Quelle magnifique découverte que la pensée de Joseph Jacotot ! Tout enseignant, tout étudiant, mais aussi tout citoyen contemporain devrait absolument en prendre connaissance. L'histoire commence à la Restauration : Jacotot, jeune enseignant de rhétorique et officier d'artillerie dans les armées de la République s'exile aux Pays-Bas ; on lui offre un poste de professeur à demi-solde mais ses étudiants ne comprennent pas le français, pas plus qu'il ne parle le flamand. Cette année-là (1818), paraît à Bruxelles une édition bilingue du Télémaque de Fénelon ; il la leur remet et le prodige s'accomplit : les étudiants apprennent sa langue et s'avèrent capables de commenter et de discuter du livre, ils en écrivent de façon totalement correcte sans avoir reçu d'enseignement grammatical ou autre.
De là, commence la réflexion de Jacotot qui est d'abord pédagogique, sur le rôle de l'enseignant qui peut et doit être non pas un répétiteur, un « explicateur », mais un « émancipateur » pour l'élève :
« Il n'y a rien derrière la page écrite, pas de double fond qui nécessite le travail d'une intelligence autre, celle de l'explicateur ; pas de langue du maître, de langue de la langue dont les mots et les phrases aient pouvoir de dire la raison des mots et des phrases d'un texte. Les étudiants flamands en avaient administré la preuve : ils n'avaient à leur disposition pour parler de Télémaque que les mots de Télémaque. Il suffit donc des phrases de Fénelon pour comprendre les phrases de Fénelon et pour dire ce qu'on en a compris. Apprendre et comprendre sont deux manières d'exprimer le même acte de traduction. » (p. 20)
Mais la pédagogie se double d'une éthique de l'enseignement : lorsque l'enseignant n'est pas « émancipateur », lorsqu'il joue un jeu d'exercice de pouvoir vis-à-vis de l'intelligence de l'apprenant, il « l'abrutit », le rend dépendant, l'infériorise :
« Dans l'acte d'enseigner et d'apprendre il y a deux volontés et deux intelligences. On appellera "abrutissement" leur coïncidence. Dans la situation expérimentale créée par Jacotot, l'élève était lié à une volonté, celle de Jacotot, et à une intelligence, celle du livre, entièrement distinctes. On appellera "émancipation" la différence connue et maintenue des deux rapports, l'acte d'une intelligence qui n'obéit qu'à elle-même, lors même que la volonté obéit à une autre volonté. » (p. 26)
Voici un extrait qui, me semble-t-il, clarifie la démarche pédagogique de ce que Jacotot appellera « l'enseignement universel » :
« Le livre, c'est la fuite bloquée. On ne sait pas quelle route tracera l'élève. Mais on sait d'où il ne sortira pas – de l'exercice de sa liberté. On sait aussi que le maître n'aura pas le droit de se tenir ailleurs, seulement à la porte. L'élève doit tout voir par lui-même, comparer sans cesse et toujours répondre à la triple question : que vois-tu ? qu'en penses-tu ? qu'en fais-tu ? Et ainsi à l'infini.
