Durant l'été et l'automne 2015, au faîte de la « crise migratoire », le collectif La Chapelle en lutte – devenu depuis La Chapelle debout !, celui qui est, en ce moment même, à l'origine de l'occupation du Panthéon par des sans-papiers – a investi le lycée désaffecté Jean-Quarré, inoccupé depuis près de dix ans, situé dans le quartier de la place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement parisien, pour y laisser se loger des réfugiés, dont le nombre a presque décuplé (de 150 à 1400) en trois mois, non sans relation avec le démantèlement de la « Jungle de Calais », avant leur expulsion. L'auteure, sociologue spécialisée dans l'étude des quartiers populaires et de la jeunesse, concernée cette fois en sa qualité d'habitante et de parent d'élève du collège voisin, mène une enquête sociologique qui s'articule entre « l'événement » de l'occupation et ses impacts simultanés et successifs sur le quartier. Pour ma part, m'étant fort rapproché de ce collectif pendant un certain temps postérieur à ces faits, j'avais entendu maints récits de l'occupation de Jean-Quarré sous forme d'épopée héroïque, très peu de réflexion critique sur les leçons à en tirer, je ressentais donc le besoin d'apprendre, si possible d'une source extérieure et savante, ses réelles conséquences surtout en termes de ressenti des habitants – les conséquences sur les élus et les représentants du pouvoir public étant, hélas, manifestes... -, de promotion de la cause des migrants ou bien au contraire de réaction d'intolérance mesurable notamment par l'accroissement du vote FN dans la circonscription.
Celle lecture, qui correspondait à une exigence personnelle après mon éloignement volontaire du collectif, m'a totalement récompensé, par l'habileté avec laquelle l'enquête a été conduite, par l'équilibre de parole entre « la cause des réfugiés et la cause d'un quartier » et, au sein de ce dernier, entre celle des riverains solidaires et hostiles, et enfin entre la voix savante de la sociologue, qui convoque son savoir pour expliquer les points de vue de chacun et analyser par moments sa propre posture, et la voix directe des interviewés – dont j'ai pu reconnaître certains, aux prénoms anonymisés ou non...
Au-delà de ces points de vue discordants, qui nous renforcent dans un relativisme éthique de mise pour appréhender un événement concret, par-delà l'idéologie ou les « valeurs » qui peuvent nous animer dans l'abstrait, l'on peut sans doute parvenir à certaines conclusions d'un grand intérêt de ce travail.
- Les pouvoirs publics ont une approche d'un intolérable mauvais aloi dans la délégation des problèmes sensibles aux populations déjà pénalisées par la précarisation et la ségrégation, et aux quartiers populaires qu'ils choisissent de ne pas laisser se gentrifier ;
- Celle délégation peut effectivement fonctionner à court terme, grâce à présence préalable de réseaux de solidarité chez ces populations, même si à plus long terme elle se paie par la conscience du délaissement des élus, et donc par une plus grande hostilité de fond contre le politique ;
- La solidarité tout comme l'hostilité des riverains sont beaucoup plus liées à des phénomènes d'identification – on dirait en psychanalyse à des « phénomènes projectifs » – vis-à-vis des réfugiés qu'à tout autre donnée sociologique objective : utilité de la prise en compte des perceptions... ;
- Malgré voire à l'encontre des manœuvres politiciennes, il s'avère que ce genre d'événements, qui met à l'épreuve la patience et les aspirations des riverains – ici on aspirait à voir l'ancien lycée transformé en médiathèque au lieu de devenir un centre d'hébergement officiel pour demandeurs d'asile (depuis le 4 février 2016) –, provoque des remobilisations locales, sous forme de régénération roborative du tissu associatif de quartier.
