« […] Peu d'idées sont autant galvaudées que celle de réalité. Des hommes politiques, des chefs d'entreprise, des économistes, des intellectuels, des romanciers la brandissent comme un argument terroriste, définitif, censé couper court – à peu de frais – à toute discussion. Mais ne faudrait-il pas examiner de plus près ce que recouvrent ces invocations ? Après tout, la question est sérieuse : la réalité serait-elle inéluctablement dans le camp des réactionnaires ? » (p. 12)
À cette question cruciale, hélas, réponse n'est pas fournie. Ou alors, elle est suggérée entre les lignes, en montrant que la « réalité » à laquelle nous sommes exposés n'est pas saisie et restituée mais construite de toutes pièces, imposture !, par le pouvoir à l'usage du salarié-consommateur-spectateur, de l'individu – pas de la personne – dûment intégré dans la masse. Au lieu d'y répondre, l'essayiste s'attelle à deux tâches complémentaires sans doute plus ambitieuses, mais jamais énoncées explicitement : tenter de déconstruire (l'impératif de) la réalité dans le plus grand nombre de domaines où il/elle se manifeste, et par là même revaloriser, dans ces domaines, l'approche contraire, qui n'est pas le rêve mais la rêverie, en d'autres termes l'approche possible du rêveur, que l'on se gardera de qualifier de « doux ».
Le champs est vaste : du monde du travail à la physique quantique, de la littérature (Madame Bovary vs. Belle du Seigneur et jusqu'au Grand-imposteur du réalisme contemporain : Michel Houellebecq) à la société du spectacle, du militantisme à la solitude, de la nature au « fantasme d'autarcie érotique » [cf. ma « supercherie de l'autosuffisance affective »], du centralisme à la consommation, et j'omets sans doute quelques autres domaines, victimes eux aussi de la construction pernicieuse d'une certaine « réalité »...
Les rêveurs donc, capables de corroborer une autre vision, critique et salutaire, du monde : qui sont-ils ? Mona Chollet excelle ici dans une méthode hétérodoxe et transgressive en diable, à laquelle j'adhère absolument, qui consiste à convoquer tour à tour la littérature et l'actualité, Italo Calvino et Robert Walser et le magazine « Elle » et le catalogue « Good Goods », Gaston Bachelard le philosophe et Bernard d'Espagnat le physicien, des penseurs politiques comme Jean Baudrillard, Jean Sur, Michel Foucault et un poète comme Mahmoud Darwich, des anciens, comme Montaigne et Descartes et des contemporains comme Annie Le Brun, et puis Flaubert, Flaubert si souvent... Ces sauts révélateurs de concordances inattendues – et naturellement de goûts variés et éclectiques – sont toujours stimulants, mais au prix d'une évolution débridée des propos, sans l'aide au pauvre lecteur égaré d'un quelconque énoncé de plan, ni même par les intitulés des chapitres et sous-chapitres, aussi poétiques que peu suggestifs...
Le lecteur qui envisagerait d'expérimenter la rêverie comme moyen de rompre l'ensorcellement (!) maléfique des réalités toutes construites aurait des chances d'être saisi à intermittence par la fulguration d'idées convaincantes grâce à leur évidence soudaine, ou bien de se reconnaître dans des pensées qui étaient déjà les siennes, et qu'il découvre à l'improviste tellement mieux exprimées. J'ai expérimenté les deux, et c'est toujours le cas pour moi avec Mona Chollet. Mais le système possède de sérieuses limites, eu égard à la gravité et complexité des sujets traités, qui requièrent de lui un état d'éveil et de concentration à toute épreuve. Le risque est donc fort de se laisser bercer par une prose très plaisante en laissant fuir la précision de chaque énoncé et surtout l'étendue de ses conséquences.
Cit. :
« De tout cela [la souffrance due au travail ainsi qu'à son absence], à quoi il faut ajouter la conscience permanente de la violence du monde que nous donnent des moyens d'information omniprésents, il résulte une impression d'astreinte totale à la réalité. L'expérience contemporaine la mieux partagée est peut-être celle de l'effroi, de cette angoisse taraudante, épuisante, qui interdit de se laisser aller à la rêverie, ce luxe inaccessible, ne serait-ce qu'un moment. […] Il semblerait suicidaire, ou indécent, de "prendre congé de l'air du temps", pour reprendre l'expression d'Yves Pagès. » (p. 74)
« L'adhésion à un mouvement ou à un parti politique ne peut servir qu'à exprimer les opinions que l'on préfère voir défendues dans la gestion des affaires publiques. Il y a un grand danger à la surinvestir. Si on lui confie la mission de porter ses aspirations les plus profondes, de changer le monde, on s'expose aux pires désillusions. Et si on la charge d'épuiser son identité, alors elle ne peut que se réduire à la recherche d'un sentiment flatteur d'appartenance, au choix de ce que le marketing appelle une "tribu" ; son ressort ne peut être que le narcissisme, et elle nous condamne à une stagnation éternelle. » (pp. 174-175)
« […] "On n'a rien sans rien." Cette campagne posait comme une évidence le fait que l'on accepte de subir un quotidien professionnel calamiteux pour se procurer les biens matériels dont on rêve. Or, en réalité, c'est l'inverse : les biens matériels sont un dédommagement pour le préjudice causé par la dépossession de son temps de vie et de ses capacités. Si le préjudice disparaît, ils perdent tout attrait : l'envie de consommer disparaît en même temps que l'obligation de travailler. On retourne bien volontiers ses gadgets à l'expéditeur si, en échange, on récupère ses rêves et la libre disposition de soi. » (p. 309)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]