Cette édition bilingue comprend, hormis quelques exceptions datées, des poèmes inclus dans le recueil intitulé : Barrack-Room Ballads (« Chansons de la chambrée ») et publié en 1892, lorsque Kipling avait 27 ans et était donc encore très éloigné de son militantisme politique tardif. Cependant, même les vers postérieurs donnent de l'auteur une image beaucoup moins caricaturale que celle que ses détracteurs ne livrent du chantre de l'impérialisme victorien, raciste et conservateur. Ici les poèmes réussissent à refléter les sentiments multiples et ambivalents des simples soldats des troupes coloniales britanniques. Le patriotisme est de mise, naturellement, surtout dans le premier poème, « Le drapeau anglais » (1891), mais aussi les frustrations du retour à la vie civile, exprimées par « Le troufion Tommy Atkins », la désertion, le deuil pour les camarades tombés au combat et celui de leurs veuves, la vie dans la caserne et les marches d'un campement à l'autre, les désirs sexuels réprimés et autres considérations « militaresques » sur la gent féminine, le respect pour l'ennemi qui se bat avec bravoure, le désœuvrement même, et surtout, encore et encore, l'appel de et l'admiration pour l'Orient, de Suez à Kaboul, de Mandalay en Birmanie à Simla, la ville symbole de l'Inde britannique. Il est évident que cette attraction représentait du vécu pour l'auteur, ce qui, sous sa plume précocement talentueuse, lui a permis d'éviter l'orientalisme. Kipling ose aussi des critiques politiques très sévères contre le gouvernement, en particulier dans « Mésopotamie » (1917).
Néanmoins, la fiction que le poète disparaisse sous les traits du troufion est rendue magnifiquement par la langue : un anglais à la fois oralisé par des distorsions phonétiques de l'orthographe (élision des H partout, des D et autres lettres finales, erreurs volontaires de conjugaison etc.), et par l'usage de tournures argotiques et surtout d'un jargon militaire qui est désormais assez opaque dans l'anglais standard. Pour cette raison, la traduction française en regard, et en particulier cette traduction par Dominique Petitfaux qui assume le choix de privilégier le sens sur le style, est une aide précieuse, même si ce choix se paie par un texte beaucoup plus lourd, artificiel et empâté que l'original – le contraire exact de l'oralité et surtout de la poésie.
Je réserve une note conclusive aux illustrations de ce livre, par le grand Hugo Pratt, le père de Corto Maltese. Les aquarelles de Pratt, qui illustrent presque chaque poème, sur une ou deux pages de grand format sur papier épais et rugueux, avec leurs couleurs chaudes et une extrême économie de traits, sont, à mon avis, au moins aussi attrayantes que les écrits. Elles s'en émancipent quelquefois, tout en offrant une compréhension complémentaire des paysages et des personnages. J'ai appris par la très bonne Introduction que le dessinateur a passé son enfance en Éthiopie, et son auteur, Franco Buffoni, émet l'hypothèse que : « dans la transposition esthétique de cette nouvelle série d'"illustrations" ; l'Afrique devient l'Inde et il n'est pas impossible que Corto Maltese, dont les traits sont durs et osseux, marqués par le soleil, mais tendres, comme assoiffés de douceur, se métamorphose en Tommy Atkins. Et elle se transforme dans la tradition sans avant ni après de l'aventurier de tout temps, capable d'évoluer tel un Candide voltairien ou un Don Juan byronien, multiforme mais solidement ancré au principe vital de l'aventure et de la découverte, dans une perpétuelle remise en question. » (p. 6).
Cit. :
« My girl said, 'Oh, stay with me !'
My mother 'eld me to 'er breast.
They've never written none, an' so
They must 'ave gone with all the rest -
With all the rest which I 'ave seen
An' found an' known an' met along.
I cannot say the things I feel,
And so I sing my evenin' song :
For to admire an' for to see,
For to be'old this world so wide -
It never done no good to me,
But I can't drop it if I tried ! » (p. 118)
« We took our chanst among the Kyber 'ills,
The Boers knocked us silly at a mile,
The Burmans give us Irriwaddy chills,
An' a Zulu impi dished us up in style :
But all we ever got from such as they
Was pop to what the Fuzzy made us swaller ;
We 'eld our bloomin' own, the papers say,
But man for man the Fuzzy knocked us 'oller. » (p. 122)
Dernier poème : « The Appeal »
« If I have given you delight
By aught that I have done,
Let me lie quiet in that night
Which shall be yours anon :
And for the little, little span
The dead are borne in mind,
Seek not to question other than
The books I have behind. » (p. 142)
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