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[Depuis toujours nous aimons les dimanches | Lydie Salvayre]
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Posté: Sam 07 Déc 2024 6:11
MessageSujet du message: [Depuis toujours nous aimons les dimanches | Lydie Salvayre]
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Dans la meilleure tradition des pamphlets anti-travail, Lydie Salvayre nous livre ici une petite pépite récente (mars 2024), pure merveille flamboyante, poétique et philosophique à souhait. Adressée choralement à ces Messieurs les bien-pensants « apologistes-du-travail-des-autres », ce texte à la fois léger et savant, drôle et amer, actuel et intemporel s'articule en trois parties : la première est une ode à la paresse, qui est un otium réflexif et studieux, libéré des aliénations et des excitations marchandes ; la deuxième se présente comme une critique du travail-corvée, du travail néolibéral glouton, autoritaire, inégalement partagé et destructeur ; la troisième comprend, sans jamais se départir du style enlevé et du genre de la plaidoirie imaginaire, des arguments philosophiques et littéraires depuis Sénèque jusqu'à Guy Debord, en passant par les Évangiles, les moralistes du XVIIe et XVIIIe siècle, les philosophe politiques des Lumières et ceux qui s'inscrivent dans la tradition socialiste et anarchiste du siècle suivant, mais aussi Proust et Rabelais, Rimbaud et un certain Claude Le Petit, poète érotique du XVIIe siècle. La forme de l'oraison est renforcée par le dialogue imaginaire, comportant les arguments et respectifs contre-arguments, souvent numérotés dans un cadre fort bien structuré.
Quelques pistes d'émancipation sont suggérées ça et là, tirées surtout d'auteurs divers, mais il ne s'agit pas là d'un essai mais bien d'un pamphlet, dont la verve ne supporterait guère la pesanteur d'une démonstration. On notera aussi l'humour subtil de créer un narrateur collectif et pluriel, qui entretient avec l'autrice citée nommément des rapports légèrement critiques et pas toujours entièrement amicaux. Les références, qui ne se limitent pas aux incontournables dans ce thème, appellent et incitent à l'approfondissement ; une bibliographie le facilite.


Cit. :

1. « Car, vous l'avez compris, la paresse est un art.
La paresse n'est pas mollasserie poisseuse, n'est pas intoxication cannabique, n'est pas délectation morose, n'est pas léthargie postprandiale, n'est pas neurasthénie chronique, n'est pas détachement veule, n'est pas dédain romantique, n'est pas morne prostration, n'est pas je-m'en-foutisme mufle, n'est pas indolence blasée, n'est pas dandysme las, n'est pas ce que communément on appelle glande, ou glandouille, ou flemme, ou flemmingite, ou feignardise, ou feignasserie, avec lesquelles souvent on feint de la confondre.
La paresse est un art subtil, discret et bienfaisant. Une manière heureuse et chérie des poètes de résister aux mandements que le monde marchand nous inflige avec son ventre énorme et ses dents carnassières.
Un instrument de charme et de volupté calme.
Une musique douce.
Une façon légère, gourmande et infiniment libre d'habiter le monde et d'y "cueillir le jour", comme nous y exhortait un certain Horace.
('Carpe diem, quam minimum credula postero' : "Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain", _Odes_, I, 11, à Leuconoé.)

La paresse est ni plus ni moins qu'une philosophie. » (pp. 14-15)

