (c'est le "pacte de responsabilité" annoncé par F. Hollande début 2014) sans jamais évoquer la hausse du coût du capital. Le Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques […] a effectué […] une mesure de la rente financière indue – celle qui reste lorsqu'on a retranché des revenus financiers les coûts qui peuvent se justifier (risque entrepreneurial et coût d'administration). On obtient alors le coût ou plutôt le surcoût du capital. En 2011, il se montait en France, pour l'ensemble des sociétés non financières, à 94,7 milliards d'euros, ce qui donne un surcoût du capital compris entre 50 et 70% ! Cela signifie que les biens valant réellement 100 euros coûtent en pratique entre 150 et 170 euros par an aux entreprises du seul fait qu'elles doivent s'acquitter d'une rente prélevée par les financiers. A noter que ce surcoût n'était que 13,8% durant la période 1961-1981, c'est-à-dire avant la financiarisation à outrance de l'économie mondiale. » (note 1 p. 159)
6. « Les plus avisés d'entre ces capitalistes ont alors compris que ce qu'ils allaient perdre d'une main en rendant un peu de la jouissance confisquée, ils pouvaient largement le regagner de l'autre. Il suffisait, pour exploiter de manière industrielle le temps de loisir rétrocédé, d'inventer des activités marchandes qui l'occuperaient et l'investiraient. […] D'autant qu'ils avaient trouvé la condition indispensable pour que cela marche : que ces activités promettent de combler certaines appétences pulsionnelles autrefois réprimées au sein de ces populations. Et qu'elles tiennent, autant que faire se peut, leur promesse. La question du fétichisme de la marchandise, brillamment ouverte par Marx […], allait ainsi connaître de nouveaux et inédits développements, imprévisibles et en tout cas non prévus par ce dernier.
Du coup, l'otium a été envahi par le negotium. Et le loisir s'est trouvé saturé de marchandises, c'est-à-dire, pour l'essentiel, de leurres qu'il s'est agi de présenter comme répondant à des besoins impérieux, autrement dit à des pulsions qu'il n'y eut plus besoin de réprimer, mais au contraire d'exalter. Le capitalisme, de répressif qu'il était, devenait libidinal. » (pp. 196-197)
7. « L'heure ne semble donc plus au seul sujet freudien, ce névrosé qui obéissait à la loi, qui refoulait ses désirs et qui, lorsqu'il les assouvissait, avait un peu trop tendance à souffrir de culpabilité. La consommation généralisée mise en place sous l'égide d'un freudisme de marché appliqué à débusquer ces désirs cachés a finalement produit un sujet de moins en moins porté à la culpabilité à mesure même qu'il consommait et, donc, transgressait davantage. L'apparition de ce nouveau sujet (plus deleuzien que freudien) correspond au passage de la modernité à la postmodernité. Avec ce nouveau sujet, la transgression devient la norme. Les spin doctors comprirent alors très vite que jouer le jeu des identités floues (schizées, divisées, multiples, mouvantes, "trans") pouvait s'avérer décisif. Rien de mieux, en effet, qu'un univers de loisir intégralement investi par des marchandises en constant renouvellement pour promettre l'accès à ce nouveau monde nomade.
[…]
Cet avenir (celui de la mondialisation ultralibérale libérée des pouvoirs étatiques locaux) correspond aussi à un retour imaginaire à un état antérieur de l'humanité, au monde "bienheureux" d'avant la révolution néolithique qui avait vu la victoire de l'agriculteur-éleveur, soucieux de frontières et de pouvoir, sur le chasseur-cueilleur hédoniste, voyageant au gré des circonstances. Cet imaginaire porte avec lui une véritable révolution culturelle : il se présente comme une promesse de retour païen au paradis perdu du nomadisme et du polythéisme contre l’État, le monothéisme et la partition travail/loisir. Ce qui fait intégralement partie de l'utopie libérale d'aujourd'hui. » (pp. 203-205)
8. « […] Il faut agir pour la distinction de la procréation et la filiation, qu'il faut inscrire dans l'état civil des individus dès leur enfance, c'est-à-dire dans la loi. Cela pourrait donner aux enfants de ces couples [homosexuels] quelques repères (des re-pères, en l'occurrence, et même des re-mères) et leur éviter de sombrer dans certain délire ou de se penser, "l'âme languissante", comme une somme "d'artifices et d'impostures, c'est-à-dire rien d'authentique". » (p. 292)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]