Quel stupéfiant témoignage que celui de ce chimiste suisse mort plus que centenaire (en 2008), qui a synthétisé la fameuse drogue hallucinogène LSD, presque par hasard en 1938 au sein des laboratoires Sandoz et qui, à l'évidence, n'a plus jamais cessé d'en consommer bien au-delà des nécessités de l'expérimentation scientifique... Texte principalement autobiographique rédigé après la soixante-dixième année de l'auteur – et traduit en français seulement 10 ans plus tard, toujours dans des cercles éditoriaux très confidentiels (transgressifs même!) depuis plus de 25 ans –, il est en effet étonnant parce qu'il retrace, au fil de la vie du chercheur, le renversement de son jugement moral sur sa découverte, comme si les différents chapitres qui le composent avaient été écrits contextuellement à leurs contenus, en passant par toutes les réticences scientifiques, craintes médicales, moralismes initiaux pour en arriver jusqu'à l'euphorie philosophique et à l'apologie sociologique du produit miraculeux, dans sa vieillesse.
Placé – tout de même – sous l'égide de la citation de Pasteur : « Dans le champs de l'observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés », qui minimise la notion de hasard, le chapitre initial, « La naissance du LSD » possède la lourdeur de la décharge d'un rond-de-cuir repenti d'une découverte aussi honteuse que malencontreuse. Le scientifique pédant multiplie les détails des protocoles, jure sur ses grands dieux qu'il ne fait que son travail pharmaceutique consciencieux, s'interroge sur la toxicité du produit, sur sa dangerosité, se réjouit, assez modérément cependant, d'une éventuelle utilisation profitable en psychiatrie clinique, et ses rapports d'auto-expérimentation, reproduits en italiques, avec tout le foisonnement poétique en visions kaléidoscopiques qu'ils comportent somme toute malgré lui, juxtaposent les dosages, conditions d'expérimentation, recensement de la littérature scientifique et jusqu'à la notice de mode d'emploi du Delysid®, administrable en dragées ou en ampoules. Au chapitre 5 « Du médicament à la drogue », l'auteur manifeste sa stupéfaction qu'un tel usage abominable puisse être avéré, dans des milieux d'artistes et de hippies naturellement, et, horreur suprême, auprès des jeunes : heureusement que Sandoz bloque les livraisons ! Prudence suisse, bien-pensance opportune. Le ch. 6 est entièrement consacré aux « dangers dans les expériences au LSD sans contrôle médical », en particulier comparativement vis-à-vis des opiacées, amphétamines et autres drogues qui créent une dépendance : on attendra l'année 1961 et environ 100 pages pour lire le timide aveu : « malgré le peu de conviction que j'avais quant aux dangers fondamentaux qui peuvent être liés à l'usage de substances hallucinogènes... ». Dix-neuf ans d'auto-expérimentation se sont écoulés.
Le savant fait des découvertes essentielles cependant :
« Les effets psychiques produits par des quantités aussi infimes de LSD sont trop importants et trop variés dans leurs formes pour pouvoir s'expliquer par la toxicité des modifications qu'il apporte dans les fonctions cérébrales. […] les modifications induites par le LSD sur la conductibilité nerveuse, qui ont été prouvées expérimentalement, comme son influence sur l'activité des points de connexion (synapses), jouent probablement un rôle important. Ce qui permettrait d'expliquer une influence sur le système extraordinairement complexe d'interconnexions et de points de connexion entre les milliards de cellules cérébrales, système sur lequel reposent les fonctions psychiques et intellectuelles supérieures. » (p. 61)
« Il faut donc supposer que notre être psychique est aussi influençable et dépendant de notre chimisme que la substance de notre organisme par notre psychisme. On ne pourra pas plus décider lequel de ces deux processus est premier par rapport à l'autre qu'on ne réussira à montrer si c'est la poule qui a pondu l’œuf ou l’œuf qui a donné la poule. » (p. 194)
Mais l'élément dirimant, ce sont les rencontres. La première, avec le sulfureux docteur Timothy Leary, expulsé des universités et bientôt des États-Unis, est vécue dans la mise en exergue de tous leurs désaccords et avec toutes les précautions : pourtant une photo montre les deux hommes ensemble et souriants en 1993, signe d'une amitié de longue durée... Puis les témoignages d'autres « expérimentateurs » artistes et intellectuels, en commun ou rapportés par l'auteur, commencent à laisser la part belle à ces splendides pages de puissant onirisme. En même temps, le chimiste voyage en compagnie au Mexique, à la découverte d'autres drogues sacrées, champignons, graines de volubilis, cactus et congénères, promptement synthétisés, dans une démarche anthropologique qui peut difficilement passer pour une stricte contrainte professionnelle...
Ses rencontres, il faut le dire, impliquent des personnages de la plus grande envergure intellectuelle : Ernst Jünger, Walter Vogt et surtout, bien sûr, Aldous Huxley. L'auteur assume le passage de l'auto-expérimentation au « trip » : « Deux ans plus tard, début février 1951, en compagnie d'Ernst Jünger, nous entreprîmes la grande aventure du trip au LSD. » (p. 186)
L'ampleur de la vision de ces hommes ne peut laisser Hofmann à et dans son moralisme étriqué. Sous leur influence, sa science d'apothicaire cède le pas à la vision métaphysique et socio-politique la plus ample :
« Huxley considère que ce qui fait la valeur des drogues hallucinogènes, c'est qu'elles donnent aux gens qui ne possèdent pas le don de vision spontanée propre aux mystiques, aux saints et aux grands artistes, la possibilité de vivre eux-mêmes des états de conscience tout aussi extraordinaires. » (p. 206)
« Le plus important pour moi, c'est le point de vue – qui m'a été confirmé par toutes mes expériences au LSD – que ce que l'on désigne communément sous le nom de « réalité », y compris la réalité de l'individu, n'est en aucun cas fermement établi, mais bien plutôt multiforme, qu'il n'y a pas une seule réalité, mais plusieurs, renvoyant chacune à une conscience du Moi différente. » (p. 231).
Enfin, apothéose du chapitre conclusif, « L'expérience au LSD et réalité », l'auteur parvient à la dialectique. Contre la séparation pascalienne de l'homme d'avec l'environnement, la soumission par celui-là de la nature et conséquent « racket sur les richesses de la terre » (p. 236), contre ce que Gottfried Benn qualifie de « névrose occidentale du destin » soulignant les sentiments d'aliénation, de solitude et de menace qui découlent de la civilisation technique, en opposant enfin la dualité chrétienne Créateur-Création – malgré l'unio mystica des saints catholiques – au legs de l'initiation à Eleusis et autres rites dionysiaques de l'Antiquité, l'auteur préconise « aujourd'hui, l'importance fondamentale d'une expérience mystique de la totalité pour guérir les hommes, malades d'une image du monde univoque, rationnelle et matérialiste, […] résolument mise en avant non seulement par les tenants des courants religieux orientaux comme le bouddhisme zen, mais aussi par les représentants les plus importants de la psychiatrie classique. » (p. 242)
Belle évolution ! Et penser qu'il vécut, réfléchit et, de toute évidence, consomma encore pendant 30 ans après être parvenu à ces conclusions...
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