2. « Mais votre ergophobie – le mot en impose, il fait savant et renvoie très probablement au complexe d'Œdipe et à ses démêlés –, mais votre ergophobie vous récriez-vous en bons apologistes-du-travail-des-autres, un masque de dignité chrétienne posé sur votre muette réprobation, votre ergophobie ne serait-elle pas un manque patent d'ambition ?
(Traduction : un manque de cran, nada sous le capot, la trouille d'entreprendre, une impuissance ontologique, bref, un truc de dégonflés, d'indécis, de cossards, de ronfleurs, de rêveurs, de glandeurs, de lavettes, de gonzesses, d'aquabonistes, de bons à rien, de crétins endormis, de tire-au-flanc infoutus de retrousser leurs manches et de mettre la gomme, de jean-foutre qui baissent les bras au premier bobo, récalcitrent à la moindre suée, et n'exigent jamais rien d'eux-mêmes, jamais. En un mot : des irresponsables totaux, qui se foutent d'ailleurs de la crise du pétrole comme de leur première chemise.)
Mais ambition de quoi ? répliquons-nous, sans relever l'insulte qui affleure sous vos dires (la paresse nous a rendus experts dans la détection des feintes bien sapées, des mensonges élevés au rang d'éthique spinoziste, et des baisers aimants qui vous refilent une infection).
Ambition d'occuper un poste élevé d'où écraser à méchants coups de talon vos pauvres subalternes obligés de se taire ?
Ambition de grassement vous enrichir en graissant la patte à certains, puis de trembler de perdre votre magot bien gras ?
Ou de négliger vos amis vos amours vos amantes, à force de braquer vos yeux sur les dernières cotations du CAC 40, de comptabiliser vos dividendes Air Liquide, ou de suivre passionnément la dégringolade des actions Casino et l'entrée en Bourse toute récente de ChatGPT ?
Nous, Messieurs, pour incroyable que ça vous paraisse, on s'en bat lec de vos avidités […]. » (pp. 46-48)

3. « Encouragés par notre propre audace, nous avons affirmé que nous allions dorénavant nous limiter au strict nécessaire, nous avons répété : au strict nécessaire, c'est-à-dire à ce qu'on appelle le travail-patience pour bien le distinguer du travail-corvée.
Selon les experts les plus avertis, avons-nous développé : quinze heures par semaine de ce travail-patience seraient tout à fait suffisantes, en attendant que les usines fonctionnent seules grâce à l'IA, et qu'il n'y ait plus sur terre qu'une communauté sans chef, sans police, sans psychiatres et sans critiques littéraires, contemplant dans la paix les vérités éternelles, Ainsi soit-il.
Mais ne rêvons pas ! Et consacrons-nous lucidement à l'essentiel : la défense et l'illustration de la paresse qui, dans notre pays, s'interrompt violemment, cruellement, sauvagement, chaque lundi, jour odieux, jour honni, jour maudit entre tous. » (p. 52)

4. « Nous aimons infiniment les dimanches, Messieurs, avons-nous poursuivi […]
[…]
un temps qui n'est en rien ce temps de loisir tel qu'on l'entend d'ordinaire et tel qu'il est défini par la norme internationale ISO 8601 : c'est-à-dire ce temps de vacance obligée que nous consacrons le plus souvent à nous délivrer de nous-mêmes :
- soit en nous jetant avidement sur des images afin de projeter nos vies sur le miroir de nos écrans, et les visionner comme on visionne une série merdique (cela s'appelle la maladie des écrans, une pandémie, sans vaccin pour la prévenir et sans traitement curatif),
- soit en suivant passionnément les retransmissions télé de football et autres sports patriotiques,
- ou en participant au Grand Marché de la consolation : ateliers d'aquarelle, de macramé, d'improvisation poétique, de lecture à voix haute, de rumba, de zumba, de danse acrobatique, de saute-mouton, de cuisine végane, de cuisine exotique, de cuisine espagnole, de jardinage de balcon, de maquillage make-up, de couture pour tous, de bricolage et déco, de dessin au fusain, de chant et jeux vocaux, de gymnastique artistique, de magie blanche, de magie rose, de magie verte, d'introspection par l'écriture, de développement personnel, de rébellion en chambre, etc.,
- autant d'amusettes charmantes grâce auxquelles on s'épuise à se désennuyer,
- autant de divertissements vendus avec tout le bluff lyrique afférent, et fort prisés de nos populations vieillissantes, acharnées à conjurer l'horreur du vide en l'enrubannant de grandes phrases,
- autant de dérivatifs plus asservissants encore que le travail dont ils sont la continuation impensée, car se grisant de l'illusion d'être libres et volontairement choisis.
"On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l'impression d'exister ?"
(Beckett, _En attendant Godot_) » (pp. 58-60)

5. « Nous aimons lire et relire ces paroles de Rimbaud à son prof Izambard :
"Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant."
L'un de nos slogans préférés affirmant que l'on doit : TRAVAILLER MOINS POUR LIRE PLUS.

