Tout est dit dans le sous-titre : « Vagabondages linguistiques d'un passionné de peuples et de mots ».
Cet ouvrage est une sorte de catalogue de collection : de « la bibliothèque la plus snob de Paris », composée de livres de linguistique et de grammaires de presque neuf cents langues, avec une prédilection marquée pour celles qui sont exotiques et transocéaniques, insulaires et isolées, amazoniennes, sibériennes ou désertiques, éloignées et les plus dissemblables des indo-européennes que tout le monde connaît (!), de préférence au seuil de l'extinction, en somme : « pratiquées "dans le cul de l'ours" (selon une jolie expression estonienne) »...
Comment communiquer les trésors de jouissance que recèlent de tels volumes, souvent réputés arides ? D'abord en précisant ce qui intéresse dans la grammaire :
« Ce n'est donc pas sur la grammaire en tant que norme, guide et carcan que ces pages vont se pencher, mais sur la mise en système par un linguiste d'une expérience réelle de parole collective, sans souci d'en fixer l'usage : je m'intéresse à la grammaire de ce qui se parle, non à la grammaire de ce qu'il faut parler. » (p. 18)
… et dans leur multiplicité :
« Pour moi, l'intérêt de l'existence de six mille systèmes linguistiques différents dans cet improbable recoin de la galaxie où il nous est donné de faire trois petits tours réside essentiellement dans cette diversité de visions du monde ; deux linguistes américains du début du XXe siècle ont formulé la même idée sous la forme d'une hypothèse célèbre qui porte leurs noms : l'hypothèse Sapir-Whorf. » (p. 57)
Il en découle, naturellement, une certaine approche ethnographique ou ethnologique, qui n'ignore ni ce qu'il y a de précieux dans la variété des cultures et dans la diversité des peuples, ni leur localisation et leurs migrations. Les présupposés éthiques (et esthétiques) de cette approche peuvent être synthétisés ci-dessous :
« La diversité des langues, dont la lecture de chaque grammaire révèle une facette inédite, remet en cause non seulement la grammaire universelle des chomskyens, mais tous les universalismes, qui ne sont généralement que des occidentalocentrismes, des provincialismes aveuglés par l'arrogance et l'ignorance de l'autre. L'inépuisable variété des manières de mettre le réel en mots renvoie à leur profonde inexistence intellectuelle tous les cornichons persuadés que la seule manière digne d'intérêt de penser et d'exprimer le monde est celle en vigueur dans leur village natal, et ignorant ou méprisant tout ce qu'ils ne distinguent pas du haut de leur clocher : philosophes qui confondent les préjugés de leur siècle et de leur société avec des universels intemporels, littéraires figés dans un dialogue millénaire avec une tradition "classique" prise pour le centre du monde parce qu'elle se trouve être à l'origine de notre patois, nationalistes assez obtus pour oublier que la richesse des nations réside dans leur pluralité » (p. 65)
Dès la moitié du livre, l'émerveillement qui découle de cette variété est décliné dans une foultitude d'instances grammaticales – et aussi en partie phonétiques et lexicales – choisies parmi les plus inattendues, rares, dépaysantes vis-à-vis de nos propres modes de conceptualiser et d'exprimer le réel. L'isolement des langues tend parfois à complexifier les grammaires, mais pas toujours ; la relative pauvreté lexicale de certaines est parfois compensée par leur « obésité » grammaticale, ou vice versa, mais pas nécessairement. On récusera en tout cas une quelconque hiérarchisation ethnocentriste des systèmes qui possèdent tous une complexité et une aptitude ou inaptitude à la communication absolument comparables.
Retiendra-t-on la notion d'ergativité, le pluriel affectif du basque, les 117 ou 126 consonnes du !xoon du Botswana, les impressifs japonais, les modes verbaux à suffixes évidentiels des langues finno-ougriennes, le trill bilabial (« brbrbrbrbrbr ») valant comme consonne, ou les cas appliqués aux conjugaisons verbales plutôt qu'aux déclinaisons nominales ? Peut-être plutôt l'usage hypertrophié revendiqué des notes de bas de page, au nombre mystique de cent, presque une liturgie doublée d'un article de foi, au sein desquelles les références aux éditions DE GRUYTER – MOUTON, en majuscules et en gras s'il vous plaît, font l'objet d'actions de grâce et d'imploration de bénédictions divines, comme si l'auteur attendait de cette maison quelque bienfait secret... ; ou bien les cent trente et une citations en autant de langues différentes, campées verticalement au-dessus du nombre des pages concernées, véritables hiéroglyphes dont le mystère est dévoilé en fin d'ouvrage ; dans tous les cas, on ne saurait oublier l'incessant humour de l'auteur, ou plutôt la furieuse gaieté de cette drôle d'érudition qui se transmet à un lecteur souvent enjoué, parfois pouffant...
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