Voici un témoignage qui garde sa valeur, bien qu'il soit désormais daté (1998), parce qu'il est né de circonstances exceptionnelles : Yves Le Roux était un homme d'une grande culture littéraire, ex-enseignant de lycée, ex-traducteur de l'allemand, ex-diplômé en arts dramatiques ; âgé de 50 ans lorsqu'il a entrepris d'écrire ces Mémoires à quatre mains avec Danie Lederman, à qui il dictait ses propos qui, à l'évidence, furent très peu modifiés, il était SDF depuis sept ans, mais il avait repris espoir de pouvoir se sortir de sa condition. Partiellement sevré de son alcoolisme, animé par un regain d'appétence pour la vie sous forme de résurrection de ses envies et intérêts culturels, fort de son désir de renouer des relations avec sa fille Florence, Le Roux affiche ici un certain optimisme et une confiance renouvelée en son avenir (cf. excipit infra.). Par des sources extra-textuelles nous savons que cet optimisme s'est hélas avéré infondé : une rencontre eut effectivement lieu avec Florence qui le déçut ; son état de santé se dégrada et il mourut peu après la parution du livre, sans que les droits d'auteurs aient pu le sortir de la rue, ou à peine.
Le mérite de sa parole, outre la fine élégance légèrement surannée d'un style qui garde pourtant les traces de l'oralité, réside dans le fait de ne jamais se complaire dans le victimisme, de ne déverser aucune animosité contre autrui ni contre « le système », et surtout de considérer ses compagnons « zonards » comme des proches dont il partageait le quotidien plutôt que comme des individus dont se démarquer. S'il ne met jamais en doute que la raison de sa chute ait été d'avoir été abandonné sans explication par le grand amour de sa vie, Élise, à qui il semble ne plus en vouloir non plus, il n'occulte pas les traits profonds de sa personnalité qui l'ont poussé dans le gouffre : l'inconstance dans les rapports personnels, l'impulsivité, l'indocilité à la contrainte, l'instabilité professionnelle, instabilité affective d'abord, héritée sans doute depuis l'enfance. Après tout, pour Élise retrouvée 8 ans après une première rencontre amoureuse, il avait lui-même abandonné son épouse et ses enfants. Professionnellement aussi, son abandon précipité et évitable de l'Éducation nationale se produisit en 1967 suite à une critique de la part de son proviseur qui n'aurait sans doute pas eu lieu ou pas entraîné de conséquence à peine un an plus tard...
Au gré de chapitres, qui représentent très probablement chacun le résultat d'une session de travail commun, sans doute induite par une question posée par Lederman mais dont le texte ne garde pas la marque, Le Roux converse et alterne des réminiscences sur son passé à des considérations sur la vie sans domicile, y compris par l'évocation de compagnons nommément cités ; il se livre enfin à des réflexions sur les politiques publiques qu'il souhaitait voir appliquées contre la précarité de la vie sans domicile. Il est intéressant, à ce propos, de constater que si la situation que nous connaissons aujourd'hui, vingt ans après ses paroles, s'est tellement aggravée au point de rendre celles-ci en partie caduques, c'est peut-être parce que ce sont des politiques exactement inverses à celles qu'il préconisait qui ont été mises en œuvre depuis : en particulier concernant l'importance relative des pouvoirs publics vis-à-vis du monde associatif et la jonction de l'aide au logement avec une réinsertion professionnelle progressive, sur un nombre d'heures hebdomadaires adapté (à partir d'une heure par jour, et de manière croissante).
Cit. :
« La rue... leur univers. Les zonards par vocation et les zonards circonstanciels. Les premiers existent depuis toujours, même en période de plein-emploi et de logement social aisément accessible. Un peu comme dans Tortilla Flat de Steinbeck, où deux personnages éternisent leurs malheurs. […] Les zonards circonstanciels, eux, ont été acculés à la zone par les conditions extérieures, après des années et des années de vie ordinaire. Progressive ou brutale, leur chute raconte presque toujours la même histoire. Neuf fois sur dix, la désescalade s'explique par un choc affectif ou la perte d'emploi, ou les deux. » (pp. 42-43)
« La zone m'a appris que chacun nourrit une petite flamme. Souvent proche de l'extinction, l'étincelle devient un feu d'artifice. L'être le plus fruste possède en lui une parcelle de beau et de pur, un souvenir ou l'expression d'un sentiment. Savoir apprendre de lui, reconnaître la perle qu'il détient. Chez "l'Indien", la perle, c'était l'amour porté à son enfant.
Mon enfance n'a rien de particulièrement malheureux. Simplement, aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai le sentiment de n'avoir pas trouvé ma place. Sentiment né d'une enfance éclatée ? » (pp. 54-55)
« Le sentiment de non-intégration engendre une très grande frustration. Un minimum d'intégration, cela signifie un minimum de reconnaissance. Sans intégration et sans reconnaissance, on n'est rien. Je me sens "rien" en permanence. Je le perçois douloureusement quand des inconnus me tutoient. » (pp. 164-165)
Excipit du texte d'Yves Le Roux – qui précède la fin du livre :
« Beaucoup de difficultés m'attendent mais j'en viendrai à bout. Je suis à peu près en bonne santé et mon cerveau fonctionne. Je vais essayer d'apprendre à faire fi de ma pudeur, à frapper aux portes et à accepter de l'aide.
Si je m'en sors, quel regard aurai-je alors pour tous ceux qui sont restés dans la rue ? C'est Baudelaire et quelques mots de lui qui me viennent à l'esprit : "Je suis assis à une terrasse et je les vois passer. Que m'importe où vont ces consciences." » (p. 237)
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