Mais cet infini, ce n'est plus le secret du maître, c'est la marche de l'élève. Le livre, lui, est achevé. C'est un tout que l'élève tient dans la main, qu'il peut parcourir entièrement du regard. Il n'y a rien que le maître lui dérobe et rien qu'il puisse dérober au regard du maître. Le cercle bannit la tricherie. Et d'abord, cette grande tricherie de l'incapacité : "je ne peux pas, je ne comprends pas..." Il n'y a rien à comprendre. Tout est dans le livre. Il n'y a qu'à raconter – la forme de chaque signe, les aventures de chaque phrase, la leçon de chaque livre. » (pp. 41-42)
Il y a deux corollaires à cette démarche : le premier est que l'émancipateur peut être un « maître ignorant », il peut n'en savoir que autant que l'élève ; le second, bien plus fondamental, est que tous les hommes possèdent une égale intelligence – notamment le peuple qui possède un savoir lié aux métiers manuels, jouissant d'une égalité intellectuelle avec le « savant » :
« Ce qui abrutit le peuple, ce n'est pas le défaut d'instruction mais la croyance en l'infériorité de son intelligence. Et ce qui abrutit les "inférieurs" abrutit du même coup les "supérieurs". Car seul vérifie son intelligence celui qui parle à un semblable capable de vérifier l'égalité des deux intelligences. Or l'esprit supérieur se condamne à n'être point entendu des inférieurs. Il ne s'assure de son intelligence qu'à disqualifier ceux qui pourraient lui en renvoyer la reconnaissance. » (p. 68)
À une époque où, a minima on attribue une inégalité intellectuelle aux conditions sociales, mais plus souvent on recherche dans le darwinisme social la cause des inégalités, mais compte tenu aussi de la situation actuelle des inégalités, il me semble intéressant d'insister sur cette notion contre-intuitive d'égalité absolue de l'intelligence :
« Il est inutile de discuter si leur [des hommes du peuple] "moindre" intelligence est effet de nature ou de société : ils développent l'intelligence que les besoins et les circonstances de leur existence exigent d'eux. Là où cesse le besoin, l'intelligence se repose, à moins que quelque volonté plus forte se fasse entendre et dise : continue ; vois ce que tu as fait et ce que tu peux faire si tu appliques la même intelligence que tu as employée déjà, en portant à toute chose la même attention, en ne te laissant pas distraire de ta voie. » (p. 88)
« Bref, n'en déplaise aux génies, le mode le plus fréquent d'exercice de l'intelligence, c'est la répétition. Et la répétition ennuie. Le premier vice est de paresse. Il est plus aisé de s'absenter, de voir à demi, de dire ce qu'on ne voit pas, de dire ce qu'on croit voir. Ainsi se forment des phrases d'absence, des "donc" qui ne traduisent aucune aventure de l'esprit. "Je ne peux pas" est l'exemple de ces phrases d'absence. "Je ne peux pas" n'est le nom d'aucun fait. Rien ne se passe dans l'esprit qui corresponde à cette assertion. À proprement parler, elle ne "veut" rien dire. Ainsi la parole se remplit ou se vide selon que la volonté contraint ou relâche la démarche de l'intelligence. La signification est œuvre de volonté. C'est là le secret de l'enseignement universel. » (p. 95)
Dans ces citations, un débat d'une grande actualité en ce début du XIXe siècle apparaît en filigrane : les « révolutionnaires » à l'instar de Jacotot sont partisans de l'idée que « L'homme est une volonté servie par une intelligence », primauté de l'individu oblige, alors que les réactionnaires proclament que « L'homme est une intelligence (divine-royale) servie par des organes (ou des sujets) ».
Mais de ce pas, nous sommes entrés dans la sphère de la philosophie politique, et en particulier dans le débat sur l'égalité et l'inégalité politique – autant qu'intellectuelle. Dorénavant, la fonction émancipatrice ou abrutissante devra s'entendre aussi dans l'optique de la domination voire même de ce que Bourdieu désignera comme le « capital symbolique » :
« La leçon émancipatrice de l'artiste, opposée terme à terme à la leçon abrutissante du professeur, est celle-ci : chacun de nous est artiste dans la mesure où il effectue une double démarche ; il ne se contente pas d'être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d'expression ; il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. L'artiste a besoin de l'égalité comme l'explicateur a besoin de l'inégalité. » (p. 120)
Voici un très bel extrait sur « la passion de l'inégalité » :
