La Terre au grand air.
La réflexion nourrie par la pratique du pistage de l’enseignant-chercheur Baptiste Morizot est placée dès le préambule sous le parrainage intellectuel du grand anthropologue français Philippe Descola, connu pour ses travaux sur le rapport nature/culture dans les sociétés tribales amazoniennes. Rien d’abscons cependant car si le ton est donné, le style de l’auteur coule de source. Les phrases sont déliées, rythmées, scandées, chargées de sens. Les descriptions des paysages traversés, pour brèves qu’elles soient, sont pour le moins évocatrices, lestées de sensations et poétiques, dans le sens plein du terme. D’emblée, le propos est pertinent, incisif, essentiel. Le lecteur se dit qu’enfin une voix claire émerge du désert mental où erre notre civilisation déboussolée, coupée de ses liens nourriciers avec la nature, le « dehors » qu’il faudra bien réinvestir autrement sous peine de se perdre définitivement : « Pourquoi ne pas tenter de bricoler une cosmologie plus aimable… en tissant ensemble pratiques, sensibilité et idées ». Ni idéologique ni utopiste, la réflexion personnelle est constamment enrichie par des observations de terrain. On est donc loin d’un système de pensée dogmatique collé artificiellement sur le vivant mais bien plus proche d’un questionnement existentiel somme toute vertigineux et bouleversant pour peu qu’on s’y penche un peu.
En introduction, l’auteur cherche à dénommer l’acte d’aller dans la nature, le dehors, le bush, le grand air et finalement opter pour un terme de coureurs des bois canadiens du XVIIIe siècle, « s’enforester » : « Que celui qui se laisse enforester… rentre un peu différent de son voyage garou : en sang-mêlé, à cheval entre deux mondes. Ni avili ni purifié, juste autre et capable de voyager un peu entre les mondes et de les faire communiquer, pour travailler à mettre en œuvre un monde commun ». Le premier chapitre est consacré à la rencontre du loup et c’est passionnant à suivre. Le loup devient un homme pour l’homme quand les regards se croisent et se dévisagent. Dans le chapitre suivant, la confrontation avec l’ours américain sera l’occasion de se repenser en tant que proie, « viande » dira l’auteur : « un humain est parfois moins digne d’intérêt qu’une souche ». L’ours, omnipotent dans son milieu naturel, peut : « nous restituer notre statut écologique de vivant parmi les vivants, pris dans la grande circulation de l’énergie solaire… ». Le 3e chapitre amène au Kirghizistan, dans la réserve naturelle du lac Song Kul et à l’exemple de la panthère des neiges emblématique des lieux, l’auteur apprend la « patience désirante ». Les chapitres suivants vont reprendre les réflexions nourries par l’observation in situ et les étoffer avec un souci constant de clarté et de didactisme.
Une intelligence diplomatique et empathique est nécessaire pour approcher le vivant dans son altérité, les paumes ouvertes mais les sens aux aguets, la peur transcendée et la pensée ouverte, tout un apprentissage autre, davantage chamanique et animiste que rationnel et judéo-chrétien. Il s’agira de « composer des habitats partagés » afin que la cohabitation avec la nature soit possible. Ces récits de pistage où les observations de terrain côtoient des réflexions essentielles ouvrent des voies enthousiasmantes pour approcher avec respect et griserie la nature, déchiffrable en partie quand la patience, l’art et les connaissances naturalistes s’ajustent. Progressivement, l’auteur décentre son questionnement du pistage et l’élargit vers notre animalité fondatrice, sédimentée, des « matrices comportementales » partagées par d’autres animaux et depuis détournées, enfouies mais promptes à surgir quand l’environnement les stimulent. En partageant nos espaces, on enrichit considérablement nos existences.
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