Un essai sociologique – auquel je m'attendais plus ou moins – aurait pu se cantonner à étudier le silence comme l'inverse du bruit, notion très importante et multiforme dans les théories de la communication. Dans ce cas, on aurait pu prévoir un discours nostalgique et apologétique du silence raréfié... Mais David Le Breton ne fait pas du tout cela, ou plutôt, il liquide cette question (et de façon problématisée) dans l'Introduction ; pour le reste, par une démarche presque philosophique et avec un style qui m'a souvent fait penser à du Gaston Bachelard, il s'attelle à examiner le plus grand nombre d'occurrences du silence, dans une telle variété de contextes que l'on peut se persuader qu'il s'est approché de l'exhaustivité.
Le premier contexte, le plus concret, est celui des « Silences de la conversation » (ch. 1). En partant de l'observation que les langues antiques possédaient deux verbes (en latin : « silere » et « tacere ») là où nous n'en avons qu'un, d'où une une certaine fluctuation conceptuelle moderne, l'auteur souligne que le discours est toujours une trame où parole et silence se tissent, il démontre le côté culturel du dosage du silence, mais aussi sa dissymétrie genrée, sa différente appréciation selon les fonctions communicatives et encore selon les cultures, et la spécificité des silences des enfants ; pour finir, il affronte la question du bavardage conçu comme une forme de ce que les linguistes qualifient de communication phatique (cf. cit. infra).
Le chap. 2, « Politiques du silence », dans lequel, de manière surprenante, les références sont pour la plupart littéraires, s'occupe des relations ambiguës entre silence et pouvoir : à la limite, il s'agit de l'intimation de se taire ou de parler. Dans ce contexte, les significations du silence sont également multiples : contrôle de soi, opposition, réduction au silence, rupture du silence, acquiescement, indifférence, mutisme – en particulier chez les enfants des migrants (réf. à l'excellent essai de Zerdalia Dahoum) –, indicible (réf. à Primo Levi).
Le chap. 3, « Les disciplines du silence », constitue une sorte d'appendice du précédent, lorsque le pouvoir est auto-imposé ; ainsi, le sujet principal est le secret, avec ses divers motifs, ainsi que « les ruses de l'inconscient », et donc, symétriquement, le travail de la psychanalyse qui consiste à tenter de des déjouer ; le chapitre se termine par « le silence des institutions » - qui aurait pu aussi trouver sa place au chap. 2.
Chap. 4, « Manifestations du silence » : ou comment les silences sont porteurs de sens et, par conséquent, ont des effets psychologiques opposés, tantôt angoissants, tantôt réconfortants. Silence du recueillement, de l'angoisse, conjuration contre le silence, silence de mort, silence de l'interprétation de l'univers. Ensuite, inversement, les significations du bruit sont examinés : bruits d'enfance, bruits du quotidien, bruits environnants.
Un très long chap. 5, parfois un peu répétitif, est consacré à : « Les spiritualités du silence ». La plus grande partie traite du christianisme, surtout dans ses déclinaisons monastiques orientales et occidentales, ordre par ordre, dans la théologie, ainsi que dans les expériences mystiques. Mais les mysticismes islamique, judaïque, bouddhique, hindou et même « profane » (réf. à Bataille) sont également effleurés.
Enfin, le chap. 6 s'intitule : « Le silence et la mort ». S'y mêlent deux genres de silence : celui qui, dans de nombreuses cultures, entoure le deuil et/ou la fin de vie, et celui, éternel, que la mort inflige à sa victime, y compris, avec une emphase particulière, lorsque le « moribond » est un patient atteint du sida (la première éd. de cet essai remonte à 1997) : en effet, dès lors qu'un patient découvrait sa séropositivité, à l'époque, il s'infligeait un silence et une mutilation sur de nombreux aspects de sa vie, au point de se sentir (et d'être effectivement relégué) à l'antichambre du trépas.
Cit. :
« Le bavardage est une forme courante de la communication phatique, il suscite le plaisir du contact sans engager outre mesure et remplit une fonction anthropologique de confirmation de soi et de l'autre, de renforcement du lien social. Paroles superflues sans doute, mais dont l'absence ôterait à la qualité de la relation en réduisant le langage à un pur instrument utilitaire. » (p. 70)
« Tout système hiérarchique implique une canalisation de la parole, une manipulation du silence qui se donne comme une zone stratégique de repli, et, simultanément, pour ceux qui le subissent, comme une réserve dangereuse de menace. Si le subalterne est souvent réduit au silence devant son supérieur, ce dernier n'use pas nécessairement du privilège de la parole que lui confère son statut car il n'ignore pas les avantages psychologiques de la distance, et donc du bon usage politique de sa parole. » (pp. 83-84)
« Le silence [du psychotique] est une protection efficace qui ne révèle rien de soi, et l'enveloppe d'un voile par lequel il cherche à se rendre invisible, inaudible, à passer entre les mailles d'un réel qui l'effraie. Protection aussi contre soi, un soi déjà entamé par l'intrusion originelle des autres, et qui conduit également à repousser le langage. » (p. 113)
« L'histoire de la psychanalyse est comme la longue conquête d'un silence venant bouleverser le régime antérieur de la parole de la psychiatrie, et plus largement son rapport à la souffrance. Le recours au silence rend le thérapeute plus disponible à l'écoute de la parole d'un patient suivant les méandres de son cheminement au fil de l'inconscient. » (p. 135)
« Le droit au confort acoustique (la préservation d'une part de silence) est devenu un domaine sensible de la sociabilité, une valeur unanime en réponse à l'augmentation ambiante du bruit. Le silence a été enrôlé peu à peu au fil des dernières décennies […] comme une référence commerciale de poids […]. Les entreprises ou les agences publicitaires ont elles aussi perçu la valorisation nécessaire du silence dans la vie quotidienne traquée par le bruit. […] L'argument est un recours efficace du marketing. » (p. 185)
Excipit :
« Maintenant commence la vigilance devant les ambiguïtés toujours possibles du silence, le sentiment que pour avoir le bonheur de se taire, ou jouir de la tranquillité d'un lieu, il ne faut pas être réduit au silence. Si la parole n'est pas libre, le silence ne l'est pas davantage. La jouissance du monde découle de la possibilité de toujours choisir. Mais le silence a toujours le dernier mot. »
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