Travailler moins pour lire plus, puisque la lecture s'acoquine merveilleusement à la paresse, puisque les bons et vrais lecteurs sont très souvent, sinon toujours, de fieffés paresseux.
Travailler moins pour lire immodérément, insatiablement, jouissivement, certains diraient vicieusement, certains diraient dangereusement, voir le pauvre Bovary citée par Salvayre pour faire genre. » (pp. 65-66)

6. « Il s'agit de Georges Bataille, mais non pas, désolés, du Georges Bataille débauché d'_Histoire de l’œil_, mais du Georges Bataille politique, lequel exprime une inquiétude qui était déjà celle de Blanqui et de Lafargue, mais formulée différemment.
"L'opium du peuple dans le monde actuel n'est peut-être pas tant la religion que l'ennemi accepté... Un tel monde est à la merci, il faut le savoir, de ceux qui fournissent un semblant d'issue à l'ennui."

Ce qui va amener l'ami Wallet, doté d'un sens aigu de la formule, à énoncer cette question : Que demande le peuple ? Du pain complet ou du penthotal ? Le tort inaugural étant, précise-t-il, d'avoir privé le peuple d'une langue pour penser sa condition et la remettre en cause en s'interrogeant sur ces points essentiels : pourquoi se casser le cul pour un salaire cachectique ? pour qui se dépenser ? et à quelles fins ? » (p. 116)

7. « On peut même dire [suivant Guy Debord] qu'avec la surenchère récente de la valeur travail, une nouvelle sorte de pauvreté est apparue. Une pauvreté liée au fait que la vie dans ses moindres recoins est aujourd'hui intégralement soumise aux lois de la marchandise et du spectacle, et que celles-ci ont pénétré en nous comme l'air qu'imperceptiblement nous respirons, puisque tous les travaux et loisirs qui nous sont accordés sont organisés de telle sorte qu'ils justifient et perpétuent ces lois et planifient notre addiction. Une nouvelle pauvreté, et même une pauvreté au carré, puisqu'elle consiste à nous amener à désirer ce qui cruellement nous manque, et à lui reconnaître du prestige par le seul fait que nous en sommes privés.
Si bien, en déduit Debord, qu'il n'est d'autre alternative que de refuser l'entièreté de cette misère.
Insoumission souveraine qui met l'exigence de la liberté absolue au principe de la pensée et de l'action, mais qui ne trouvera à s'accomplir que dans la propre existence de l'auteur, sans jamais parvenir à s'étendre et à se faire contagieuse. » (pp. 118-119)

8. Excipit : « Sixièmement et pour finir, voici, Messieurs, ces mots que l'amie Salvayre nous a carrément imposés (pourquoi sommes-nous si faibles à ses endroit?). Ils sont inscrits, nous a-t-elle informés, par son très admiré Rabelais sur la grande porte de Thélème, et ils ont le mérite, selon elle, de vous être très spécialement destinés.
Ils vous suggèrent cordialement, vous les gloutons, les lécheurs qui toujours amassez, d'aller vous faire voir, et le plus loin possible :

"Ici, n'entrez pas, vous, usuriers avares,
Gloutons, lécheurs, qui toujours amassez
Grippeminauds, souffleurs de brouillard,
Courbés, camards, qui dans vos coquemars
De mille marcs n'auriez pas assez.
Vous n'êtes pas écœurés pour ensacher
Et entasser, flemmards à la maigre face ;
Que la male mort sur-le-champ vous efface !"

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