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[L'origine du monde | Claude Schopp]
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Posté: Sam 03 Nov 2018 20:55
MessageSujet du message: [L'origine du monde | Claude Schopp]
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Le tableau intitulé L'Origine du monde de Gustave Courbet jouit d'une immense célébrité : autant il est stupéfiant qu'il ait été occulté de mille manières depuis sa réalisation en 1866 jusqu'à son exposition au musée d'Orsay en juin 1995, suite à la dation à l'État par les héritiers du psychanalyste Jacques Lacan, son dernier propriétaire, autant il a généré une vaste bibliographie – à celle qui est reproduite en fin de volume et qui semble exhaustive, il faut ajouter l'essai de l'auteur turc-parisien Enis Batur, intitulé La Pomme – laquelle s'est penchée sur les énigmes et mystères de cette œuvre encore aujourd'hui troublante... De ces mystères, Claude Schopp, biographe d'Alexandre Dumas père et fils, vient tout récemment d'en dévoiler un de taille : l'identité du modèle de la toile. Dans une lettre adressée par Dumas fils à George Sand, lettre pleine de fiel et d'insultes contre Courbet, il s'exclame : « […] sans compter que l'on ne peint pas de son pinceau le plus délicat et le plus sonore l'intérieur de Mlle Queniault de l'Opéra, pour le Turc qui s'y hébergeait de tems et tems, le tout de grandeur naturelle […]. Tout cela est ignoble ».
Mis à part que Claude Schopp commet ce qui ressemble fort à un acte manqué en lisant « l'interview » à la place de « l'intérieur », anachronisme qui rend la phrase incompréhensible, alors que la graphie de Dumas, dans cette lettre, est tout-à-fait lisible ; et hormis que le nom de la demoiselle était en réalité Constance Quéniaux (souvent mal orthographié même de son vivant), l'identification est parfaite : le Turc, c'était bien Khalil Bey, le richissime ambassadeur ottoman commanditaire de ce tableau et d'un autre, Le Sommeil, tout aussi scandaleux ; et il entretenait effectivement une relation avec ladite demoiselle, relation évoquée de façon quelque peu licencieuse voire totalement « reloue » par l'expression : « l'intérieur [… où il s'] hébergeait de tems en tems »...
De là, avec un procédé qui fait penser aux enquêtes de Didier Blonde sur des personnes disparues dans le passé, l'auteur procède à un travail d'archives très approfondi pour nous rendre tous les renseignements possibles sur Constance Quéniaux (1832-1908). Sa biographie est scandée en trois étapes : de l'enfance sans père mais adroitement guidée par une mère qui l'oriente vers la carrière de danseuse à l'Opéra – carrière qui impliquait à l'époque l'acceptation implicite des faveurs de « protecteurs » rarement désintéressés ; à partir de l'âge de vingt-quatre ans, l'abandon de la scène pour devenir uniquement « biche porte-veine », c'est-à-dire courtisane, demi-mondaine, jusqu'au faîte de cette activité représentée sans doute par la courte liaison avec Khalil Bey ; et enfin, à un âge plus mûr, et en profitant d'une grande aisance financière, un dévouement aux actes philanthropiques, sans jamais s'éloigner ni renier ses anciennes amitiés féminines issues du milieu des arts et du demi-monde. En apprenant tout sur cette femme remarquable, dont les talents, davantage même que la beauté dont on peut difficilement juger aujourd'hui avec nos critères, ont fait qu'elle sorte entièrement triomphante et non victime d'un système de domination sexuelle masculine qui a, à l'évidence, broyé la plupart de ses semblables, en disposant même d'inventaires de ses biens et de plusieurs portraits photographiques – outres les œuvres de Courbet concernées et autres pièces iconographiques également essentielles – l'on acquiert aussi un aperçu très intéressant de ce système justement, et plus généralement de l'univers des loisirs parisiens de la seconde moitié du XIXe siècle. Les qualités d'intelligence, de raffinement social et d'élégance exquise, de fidélité en amitié, de bon cœur et surtout de discrétion de la protagoniste, déjà reconnues par la presse mondaine de son temps constamment citée verbatim forcent notre admiration à son égard et nous la rendent vivante. Mais là se clôt le texte de l'auteur.
L'indispensable postface par Sylvie Aubens tente, brièvement, de répondre à la question cruciale : « [Avoir appris l'identité du modèle] Cela change-t-il notre perception du tableau ? En est-elle enrichie pour autant ? » Et sur ce point, je trouve que l'ouvrage est fortement lacunaire. Certes, on se référera à d'autres livres pour en savoir davantage sur les circonstances de la création de la toile, sur les personnalités de Khalil Bey et de Courbet. Évidemment, les documents compulsés ne pourraient nous renseigner davantage sur les rapports personnels entre les trois personnes. Pourtant on a le droit de se demander : seule la fiction romanesque est-elle à même de répondre aux questions suivantes ? -
Quelle sorte de masochisme a poussé le diplomate égyptien à commander un tableau représentant la vulve de sa propre maîtresse, obligée de poser nue devant le peintre ? Quels étaient les motifs qui ont poussé Courbet à réaliser une série de tableaux scandaleux, sans doute autres que la simple rémunération ? Quelle était la part politique de la haine que le Tout-Paris semble avoir vouée au peintre pour sa participation active à la Commune ? Courbet était-il juste un mégalomane imbu de sa personne, pour se comparer à Raphaël, au Titien et au Corrège ou bien ces œuvres-là avaient une ambition révolutionnaire ? Et quid de Constance Quéniaux, femme pourtant avisée, qui sut rompre assez vite avec le millionnaire, mais qui accepta de poser pour le peintre malgré sa discrétion ? De qui reçut-elle un précieux tableau de Courbet, très significativement représentant des fleurs, dont deux camélias, un blanc un rouge – alors que tout le monde avait lu La Dame aux camélias : de l'artiste lui-même ou du « Turc » ? Y avait-il peut-être une certaine forme de complicité entre les trois ? Enfin Alexandre Dumas, comme d'autres plumes acérées contre Courbet, révélait-il un secret de polichinelle en nommant Mlle Quéniaux ? Ou bien était-il suffisamment intime de ces personnes, comme le laisserait croire le fait d'avoir vu de ses yeux des tableaux si confidentiels ? Et alors pourquoi tant d'acrimonie, d'hostilité ? Avait-il des rancunes privées ? Les relations étaient-elles donc plus compliquées entre eux tous ?
Je pense qu'une si belle découverte résulte un peu tronquée par le manque de recherche d'autres documents reliant les personnages historiques entre eux. C'est dommage.


