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[Les Femmes du coin de la rue | Patricia Bouhnik]
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Posté: Mer 24 Juil 2024 10:29
MessageSujet du message: [Les Femmes du coin de la rue | Patricia Bouhnik]
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Ma référence en matière de grande précarité et de sans-abrisme, c'est l'ouvrage magistral de Patrick Declerck, _Les Naufragés_, un classique qui n'a d'autre défaut que d'être daté désormais. Ce livre-ci, très récent, je l'ai trouvé dans le rayon « féminismes » d'une des bibliothèques dont je suis l'habitué, et j'ai été attiré en particulier par la démarche de recherche de terrain de la sociologue, déjà autrice d'un : _Toxicos : le goût et la peine_ (2007).
Sans doute mes attentes étaient-elles trop élevées de trouver un équivalent « au féminin » et actualisé de l'essai de Declerck, bien que de moindre envergure. Hélas, malgré tout l'intérêt de ce travail, j'ai eu l'impression longtemps indéfinissable d'être confronté à un « journal d'enquête » comme le définit le postfacier Jean-François Laé, sociologue lui aussi, qui concède que cette enquête a été « de longue haleine ». En d'autres termes, j'ai été gêné par un travail qui m'a semblé insuffisamment construit, autour d'un plan en deux parties : sur « […] les plis de l'espace public » et « une lutte des corps » ; comportant relativement peu d'études de cas (pas même identifiés dans une annexe), de très abondantes références bibliographiques à des notions importantes et à des auteur.trices connu.es, mais qui ne se condensent pas dans une théorisation développée ; abordant quelques thématiques autonomes (ex. l'historique du « mauvais genre » de la femme dans l'espace public, les effets du confinement Covid sur les sdf, l'intersectionnalité des discriminations) qui semblent posées là sans véritablement s'inscrire dans l'architecture d'une démonstration – comme s'il s'agissait de notes de travail préalables à une future publication universitaire de plus grande ampleur. La description du terrain et de la méthodologie apparaît parfois de manière anecdotique, de même que le style m'a semblé personnellement un peu trop « littéraire », ce qui a le mérité de rendre vivants et attachants ces personnages féminins dont on retrouve les prénoms dans différents chapitres, parfois en interaction ou en dialogue avec la chercheuse, mais au détriment de la rigueur scientifique.
Je ne sais donc évaluer, au bout d'une lecture assez brève, s'il me restera beaucoup d'éléments de réponse à la question sur les spécificités du sans-abrisme féminin, qui est en très significative augmentation relative au genre, hormis les évidences de la vulnérabilité sexuelle et de l'inadaptation des hébergements d'urgence au public féminin pour cette même raison.



Cit. :


1. « Le refus de partager les lieux d'hébergement mixtes contribue également à les dissuader d'entrer dans les dispositifs spécialisés pour les personnes à la rue.
Elles naviguent entre plusieurs types de lieux, dans ces marges de l'espace public : zones de passage (chambre d'hôtels, compagnons de fortune), points de fixation sur ses recoins (embrasures, bancs, friches, stations de métro, gares), groupements précaires avec les squats, chambres proposées dans des foyers, hôtels sociaux, centres d'hébergement d'urgence ou associatifs, appartements vétustes ou précaires, ainsi que les passages en prison ou aux urgences psychiatriques. Autant de lieux vécus comme des prismes figés et réducteurs de ce qu'elles sont et ont traversé et dont elles cherchent souvent à s'affranchir pour ne pas dépendre des assignations et contraintes qui les accompagnent.
La tension ambivalente dans les relations à l'espace public, où l'on est vu.e et où l'on peut et doit circuler, les incite souvent à s'en soustraire. Toutes les aspérités qui permettent de s'y accrocher se sont réduites (bancs, transports, jardins). Trouver des recoins ou des angles morts est devenu de plus en plus difficile. Leur présence accroche le regard public, eu égard aux images et réputations accolées à l'errance féminine : dangerosité supposée, moralité douteuse, hygiène dégradée. Le flux des exilé.es et l'augmentation du nombre d'enfants qui partagent ces conditions contribuent également au développement de ces réactions. Échapper aux violences et aux jugements est devenu la base commune d'histoires très variées. » (pp. 43-44)

2. « Elle craint malgré tout de perdre pied, compte tenu de la dureté de ces conditions d'existence et malgré le "petit chez-soi" qu'elle s'est reconstitué dans sa camionnette. Très bien organisés, deux espaces sont bien scindés entre la partie où elle dépose tous les objets à vendre et son espace intime : un matelas gonflé le soir, les draps pliés et rangés dans l'une des nombreuses boîtes la journée, le seau pour faire ses besoins près de la porte, mais surtout le petit miroir, la tablette où trônent un bracelet, trois bagues en métal, un collier fantaisie, son rimmel et son sèche-cheveux qu'elle expose avec soin. Si elle regrette de ne pouvoir se regarder que très rarement en pied, elle peut observer son reflet quand elle passe devant les vitrines des magasins. Son rêve : porter à nouveau un vêtement neuf pour faire "peau neuve" [...] » (pp. 67-68)

