[Godin, inventeur de l'économie sociale | Jean-François Draperi]
Jean-Baptise André Godin (1817-1888) est connu dans la littérature marxiste, hautaine et minorante, comme un socialiste utopiste (pré-scientifique) disciple de Fourier, ou bien, par les chanceux qui l'ont visitée, comme le fondateur du Familistère de Guise (Oise), une entreprise sociale et industrielle (dédiée à la production de poêles et cuisinières en fonte – la célèbre marque existe toujours) qui a fonctionné de façon auto-gérée et alternative au capitalisme pendant quasiment cent ans (1870-1968), dont quatre-vingts après son décès. Cet ouvrage a pour objet de rendre sa place à la pensée et aux réalisations de cet éminent socialiste non-violent adepte de la mutualité, de la coopération et de l'association. Il est mis en relation avec Fourier qu'il dépassa dans la création de sa cité idéale, avec Charles Gide qu'il précéda dans les fondations théoriques de « l'économie sociale », avec Marx qui, quant à scientificité, ne put se prévaloir de son empirisme, de ses expérimentations, ni même de sa connaissance intime du prolétariat, enfin avec Taylor et le taylorisme, sur le plan de l'innovation dans l'organisation du travail, afin d'en révéler la modernité et l'utilité contemporaine.
Le Familistère, ce fut d'abord une tentative d'élévation de la condition ouvrière par l'habitat et par l'éducation (instruction générale et éducation morale et civique). Sur le plan architectural, on peut encore s'émerveiller devant le « Palais Social », son confort pour l'époque et sa conformité à l'hygiénisme, sa conception destinée à briser l'isolement, l'individualisme, les atteintes à la santé et à la dignité des ouvriers, ainsi qu'en admirer les institutions annexes : pouponnière, écoles, piscine, buanderie, théâtre (en lieu et place de l'église...), jardins. Le logement, réalisation du concept d'« accès aux équivalents de la richesse », était conçu comme moyen de structurer la micro-société familistérienne de manière solidaire et riche en activités récréatives collectives en-dehors de l'usine. Deuxièmement, le Familistère fonda le lien social sur la mutualité, bien avant la Sécurité sociale (1945), mettant ses adhérents à l'abri de la crainte de l'accident, de la maladie, de la vieillesse ; les ressources de cette protection sociale provinrent de la coopération de consommation et de l'épargne ainsi dégagée. Troisièmement, il se structura sur l'émancipation et la responsabilisation des salariés dans l'organisation de l'entreprise industrielle, dont la propriété leur fut entièrement dévolue par le fondateur, à titre non pas philanthropique mais de rémunération du travail (redistribution des bénéfices), du capital (dividendes et retraites), et du talent (rémunération de la participation à l'activité organisationnelle, aux « groupes d'étude », etc.), en fonction de l'engagement volontaire et sur la base de la cooptation par voie hiérarchique. À noter donc que le capital n'est pas supprimé ni ses propriétaires n'en sont spoliés, mais qu'une répartition des bénéfices productifs entre travail et capital est repensée de façon équitable, que le rachat du capital par les salariés s'opère selon des règles acceptées par tous et enfin que les décisions industrielles, coopératives, locatives et mutualistes, ainsi que l'innovation comportent la prééminence du facteur travail. Le Familistère n'était cependant pas fondé sur un principe égalitaire, mais au contraire sur une méritocratie stricte et hiérarchique liée aux compétences gestionnaires et associatives, de même que la démocratie était soumise à une certaine expérimentation et à des réserves. Par contre, la paix sociale, la parité entre les genres, l'amélioration de soi et un certain esprit kantien dans les relations à autrui comptaient parmi les principes fondamentaux. Si les familistériens, d'après leurs témoignages unanimes, ont été heureux d'y travailler et d'y habiter, l'accession aux responsabilités a souvent posé problème, et ce qui semble avoir été fatal à l'expérience – l'année de sa fin ressemble a une cruelle ironie de l'Histoire – c'est « la tertiarisation [multiplication des employés et directeurs par rapport aux ouvriers] qui pèse sur la rentabilité, oriente également la gestion : elle contribue à écarter les ouvriers du conseil de gérance. » (p. 59). Douloureux et paradoxal éloignement de l'esprit des statuts, des efforts du fondateur, de l'air du temps... mais tout cela aura quand même duré plus longtemps que l'Union Soviétique, sans une seule goutte de sang versé : que l'on n'aille donc pas l'appeler une « utopie » !
Le livre est un hommage vibrant, presque une apologie de cette aventure socialiste. Un usage abondant et judicieux des citations de Godin, ainsi que des autres auteurs rend la lecture claire et abordable, même sans une connaissance préalable approfondie des mouvements mutualiste, coopératif, associatif du XIXe siècle. La mise en contexte de Godin par rapport aux philosophes politiques sus-cités est extrêmement utile, après le premier ch. : « Le Familistère de Guise et son fondateur » ; elle souligne la grandeur du penseur au-delà même de dresseur un bilan de sa réalisation historique. Peut-être peut-on regretter que la conclusion sur l'actualité de cette pensée ne soit pas développée davantage.
Cit. :
« […] Godin croit que la démocratie ne peut fonctionner que si elle est conquise et fortement institutionnalisée. La perspective éducative est plus importante pour lui que la perspective organisationnelle. Ce n'est pas la démocratie qu'il faut établir, c'est l'éducation des hommes qu'il faut promouvoir. […] La coopération est préférée comme outil organisationnel. On note que cette hiérarchie [dans la répartition du pouvoir au sein de l'entreprise] définit un cursus coopératif dans lequel on avance : auxiliaire, participant, sociétaire, associé, membre du conseil, administrateur gérant, intéressé ; avec la possibilité d'arrêter à chaque niveau selon sa volonté et son investissement. » (pp. 52-53)
« La seule voie que propose Marx est le "vague sentiment de nécessité de briser l'omnipotence du capital". Godin considère que la proposition de suppression du capital constitue une faiblesse scientifique car elle est fondée sur une réaction sentimentale à l'exploitation du travail. Il faut dépasser ce sentiment par l'étude concrète, une meilleure connaissance de la complexité de l'homme, et par des propositions d'organisation nouvelles. En effet, il faut souligner que la critique de Godin ne postule aucunement une nature bonne ou mauvaise ni de l'homme, ni d'une classe. Pas de classe maudite ni de classe élue, pas de destinée historique : ce sont les institutions qui ont la capacité de rendre les hommes égoïstes ou épris de justice. C'est donc cette voie qu'il faut chercher pour réduire le rôle du capital […] » (pp. 137-138)
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