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[Pourquoi êtes-vous pauvres ? | William-T Vollmann]
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Posté: Jeu 19 Déc 2019 18:38
MessageSujet du message: [Pourquoi êtes-vous pauvres ? | William-T Vollmann]
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La pauvreté, vous avez dit ?
Il est difficile, surtout si l'on n'a pas expérimenté soi-même la pauvreté, à l'instar d'un Orwell ou d'un Steinbeck, d'en parler. D'où la nécessité de déconstruire ce que l'on en entend dire et que l'on croit généralement. Voilà la prémisse majeure du livre. La prémisse mineure étant : côtoyer des individus d'aspect miséreux aux quatre coins du monde, et leur demander, contre rémunération, s'ils se considèrent pauvres, et si oui, pourquoi, est un moyen idoine pour remplacer les croyances déconstruites par des opinions valables.
J'anticipe – une fois n'est pas coutume – par mon opinion personnelle : je concorde avec la prémisse majeure, mais je rejette la prémisse mineure, ou au moins je la trouve insuffisante. Je suis perplexe face à la nature des rapports discursifs qui s'instaurent en tant qu'échange économique, mais surtout j'estime que, si l'oeuvre de déconstruction a été partiellement accomplie dans cet essai, le remplacement pour le mieux a été totalement inopérant, pour deux raisons : 1. par insuffisante capacité d'empathie du journaliste avec les interviewés – lui, le nanti, qui n'a cessé de se poser en antithèse avec eux, les pauvres, même s'ils refusent de se qualifier comme tels ; 2. par le refus de s'impliquer dans une démonstration, de s'alourdir d'un argumentaire à défendre, par une démarche – de sophiste au lieu d'être de maïeutique, dirait-on s'il s'agissait de philosophie grecque – qui, à force de doute et de tours autour du pot, finit par être rébarbative, bavarde, non concluante, et ne rendant même pas justice aux témoignages recueillis parfois au prix de gros efforts.
La première partie de l'ouvrage, « Définitions par les intéressés », a le mérite de déconstruire les définitions de la pauvreté des économistes, qui se fondent sur des données économiques uniquement, et sont donc contradictoires et essentiellement contestables. Elle déconstruit aussi la théorie imputée à Marx selon laquelle la cause de la pauvreté serait uniquement le résultat de l'exploitation ; elle le fait notamment sur la bases des nombreux témoignages de fatalisme, généralement dérivés des différentes traditions religieuses – notamment du karma bouddhiste, du destin musulman, du protestantisme, etc. Cette partie contient aussi les deux témoignages les plus complets et les plus longuement étudiés au cours du livre : celui de Sunee (et de Wan) en Thaïlande, et celui de Natalia et d'Oksana en Russie.
La deuxième partie du livre, « Phénomènes » est celle dans laquelle j'avais placé le plus d'espoir. Vollmann intitule ici chaque chapitre par l'une des caractéristiques qui, à première vue, définissent la pauvreté : l'invisibilité, la difformité, le rejet, la dépendance, la vulnérabilité, la douleur, l'indifférence et l'aliénation. Le problème est que les exemples sont si mal choisis, les témoignages si mal interprétés, que l'on finit par croire (ou par comprendre) que le but est de nier la pertinence de ces caractéristiques pour qualifier la pauvreté. Par ex., dans « l'invisibilité », il est très majoritairement question des femmes afghanes en burqa, et leur parole est tellement en désaccord avec les a priori du journaliste qu'il la disqualifie totalement, et que le lecteur, par ricochet, ne peut que se convaincre que l'auteur n'a vraiment rien compris, et que de toute manière la burqa n'a strictement rien à voir avec la pauvreté (ou peut-être si, dans la mesure où justement elle la dissimule jusqu'à rendre celle-ci « invisible » au lieu de la femme qui vêt la burqa). De même la « difformité » qui, comme beaucoup de malformations et autres pathologies, peut facilement être considérée comme absolument non corrélée avec le niveau de revenu. Je ne m'attarderai par sur chaque « phénomène », sauf sur « l'indifférence », qu'il faut comprendre non comme le fléau social dont le pauvre est victime mais comme son indifférence à sa propre condition, ce qui pose nécessairement de sérieux problèmes éthiques (cf. cit. infra), et enfin « l'aliénation » terme marxien qui, une fois refusée la définition venant de ce système politique, reste donc fatalement à définir...
Les parties suivantes m'ont paru encore plus floues. « Choix » regroupe un chapitre intitulé « Amortissement » qui contient l'idée intéressante que la pauvreté doit tenir compte de l'amortissement des ressources nécessaires à s'en soustraire, par ex. l'amortissement de la fertilité des terres suite à surexploitation : la pauvreté constituerait donc un choix, si tant est que l'on puisse choisir entre la pauvreté immédiate (pour cause de non culture des terres) et la pauvreté à terme (pour cause de surexploitation). Selon la même logique, le travail dans l'industrie pétrolière dans une région de Kazakhstan, avec la conséquente hypothèque sur le capital-santé des travailleurs, serait une question de choix, de même que le choix de confier sa vie aux mains criminelles des passeurs de migrants clandestins chinois, les inapprochables mafieux appelés « snakeheads » pour se rendre illégalement au Japon et s'y prostituer ou s'y livrer à d'autres activités délictueuses.
La partie intitulée « Espoirs », déconstruit l'idée que l'espoir de la réduction de la pauvreté passerait par la redistribution : « Plus d'aide, et mieux répartie » ; puis, le témoignage d'un coursier en paris clandestins des Philippines jette le doute sur les espoirs de celui-ci (si tant est qu'il se considère pauvre) ; ensuite sont rapportés pêle-mêle des récits de gens qui vivent sous les ponts du monde entier – sans qu'un espoir commun ne se dégage qui les rassemblerait – ; enfin sont rapportés de façon comparative deux cadres de vie qui comportent des « toilettes sales » (au Kenya et aux États-Unis), deux circonstances différentes de saletés, pas d'espoir de propreté...
La dernière partie s'intitule « Propriétaires ». J'y ai trouvé l'unique chapitre réellement intéressant – et relativement long : c'est celui où Vollmann parle des SDF qui squattent son parking à proximité de sa propre maison, et des rapports ambivalents qu'il entretient avec eux. Paradoxalement, dans ce chapitre presque conclusif, où il cessé de poser ses deux questions fétiches à des gens indiscutablement pauvres, on apprend beaucoup... surtout sur ses propres comportements à l'égard de la pauvreté, sans qu'il lui eût fallu voyager par monts et par vaux !