3. « Elle peut être délogée à tout moment, il n'y a pas de bail dans la rue. C'est l'une de ses angoisses les plus fortes. Dans le quartier, on lui a promis de défendre son droit à rester là, on veut l'aider à trouver un logement. Mais elle n'en veut pas :
"Ils ont leur vie, ils sont comme tout le monde, si je disparais du jour au lendemain, ils seront tristes au début, et après ils me zapperont. Je n'en veux à personne, t'as déjà beaucoup de gens qui ne comprennent pas comment une nana comme moi a tout quitté, le Luxembourg, son boulot de gynéco, et que je sois partie avec un rasta. Ils ont l'image des filles paumées qui vivent dehors."
Elle refuse d'être classée, considérée comme une marginale. Elle s'est battue pour se construite une place. Bien installée au coin de la rue, elle tient à ne pas être réduite à d'autres figures de femmes que l'on peut y croiser. Entretenir cette distinction est vital pour elle. La débrouille (glanage, solidarités, manche, ventes de rue), la reconstitution de soutiens et les "arts de faire" qui permettent de se construire des échafaudages de protection (carapaces) faisant office de chez-soi, sont des composantes essentielles de la vie à la rue, cette lutte est essentielle au maintien du respect de soi et permet à Louise d'échapper à l'auto-exclusion et à l'autodestruction qui guettent celles qui lâchent prise. » (p. 100)

4. « Les femmes sembleraient disposer, plus souvent que les hommes, d'alternatives ou de refuges pour échapper à la nécessité de dormir dans la rue, mais les logements précaires, hébergements ou squats, sont souvent associés à de nouvelles épreuves. Ils imposent une vigilance permanente relevant d'une véritable lutte des corps. Cette dimension de leurs conditions de vie reste souvent silencieuse et sous-estimée, intégrée dans l'ordinaire de leur quotidien. Les travaux dans ce domaine ont surtout porté sur les corps au travail, les corps malades, les corps sportifs, les corps artistes et les corps prostitués. Ici il s'agit de corps ordinaires, moins repérables et classables que les autres ; corps souvent blessés, meurtris, mais engagés au quotidien dans le maintien de ce minimum d'intégrité qui permet de ne pas se défaire et de continuer à agir et à apparaître en public ; corps en lutte pour manger, dormir, se protéger des violences sexuelles et sexuées, comme de certains regards. Elina Dumont, dans son autobiographie [_Longtemps, j'ai habité dehors : témoignage_ 2013], évoque ses quinze ans de vie à la rue après sa sortie de l'aide sociale à l'enfance (ASE), et ajoute le besoin de se réchauffer. Elle refuse la catégorie "SDF" : "Pour changer les regards, il faut changer les mots." » (p. 115)

5. « "Quelque part, tu graves ta vie comme ça. Les souvenirs sont importants, après ils sont sur le corps, tu ne peux pas les égarer comme les photos." Ces photos gravées sur son corps, c'est avec un couteau à pain qu'elle s'est tailladé les veines, quand elle dit avoir pété un plomb. Jenny a décidé de travestir ses cicatrices en les recouvrant de multiples tatouages ; une manière de changer de peau et de tenter de retrouver un joli corps. Avec les tatouages, les chiens et les drogues, elle s'est constitué un dispositif personnel de confrontation au monde qui lui donne le sentiment de réguler aléas et galères. […] Son ressenti fait écho aux analyses montrant que le tatouage peut être considéré comme une arme encrée, à même le corps, pour affirmer sa différence, exprimer son refus, sa révolte, une image de soi choisie. » (pp. 131-131)

6. « La jeune femme de 36 ans évoque ses agressions et viols comme des états de fait sur lesquels il n'y a rien à dire. Au détour de rencontres dans des squats, chez des hommes ou dans des espaces de fortune, elle a dû accepter de subir un rapport sexuel contre une nuit dans un vrai lit ou simplement pour qu'on la laisse dormir tranquillement. Paradoxalement, Coralie vit la rue comme un espace parfois plus sécurisé que certains lieux fermés qu'elle a pu fréquenter. » (p. 143)

7. « L'invisibilité relative des femmes qui ne se comportent pas en flâneuses, qui ne vont pas consommer ou travailler, est de nature politique. Hannah Arendt évoque à ce propos le processus qui conduit à effacer la présence des personnes qui, plus que toutes autres, dérangent le bon ordonnancement de l'espace public. L'invisibilité finit par être intériorisée comme une condition de survie, mais elle renvoie à des conditions structurelles, politiques.
[…]
De fait, pour ne pas donner prise aux violences et incriminations, en particulier dans les périodes dominées par l'insécurité et les contrôles, les femmes apparaissent moins.
Le nettoyage de l'espace public est devenu une priorité et tout ce qui peut entraver la fluidité des circulations se trouve directement visé. Le "transfert des sans-abri" de Paris en province annoncé en 2023 va de pair avec la fermeture d'un nombre important de places d'hébergement d'urgence. S'il concerne essentiellement les exilés et réfugiés plutôt masculins, le projet est de déplacer toutes les personnes qui pourraient ternir l'image de la ville, en perspective des Jeux olympiques. Malgré leur faible efficacité, ces annonces sont symboliques de la manière de gérer l'hébergement et la protection de ces profils de population.
Si les femmes ne sont pas mises au premier plan, c'est qu'elles restent majoritairement cantonnées à rester dans l'ombre, à raser les murs et à se fondre dans le paysage comme les "petites vieilles" du quartier ou celles du bord du périphérique.
Les dislocations à répétition vécues par les plus exposées renvoient à une évolution plus globale de la relation de la société à ses frontières en même temps qu'aux discriminations conjointes de classe et de genre. Les histoires relatées dans cet ouvrage renvoient à des processus plus généraux et structurels producteurs de violences conjugales, de ruptures, de désaffiliation et d'auto-exclusions sociales. Bien que constamment dissociées et déportées vers les marges de la ville et du système social, elles se trouvent au cœur des rapports de classe et de domination. » (pp. 163-164)

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