« Ce n'est pas l'amour de la richesse ni d'aucun bien qui pervertit la volonté, c'est le besoin de penser sous le signe de l'inégalité. Hobbes là-dessus a fait un poème plus attentif que celui de Rousseau : le mal social ne vient pas du premier qui s'est avisé de dire : "Ceci est à moi" ; il vient du premier qui s'est avisé de dire : "Tu n'es pas mon égal." L'inégalité n'est la conséquence de rien, elle est une passion primitive ; ou, plus exactement, elle n'a pas d'autre cause que l'égalité. La passion inégalitaire est le vertige de l'égalité, la paresse devant la tâche infinie qu'elle exige, la peur devant ce qu'un être raisonnable se doit à lui-même. Il est plus aisé de se "comparer", d'établir l'échange social comme ce troc de la gloire et du mépris où chacun reçoit une supériorité en contrepartie de l'infériorité qu'il confesse. » (p. 134)
Les trois extraits suivants ont pour but de montrer pourquoi l'enseignement universel ne put avoir de fortune dans le contexte politique de l'époque, pourtant traversé par un ferment de recherches de « méthodes pédagogiques innovantes » :
« [...] l'enseignement universel n'est pas et ne peut pas être une méthode "sociale". Il ne peut pas se répandre dans et par les institutions de la société. Sans doute les émancipés sont-ils respectueux de l'ordre social. Ils savent qu'il est, en tout état de cause, moins mauvais que le désordre. Mais c'est tout ce qu'ils lui accordent, et aucune institution ne peut se satisfaire de ce minimum. Il ne suffit pas à l'inégalité d'être respectée, elle veut être crue et aimée. Elle veut être expliquée. Toute institution est une explication en acte de la société, une mise en scène de l'inégalité. Son principe est et sera toujours antithétique à celui d'une méthode fondée sur l'opinion de l'égalité et le refus des explications. » (pp. 173-174)
« […] le général La Fayette n'a qu'à répandre l'enseignement universel dans la garde nationale. Et Casimir Perier, ancien enthousiaste de la doctrine et futur Premier ministre, est maintenant en mesure d'[en] annoncer largement le bienfait. M. Barthe, ministre de l'Instruction publique de M. Laffitte, est venu de lui-même consulter Joseph Jacotot : que faut-il faire pour organiser l'instruction que le gouvernement doit au peuple et qu'il entend lui donner selon les meilleures méthodes ? "Rien", a répondu le fondateur, le gouvernement ne doit pas l'instruction au peuple pour la simple raison que l'on de doit pas aux gens ce qu'ils peuvent prendre par eux-mêmes. Or l'instruction est comme la liberté : cela ne se donne pas, cela se prend. » (pp. 176-177)
« Le Progrès, c'est la fiction pédagogique érigée en fiction de la société tout entière. Le cœur de la fiction pédagogique, c'est la représentation de l'inégalité comme "retard" : l'infériorité s'y laisse appréhender dans son innocence ; ni mensonge ni violence, elle n'est qu'un retard que l'on constate pour se mettre à même de le combler. Sans doute n'y arrive-t-on jamais : la nature elle-même y veille, il y aura toujours du retard, toujours de l'inégalité. » (pp. 197-198)
On comprend donc qu'il y a, à cet échec dû à la radicalité de la pensée, autant des raisons historiques – le mythe du progrès – que des raisons intemporelles – l'antinomie avec une société inégalitaire et hiérarchique. On aura noté aussi que la pensée politique de Jacotot n'est pas du tout insurrectionnelle : son « anarchisme » est à la fois plus « moderne » et plus radical : radicalement individualiste aussi, dans le refus de l'émancipé de cautionner tout système de pouvoir, tyrannique mais aussi représentatif.
Voici la conclusion de l'ouvrage :
« Le Fondateur, lui, était mort le 7 août 1840. Sur sa tombe, au Père-Lachaise, les disciples firent inscrire le credo de l'émancipation intellectuelle : Je crois que Dieu a créé l'âme humaine capable de s'instruire seule et sans maître. Ces choses-là décidément ne s'écrivent pas, même sur le marbre d'une tombe. Quelques mois plus tard, l'inscription était profanée.
[…]
Le Fondateur l'avait bien prédit : l'enseignement universel ne prendrait pas. Il avait ajouté, il est vrai, qu'il ne périrait pas. » (pp. 230-231 – excipit)
Dans cette note de lecture, délibérément, j'ai essayé de me tenir au plus près de l'esprit d'apprentissage de Jacotot : au plus près du texte de Jacques Rancière, sans la moindre prétention d'expliquer, convaincu de mon égalité intellectuelle avec les éventuels lecteurs de ces lignes mais aussi avec les deux auteurs : le philosophe contemporain et le philosophe-pédagogue qui fit sa découverte il y a deux siècles. Dans cet esprit, je me demande ce que ce dernier aurait pensé de notre monde actuel, dans lequel Internet a donné l'illusion – au moins pendant un certain temps – que l'on pourrait s'informer (sinon s'instruire) soi-même, où le pouvoir implique d'abord le contrôle de la vulgate et où la pensée critique est un enseignement méprisé voire réduit au silence, un monde enfin dans lequel les fake news, le bullshit (au sens de Sebastian Dieguez) et les théories du complot prolifèrent. Peut-être faudrait-il inverser le rapport entre émancipation intellectuelle et enseignement (de la pensée critique) aujourd'hui...
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