Personnellement, je conclus que si l'occupation fort médiatisée de locaux publics désaffectés pour l'hébergement de migrants n'a peut-être pas les effets bénéfiques immédiats escomptés sur les réfugiés ni peut-être sur la bienveillance de l'opinion nationale dans son ensemble, il est indiscutable que cette occupation-là a eu des retombées positives, par ex. sur la mobilisation d'une vénérable institution telle l'École Normale Supérieure. Un certain nombre de normaliens se sont investis individuellement comme « soutiens » pendant cette période, notamment comme organisateurs de cours de français in situ, en parvenant à faire octroyer le statut « d'élèves invités » à certains réfugiés qui en avaient les qualités – ce qui n'a pas empêché l'Ofpra d'en débouter plusieurs... -, et enfin, avec le collectif La Chapelle, dans la réalisation d'une « conférence des réfugiés », à l'Université Paris 8 en février 2016, une initiative pionnière dans son genre, où la parole savante a été donnée à certains migrants, dont Omer, qui cita Hannah Arendt et termina son allocution sur ces propos : « En tant que réfugié, je ne veux pas être source de problèmes. Je veux faire partie de la solution. Je veux travailler à résoudre ces crises [la lutte contre Daech, alors que les médias parlaient alors de terroristes infiltrés parmi les migrants, on s'en rappellera...], travailler à une alliance des [intellectuels] réformistes et non dresser les populations les unes contre les autres. » Un moment d'inoubliable intensité auquel j'ai eu l'honneur de participer et que je devrais mettre dans la balance en jaugeant mes griefs à l'encontre du collectif...
Cit. :
« [Propos de Karim] : « Le collectif, il se [rend] pas compte que ces gens-là ils sont en mode survie. Quand on est en mode survie, on cherche à défendre son territoire, son intérêt, on n'est pas dans un état où on essaie de s'organiser. Le partage, tout ça, ça n'existe pas en mode survie. » C'est cela qui lui fait peur, « qu'on demande à des gens qui sont en mode survie de s'autogérer ». Il est un peu surpris, aussi, du discours de certains réfugiés ; il a l'impression que des "soutiens" attisent leur ressentiment contre la France et cela ne lui plaît pas. Il estime que toutes les difficultés rencontrées […] ne sont pas systématiquement dues à du racisme et juge cette explication potentiellement néfaste, enfermant chacun dans un rôle de "victime" dont il est difficile de sortir. C'est ce qu'il explique à quelques-uns parmi les réfugiés les plus revendicatifs. » (p. 81-82)
« [Après l'évacuation des réfugiés] Karim constate : « C'est bizarre, on s'est attachés à eux... Et ça crée dans le quartier, encore aujourd'hui, une certaine effervescence, une certaine dynamique. » Tamara confie : « Ça nous a beaucoup rapprochés. Moi, j'aime beaucoup l'ambiance de cet immeuble. Ça nous a réunis autour d'une cause. On arrivait à rigoler aussi de nos angoisses. C'est très important d'être un groupe pour pouvoir parler de ça, et qu'on entende chez l'autre la même chose. » Kirsten explique : « Maintenant, entre nous, c'est comme un vestige de quelque chose qui s'est passé. C'est une histoire qu'on a. Comme disent les gens de notre groupe de voisins, il y a un avant et un après cette histoire. On ne va plus être pareils. Ça nous a fait quelque chose. C'était intense. Les tensions, les pleurs, les rires, on est passés par tous les états... » Hélène fait partie de ceux qui rapidement se disent qu'il faut continuer à se mobiliser, autrement, en profitant de la dynamique engagée. » (p. 130)
« Les habitants heurtés par l'occupation du lycée ont en commun de s'être sentis menacés dans leur identité sociale et dépossédés par l'arrivée massive des migrants. Pour certains, notamment les plus âgés, petits cadres retraités, l'événement est venu entériner les recompositions d'un monde dans lequel ils peinent à se reconnaître et leur isolement relatif du fait de l'affaiblissement de leurs réseaux de sociabilité. Pour d'autres, c'est la crainte de voir annihilés tous les efforts qu'ils ont accomplis pour construire leur position qui a conduit au rejet. C'est le cas de Français naturalisés qui attachent l'obtention de la nationalité au mérite, et qui ressentent le besoin de se distinguer de ceux qui, parmi les nouveaux arrivants, de leur point de vue se comportent mal – ils sont choqués par le bruit, la visibilité des déchets, les odeurs de cannabis, l'oisiveté, l'exhibition des smartphones. De manière générale, c'est une forme de "respectabilité" que tous ces riverains défendent et qu'ils estiment mise à mal. » (p. 160)
« De ce point de vue, le quartier, qui a été éprouvé par l'occupation du lycée, et qui a été le premier des sites parisiens dédiés à l'accueil d'urgence pour les migrants, risque de se retrouver lésé du fait de sa tolérance. Quelque temps après, j'apprendrai que la caserne de Château-Landon, dont l'occupation par les migrants n'avait pas été tolérée par la Ville en juin 2015 – juste avant l'occupation de Jean-Quarré – va être transformée en "pépinière d'entreprises de mode" en cohérence avec la gentrification environnante : autre quartier, autres enjeux, autres priorités ? » (p. 204)
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