[Géopolitique du golfe Persique | Marjorie Bordes, Olivier Hanne]
Compte tenu de l'actualité internationale inquiétante, je me suis rué sur l'essai le plus récent que j'aie trouvé sur la région du Golfe, et je suis ravi d'avoir acquis un ouvrage de géopolitique, discipline qui m'a longtemps été familière et rencontre encore ma préférence méthodologique dans l'étude des « affaires internationales ». Ce livre s'arrête à mai 2017, au discours de Donald Trump prononcé à Riyad qui prédit et anticipe le retournement de l'ordre établi par Barak Obama ayant abouti à la signature de l'Accord de Vienne sur le nucléaire iranien (2015), donc à la veille de l'embargo du Qatar par l'Arabie saoudite, EAO, Yémen, Égypte, etc. (juin 2017).
Ce livre représente davantage un état des lieux qu'une démonstration. Une multitude d'informations parfois inconnues, toujours utiles à se remémorer, est organisée selon deux postulats principaux : qu'il faille accorder autant d'importance aux menaces réelles qu'aux menaces perçues par les acteurs de la région (ex. l'Iran toujours vu comme la menace par excellence, alors que le djihadisme sunnite est, lui, le facteur essentiel de l'effondrement de la Syrie et de l'Irak) ; qu'il faille considérer l'instabilité régionale selon les trois niveaux : national, c-à-d. de la sécurité des États (face à des contestations du type « Printemps arabes »), régional (les rivalités hégémoniques, notamment celle entre l'Iran et l'Arabie saoudite, dont le clivage entre chiisme et sunnisme n'est pas l'unique explication, contrairement à ce que l'on croit en simplifiant vulgairement), et global (par ex. face aux cyber-attaques et aux métamorphoses anarchiques du djihadisme).
Dans les dynamiques internes, comme on le lit dans la première partie : « État des forces et des enjeux », il faut tenir compte de facteurs societaux : la fragmentation de la population, non sans relation avec de très significatifs phénomènes migratoires, le marché du travail et les tentatives de modifier les économies nationales de la rente pétrolière, les demandes de réformes à l'encontre de la stabilité et de la pérennité de régimes politiques généralement despotiques.
Les concepts empruntés dans l'analyse sont : la « sécuritisation », ou désignation subjective d'une menace et d'un ennemi, par le discours politique ou des stratégies de communication ; l'« omnibalancing », ou hypothèse de la continuité entre menaces internes et menaces externes ; les « accommodements raisonnables » (cf. cit. infra), ou un maximum de pragmatisme dans des alliances au cas par cas et souvent dans le refus du multilatéralisme.
Dans la Conclusion, les auteurs indiquent cinq facteurs majeurs de déstabilisation récents – c-à-d. depuis la chute de l'URSS – :
- la destruction de la puissance irakienne, qui constituait un contrepoids face à l'Iran ;
- la montée en puissance de ce dernier, sur plusieurs fronts de conflit et notamment par ses « proxy » : groupes politiques ou organisations locales ex. Hamas palestinien ou Hezbollah libanais ou « soft power » en Irak ;
- la compétition entre les membres du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) au sein duquel l'hégémonie saoudienne est de moins en moins acceptée ;
- l'émergence de menaces globales et technologiques ;
- [peut-être déjà en voie de péremption] la moindre implication des États-Unis, ou au moins l'affaiblissement « du parapluie sécuritaire américain au profit des monarchies du Golfe », phénomène aggravé sur le long terme par la diversification progressive des régimes politiques en place.
Cit. :
« Le contrôle atomique [de l'Iran] permettrait de donner un nouvel élan à la révolution islamique, essoufflée après 30 ans de pouvoir, et de bouleverser les rapports entre le chiisme et le sunnisme dans la région. […] Pour les Iraniens, les Arabes sont avant tout des colonisateurs et d'anciens conquérants ; l'arme suprême consacrerait le prestige de la Perse et une revanche sur l'Histoire. Enfin, dans une optique de désenclavement, l'Iran pourrait se présenter comme une puissance stabilisatrice, un interlocuteur privilégié, incontournable et raisonnable, notamment pour résoudre la crise afghane, la guerre civile en Syrie et, plus récemment, la crise irakienne. » (p. 115)
« Dans la région du Golfe, l'équilibre des menaces impose aux États de gérer un agenda sécuritaire qui prenne en compte toutes les échelles (nationale, régionale, internationale) et l'extrême variabilité des tensions géopolitiques. Il ne leur est plus possible de se positionner en fonction d'une grille amis/ennemis, totalement dépassée ici. Le manque d'unité entre les États du CCG [Conseil de Coopération du Golfe] les conduit à préférer les relations bilatérales aux relations multilatérales, trop contraignantes. Des États – et surtout le Qatar – optent donc pour des "accommodements raisonnables", c'est-à-dire des arrangements allant à l'encontre de la ligne géostratégique énoncée officiellement, quitte à moduler une règle de droit ou un principe structurant, comme le respect de l'islam ou la stigmatisation de l'Iran. » (p. 131)
« En parallèle, des initiatives informelles ont également vu le jour, que l'on appelle "track two diplomacy", ou "track two". Les canaux officiels diplomatiques étant devenus de moins en moins performants face aux crises multiformes, il faut désormais avancer en dehors des processus officiels de négociation, lesquels interdisent les contacts avec des ennemis désignés (Iran, Israël, groupes djihadistes, etc.), contacts pourtant indispensables. La force de ces dialogues informels réside dans leur réalisme et leur lucidité absolue. [8 initiatives remarquables, depuis 1993, cit. p. 164] » (p. 163)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]