Note de lecture difficile, entre autres raisons à cause de la diversité des chapitres de cet ouvrage. Il s'agit en effet d'articles de critique littéraire, d'extraits autobiographiques, d'extraits de romans, de nouvelles, de réflexions sur les langues, la traduction, l'écriture et le propre bilinguisme de l'auteur... le tout autotraduit par Julien Green, dont les textes sont reproduits dans les deux langues face à face (comme tout ouvrage bilingue).
Intéressé surtout par les chapitres non fictionnels (bien que j'ai été marqué aussi par la nouvelle "Christine"), et m'étant systématiquement amusé à comparer les différences entre les deux langues des textes (différences parfois loin d'être anodines, en tout cas jamais dues à de simples imperfections de traduction) mon bilan est mitigé, car je trouve que les bonnes questions sont posées, mais pas assez mûries pour que des réponses satisfaisantes apparaissent: parfois j'ai même l'impression que l'auteur éprouve un malin plaisir à donner des réponses contradictoires.
Question principale: pense-t-on par les mots d'une langue? D'où la question (non posée): la pensée est-elle déterminée par la parole?
Question conséquente: le rôle des multiples langues chez les bilingues. Ou encore: jusqu'à quel point une langue spécifique est-elle encrée dans la pensée d'un individu, jusqu'à quelle profondeur (de la psyché du locuteur) la langue crée appartenence et à quel degré la possède-t-on?
Réponse par l'affirmative (thèse): oui, la parole détermine la pensée au point que lorsque l'auteur a été confronté à un texte autobiographique dont il avait commencé la rédaction en français et continué en anglais, il se retrouve face à deux textes complètement différents. "On pourrait dire qu'une langue est un commentaire humain sur la création" (p. 219). Une longue analyse du "génie" de l'anglais plus pudique que le français s'ensuit, qui ne me semble pas du tout à retenir - l'hypothèse du rôle différent des deux langues dans la biographie et le psychisme de l'auteur me semble beaucoup plus plausible.
Antithèse: non, pas de détermination de la pensée: lorsque l'on baigne dans une langue étangère au point d'en faire un instrument de lettré (ex. des intellectuels européens réfugiés aux USA pendant la Seconde guerre mondiale), on finit par "perdre" sa langue maternelle, ou l'on se sert d'une langue "dans les habits d'une autre"; Même Gide à Londres avait perdu le mot français pour "inadequate"... d'autre part l'auteur parle de ses difficultés à s'approprier même phonétiquement de la langue de sa mère dans son enfance...
Conséquences sur la traduction: si l'on retient la thèse, on parvient à idée classique des limites de la traduction "trop" fidèle, ne tenant pas compte de la (structure de pensée de la) langue d'arrivée ("le mauvais traducteur pense dans la langue de départ, le bon traducteur dans la langue de son texte"); qui est en contradiction avec son long et passionant chapitre sur la traduction biblique "The translation and the fields of Scriptures", où à l'inverse il prône la traduction la plus littérale possible de l'hébreux, quitte à aboutir à du non-sens.
La biographie de cet "Américain à Paris" est certes très intéressante, mais pas pour l'instant, pour moi.
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