Une amie, il y a presque dix ans, avait écrit au sujet de ce livre qu'elle « s'était laissée penser qu'[elle] tenai[t] peut-être entre les mains l'avenir de la littérature (tout simplement) ». Je prends très au sérieux ce dithyrambe, eu égard au moment où il a été exprimé. Et je réponds aujourd'hui : heureusement que non, que la littérature ne s'est pas limitée à un bruit diffus et à un bullshit absolu où toutes les affirmations se valent, où elles peuvent être reformulées et renversées au fil des pages, où l'interprétation est superflue de même que la démonstration de thèses n'est plus nécessaire, parce que le seul but est de déconstruire des systèmes de pensée.
Ainsi, dans la cit. 3 (infra), aujourd'hui l'on ne pourra plus faire l'économie de l'hypothèse suivante : que l'enseignante en question trouve les questions du journaliste tout simplement incongrues, dans une situation où un riche Américain vient les poser contre quelques dollars et avec l'arrogance de penser que, s'il en avait envie – mais il ne l'a pas –, il pourrait, tel un moderne Prométhée, « libérer » son interlocuteur du malheur qui est le sien.


Cit. :


« Est-ce que "J'accepte la réalité dans laquelle je me découvre parce que je suis résigné au mauvais karma né de mon existence précédente" équivaut à "Je suis satisfait", ou cela équivaut-il plutôt à "Je me considère comme mauvais" ?
Peu importe lequel de ces choix est défendu, si je trouve normal qu'un pauvre accepte la responsabilité de sa pauvreté, soit parce que (très probablement) un tel réconfort est commode pour moi, soit parce que je respecte le droit de sa conscience à devenir ce que d'aucuns qualifieraient de fausse : devrais-je alors vivre hors de l'équivalence dostoïevskienne, et accepter ma propre responsabilité en tant que nanti à l'égard de la vie de […] toutes les vies miséreuses, auquel cas je deviens coupable de façon intrinsèque ? » (p. 48)

« J'en vins donc à me demander si l'une des caractéristiques de la pauvreté ne serait pas l'acceptation de la défaite. » (p. 88)

« Au Pakistan, je demandai à une enseignante dans le camp de réfugiés de Kachagari : Les talibans sont-ils un bien ou un mal ?
Nous sommes pauvres, répondit-elle. Nous ne pouvons pas dire s'ils sont un bien ou un mal.
Que signifiaient ces mots ? Voulait-elle dire que, en raison de sa pauvreté, elle, une enseignante, n'avait pas la capacité de former des jugements, ou n'avait pas une connaissance du vaste monde, ou n'avait pas le droit d'exprimer une opinion, ou aurait pris un risque en le faisant ? Disons simplement qu'elle était devenue indifférente. » (p. 152)

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