Cit. :

« Le triomphe de la courtisane tutoyant les sommets tout en restant abordable – contre droit d'octroi, bien entendu –, peut se lire comme une séquelle des transformations économiques et sociales remodelant le pays qui s'est industrialisé à marche effrénée. Les hautes classes, bourgeoisie et aristocratie mêlées, ont régenté l'État pendant le règne de Louis-Philippe puis sous le Second Empire, et ont fait main basse sur les richesses économiques, entraînant une période de prospérité factice synonyme d'intense circulation monétaire. Les bénéficiaires de la roue de la fortune ont alors eu les moyens de se livrer à la satisfaction sans bornes de leurs désirs. La courtisane devient la figure même de cet appétit insatiable de jouissances immodérées. » (p. 64)

« Comme le laissent prévoir les gravures décorant les murs, la chambre à coucher de Constance, […] mériterait un plus long arrêt sur image, tant elle est représentative du retour à l'art du XVIIIe siècle, synonyme de civilisation raffinée et aristocratique. Inaugurée par la publication de L'Art au XVIIIe siècle des frères Goncourt, qui avaient célébré Watteau, Chardin, Boucher ou La Tour, l'invasion de cette esthétique que l'on pourrait qualifier de contre-révolutionnaire, c'est-à-dire d'anti-démocratique, va sans doute de pair, dans l'imaginaire de Constance, avec son extraordinaire ascension sociale. » (pp. 113-114)

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