Le paratexte de ce court essai promet la réflexion suivante : « les interrogations produites par les mouvements LGBTI » ont produit, depuis les années 1990, une multiplication des formes non seulement d'homosexualité (et transsexualité, etc. etc.) mais aussi une pluralité d'hétérosexualités nouvelles, dont une liste apparaît d'ailleurs en guise de sous-titre sur la couverture même : « hétéroqueers, candaulisme, polyamour, libertinage, exhibe, asexualité, pansexualité, hétéronorme, BDSM, non-genre, bi-genre, cis-genre, bisexualités, travestis, aromantisme ». Je me suis senti justifié à m'attendre d'un sociologue universitaire l'éclaircissement de ces termes, et en général une posture de neutralité scientifique – non de militantisme – et de formalisation-analyse des ensembles de concepts proches, toujours problématiques, de sexe/genre/sexualité et d'identités sexuelles/identités de genre/dispositions sexuelles/orientations sexuelles. Au lieu de cela, j'ai trouvé dans ces pages une grande confusion, un certain anti-moralisme (qui est toujours un jugement de valeur), voire par moments un dogmatisme prescriptif dans la sommation à avancer dans la « révolution de genre que nous sommes en train de vivre » (p. 188).
Les confusions. Il faudrait tôt ou tard ouvrir un dictionnaire et relever que le champ sémantique du « normal » possède dans notre langue au moins trois significations qu'il est bon de distinguer : 1) l'ordinaire ; 2) le plus fréquent en termes statistiques ; 3) le résultat d'une norme, d'un pouvoir normatif. Ainsi, « hétéronorme », la norme hétérosexuelle, peut ne pas être toujours synonyme d'une affreuse domination masculine, d'un carcan binaire, d'une discrimination ou persécution homophobe dont il convient de se débarrasser...
L'auteur se revendique expressément d'une analyse queer « qui dépasse les seules assignations sexuelles » (p. 18). Très bien. Jugeons toutefois des présupposés qu'implique cette analyse :
« L'analyse queer est une perspective sociologique et politique. Dans cette approche, la matrice hétéronormative est un dispositif de contrôle social des hommes et des femmes pour leur assigner des places conformes à l'ordre de genre, qui intègre domination et violence masculines, conformité des corps à la division stricte en deux sexes dits "naturels", fétichisation et mise en scène érotique de la différence des sexes, enfermement conjugal dans les deux sous prétexte d'amour, et stigmatisation des sexualités non hétéronormatives. » (p. 17)
Autre postulat difficile à accepter, malgré deux références : « Les dominants [Nicole-Claude Mathieu (1985)] connaissent la machinerie de la domination, partagent des secrets entre eux pour maintenir la domination et occulter les mécanismes de pouvoir [… Maurice Godelier (1982)]. Mais les dominants n'ont que peu de conscience des effets de cette domination. La domination crée une asymétrie des positions et des connaissances. » (p. 23).
En joignant les deux : les hétéronormatifs, hétérosexuels, cis-genre, monogames, et autres adeptes du « couple traditionnel » seraient incapables jusque de la prise de conscience de la domination qu'ils infligent...
Et d'ailleurs, ils ne seraient pas les seuls. Dans un paragraphe intitulé : « L'hétéronorme des LGBTQI » (p. 94 et ss.), où l'on apprend que « Ce sont les queers qui aujourd'hui ont repris le flambeau de la lutte contre les dominations hétéronormatives » (p. 95), ainsi qu'en conclusion de celui qui porte le titre : « Qui sont ces nouveaux et nouvelles venues dans l'incertitude de genre ? », on parvient à l'apparent paradoxe suivant – qui, dans toute autre perspective d'analyse, ne serait aucunement étonnant :
« Observons le cocasse de la nouvelle situation des sexualités : ceux, celles et les autres qui se vivaient comme le socle du système de genre et de sexualités constituent aujourd'hui les marges de ce même système de genre quand les LGBTQI réclament les structures sociales (couple, PMA...) héritées de l'hétéronorme. » (p. 179)
Mais il y a pis. Si, dans la foulée de Judith Butler et de ses disciples, l'explication de la sexualité et du genre consiste à multiplier au libitum les catégories – pourvu de sortir du binaire – et à accepter comme principe explicatif les auto-définitions d'identité de chacun – pourvu de sortir de l'assignation –, nous tombons dans les confusions suivantes : confusions entre sexe/genre/sexualité ; une difficulté à associer une certaine permanence ou stabilité à la notion d'identité – d'où le « genre fluide » ; enfin un évident arbitraire à distinguer entre « identités sexuelles » (trans, intersexes, travesti-e-s, virtuel et réel numérique, les bisexualités, l'asexualité, la pansexualité, l'aromantisme, les queers, le BDSM...), « identités de genre » (cis-genre, bi-genre, non-genre, genre fluide, travesti, hétéroqueer...), et les « dispositions sexuelles » (échangisme, libertinage, coming out libertin, candaulisme, polyamour, anarchie relationnelle, BDSM, dispositions sexuelles à travers le nombre de partenaires, exhibitionnisme). Cette tripartition, qui dans un ordre différent, se reflète dans les ch. 2, 3 et 4 du livre, montre ses limites puisque les contenus effectivement traités ne se recoupent pas exactement dans les trois listes ; peut-être veut-on juste éviter d'invoquer la catégorie « pratiques sexuelles », qui ouvrirait éventuellement la question de leurs régularité et diffusion, voire d'autres questions sociologiques transversales...
En fin de compte, entre a-priori militants, moralisme antimoraliste, manque de clarté des concepts et conséquents défauts dans la structure de l'exposé, il reste ce que l'on apprend de ces « nouvelles hétérosexualités », par une méthode d'enquête de terrain très peu exposée : mais là aussi, je reste sur ma faim, car je n'apprends guère davantage que l'existence de ces « pratiques », sans aucune problématisation sociologique. Pour moi, la « révolution de genre » ne viendra donc assurément pas de là, et ce n'est pas l'écriture inclusive, ni le refrain : « les hommes, les femmes et les autres » qui m'y conduiront...
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