Cet essai, très richement et précisément documenté, se penche sur la problématique – matérialiste à sa façon – du rôle des drogues dans l'histoire du IIIe Reich, selon trois pistes d'analyse convergentes – ce qui constitue une démarche originale, à mon avis : la propension à la toxicomanie de la société allemande tout entière avant et pendant le nazisme, l'usage des drogues par la Wehrmacht, et les propres addictions de Hitler, secondé ou incité par son médecin personnel, le Dr. Theodor Morell, dont le matériau d'archives, particulièrement abscons mais abondant, constitue la partie la plus importante de la recherche. La thèse ici démontrée est qu'une certaine toxicomanie n'est pas un épiphénomène mais au contraire quelque chose de profondément complémentaire et consubstantiel avec le nazisme, nécessaire à sa compréhension à l'instar de ses éléments idéologiques ; cependant, elle ne peut être prise ni pour un facteur explicatif unique, ni pour un argument à décharge des responsabilités des uns et des autres, en particulier de Hitler, qui garda son libre-arbitre et son jugement jusqu'au dernier instant de sa vie, malgré des souffrances physiques énormément accrues par le sevrage forcé de stupéfiants qui ne pouvaient plus être produits et livrés an 1945.
Dans la première partie, « Pervitine : l'amphèt' nationale », l'on apprend l'étonnante diffusion des drogues – la sémantique même du terme ne possédait aucune des connotations négatives d'aujourd'hui – dans l'Allemagne d'après 1918. Mais ce qui a longtemps fourvoyé les historiens, ç'a été la véritable guerre idéologique du nazisme contre cette vétéro-toxicomanie : la politique anti-drogue nazie était en tout traits semblable (et associée) à la politique antisémite, et les morphinomanes furent parmi les pionniers des camps de concentration. Mais ce peuple massivement drogué trouva une nouvelle substance, synthétique, de production nationale, dopante, particulièrement adaptée à l'idéologie et aux contraintes productivistes du nazisme : la pervitine. Molécule miracle diffusée presque autant que sa contemporaine, l'aspirine, elle se trouvait jusque dans les pralines de chocolat.
La deuxième partie, « Blitzkrieg meth (1939-1941) », apparaît comme une suite logique de cette profusion, en milieu militaire ; néanmoins, à la lumière de témoignages de soldats, tels les lettres du front du jeune Heinrich Böll, l'éblouissante stratégie de la Blitzkrieg, notamment dans la bataille de Flandre et la déroute française, paraît beaucoup plus claire une fois que l'on a compris comment les troupes motorisées pouvaient avancer sans l'arrêt du sommeil et sans les inhibitions de la prudence élémentaire et de la peur...
La troisième partie, « High Hitler – le médecin du Patient A », la plus longue et minutieuse, parfois excessivement, retrace une à une les étapes de cette méphistophélique symbiose entre le Dr. Morell, opportuniste obèse, avide, orgueilleux et passablement poltron, et son Patient A, qui finit par devenir son unique client et celui qui ne peut absolument plus se passer de ses seringues. Il y a eu chez moi lecteur une curiosité morbide à tenter de déceler les mécanismes de la domination – réciproque ou progressivement inversée ? - entre ces deux personnalités infâmes. La chute aux abîmes de Hitler, qui est représentée de manière impressionnante par sa photo de profil reproduite à la p. 197 (ill. 21 « L'abstinent devenu junkie », source Laif.), est également beaucoup plus compréhensible, une fois venu à connaissance du cocktail de psychotropes et autres substances euphorisantes auquel il était accoutumé.
Enfin la quatrième partie, « Dernières débauches : Blut und Drogen (1944-1945) », considère cette dernière étape de la guerre sous l'angle de la recherche désespérée et frénétique d'une « drogue miracle », en guise d'arme secrète, espoir ultime en un renversement de la débâcle. Cette recherche se loge à l'enseigne du pathétique : expérimentations insuffisantes ou pseudo-expériences menées sur des cobayes humains dans les camps de concentration, productions chimiques et ravitaillements entravés par les bombardements, psychologie collective d'un peuple en état de manque ou de bad trip : à tous les niveaux, civils et militaires, y compris celui de Hitler et de ses plus proches collaborateurs, tous se trouvent en situation d'impasse pharmaceutique. Ainsi certains seront appréhendés et « pris en charge » par les Alliés...
Une lecture fort instructive qui fournit une vision d'ensemble cohérente et originale, malgré certaines longueurs.
Cit.
« Grisé par les drogues, le Führer semble être parfaitement lui-même : voici le véritable Hitler tel qu'il était déjà auparavant. Ses idées, ses plans, l'extrême importance qu'il accorde à sa personne ainsi que le mépris de ses adversaires : tout ceci était déjà contenu dans le programmatique Mein Kampf de 1925. Son addiction aux opioïdes n'a fait que cimenter une rigidité préexistante, renforcer sa tendance à déléguer la violence plutôt qu'à l'exercer soi-même et a contribué à ce qu'il n'ait même jamais pensé à infléchir sa conduite durant la phase finale de la guerre et du génocide juif. […]
Un cas classique d'actio libera in causa diraient les juristes : quelle que soit la quantité de drogue prise pour être encore en mesure de perpétrer ses crimes, cela n'atténue en rien sa monstrueuse culpabilité. » (p. 206)
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