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[Se dire lesbienne | Natacha Chetcuti]
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Posté: Dim 17 Déc 2023 17:58
MessageSujet du message: [Se dire lesbienne | Natacha Chetcuti]
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Pendant toute la lecture de l'essai, il a fallu que je garde à l'esprit cette idée : que le lesbianisme ne se résume pas à une orientation sexuelle féminine ; au moins depuis les années 1970 et Monique Wittig, le lesbianisme est d'abord et surtout une posture politique de critique féministe de l'hétéronormativité, donc de la domination masculine. Dès lors, une dialectique est posée : d'une part le positionnement de chaque femme homosexuelle vis-à-vis de sa socialisation genrée, c'est-à-dire son acceptation, refus ou problématisation de sa propre féminité et des attendus sociaux afférents ; d'autre part sa volonté de s'inscrire ou non dans le militantisme lesbien, comme forme d'engagement (ou de lutte) féministe ayant ses propres attendus et ses lieux et formes spécifiques de socialisation. Une telle dialectique a l'air d'être parfaitement individuelle, mais en cela intervient la sociologie empirique et expérimentale : dans sa capacité à repérer des régularités, à déceler des lois grâce à ses méthodes de terrain, et notamment à l’échantillonnage et à l'entretien, éventuellement à établir des corrélations entre de telles régularités et des variables significatives (âge, parcours, classe sociale, circonstances de la sociabilité, événements biographiques marquants, etc.).
Dans cet essai, comme son titre l'indique, en amont de la manière dont l'homosexualité est vécue par les femmes lesbiennes interrogées, la question est posée de ce que le lesbianisme représente pour elles, des variables sociologiques qui vont être retenues, de la représentation de soi en termes identitaires mais aussi et d'abord d'autonomination de soi en tant que lesbienne (ou autrement). Seulement ensuite, à partir du chap. V, l'expérience lesbienne est analysée sous un prisme très marqué par la vie de couple et surtout par les modalités des sexualités (chap. VI). L'entrée en couple et les modalités de celui-ci s'avèrent en effet avoir une place tout à fait prépondérante dans la construction de soi comme lesbienne et même dans le « coming out », c'est-à-dire dans la construction sociale comme lesbienne. Le dernier chap. utilise la notion de « script » sexuel ; dans sa grande longueur et surtout dans la profondeur des détails dans lequel il entre, il décline une à une toutes les pratiques du rapport sexuel lesbien : ainsi m'a-t-il paru indigeste et rébarbatif. Mais je concède ex post qu'il est également essentiel à la démonstration, dans la mesure où il permet de mettre en relation ces pratiques sexuelles avec le genre, et en particulier avec leurs connotations habituelles masculines/féminine, rôle actif/passif, dominant/dominée, voire de les mettre en regard avec les pratiques analogues ayant cours dans des rapports hétérosexuels. Ainsi l'autrice peut avancer sa thèse fondamentale qui est la suivante : le lesbianisme, à certaines conditions, permet la dissolution du genre, ou a minima celle de certains rôles associés au genre dans la sexualité, notamment par leur interchangeabilité entre personnes du même sexe.
Du point de vue méthodologique, cet essai possède le grand mérite d'introduire les concepts d'après le matériau des entretiens, de manière déductive donc, et en faisant un usage judicieux des verbatim. Une partie (au moins un annexe) sur les critères d'échantillonnage voire simplement sur le nombre et les données sociologiques des personnes interviewées aurait été la bienvenue, d'autant plus qu'il m'a été difficile de repérer et regrouper les cit. des femmes nommées et identifiées par leur âge et souvent leur nomination (parcours, situation de couple, etc.).
En conclusion, ce travail a une grande valeur explicative du lesbianisme comme forme d'identité individuelle, saisie dans le contexte de la recherche de terrain, mais aussi comme forme théorique de critique et de prise de distance des normes sociales, incarnée par le vécu de la sexualité.



Table [avec appel des cit.]

Préface. Le lesbianisme, vu de la sexualité – (par Michel Bozon)

Introduction [cit. 1]

Chap. Ier. « La lesbienne », ou l'invention d'une catégorie :

« La lesbienne » : une construction historique
Butch-fem : une subversion des codes ?
La traversée du féminisme : sexe, genre et lesbianisme
Quelques questions de méthode : le principe de l'autonomination

Chap. II. Lieux de rencontres :

Quel terrain pour quel type de sociabilité ?
Convivialité, culture et politique
Des sociabilités homosexuelles
Territorialité et spatialité lesbiennes : des contre-espaces pour mieux se reconnaître

Chap. III. Devenir lesbienne et représentation de soi :

Le sentiment d'anormalité face à la contrainte hétérosexuelle [cit. 2]
« De toute façon, moi, je n'étais pas une fille comme les autres »
« Je préfère les femmes »
« J'ai perdu du côté féminin en apparence »
« J'aime une certaine image de la féminité » [cit. 3]
Se reconnaître lesbiennes, ou les inclassables du genre
L'androgynie ou le genre indécidable [cit. 4]

Chap. IV. Des manières de se dire :

Le couple comme modèle de visibilité et d'énonciation du lesbianisme
Se dire par l'autonomination lesbienne
L'épreuve du déni
Les lesbiennes ne sont pas des femmes ?
La présomption d'hétérosexualité dans le milieu professionnel
Le couple comme mode de visibilité
Évaluation du contexte social et modes de nomination de soi [cit. 5]

Chap. V. Désir et modalités de couple :

La fidélité sexuelle et affective : une exigence partagée [cit. 6]
Le vécu du désir : une manière de confirmer l'existence du couple
Le couple n'est pas une certitude en soi
Conciliation de l'autonomie sexuelle et de la sécurité du lien
Le multipartenariat contractualisé : script récréatif et vie de couple
Critique du couple monogame : la polyfidélité comme modèle politique
La fidélité multiple : un idéal relationnel ? [cit. 7]
De la monogamie sérielle au multipartenariat affectif : un modèle intériorisé ?
Se « pacser » : une légitimation du couple homosexuel ?

Chap. VI. Les scénarios de la sexualité : normes et transgressions [cit. 8] :

L'accès à l'orgasme : un « must » du moment sexuel
Un script non ordonnancé par la pénétration coïtale
Prise d'autonomie avec le script hétérosexuel et pratiques pénétratives
La pénétration anale : tabou, acte contre nature ou trop intime ?
Les pratiques bucco-génitales : un acte sexuel en soi
Les objets sexuels : une utilisation circonstancielle
Des actes et des gestes : une manière de connaître l'autre avec soi
Masturbation et autoérotisme : des pratiques pauvres ?
L'usage des mots et le sens donné à la relation sexuelle
La relation idéale : au-delà de la simple génitalité
Des situations difficiles
Absence de soi ou de l'autre : inadéquation, limitation
Genre et script sexuel [cit. 9]
Butch-fem : réalités ou mythes ?
Les pratiques sado-masochistes, entre répulsion et revendication
La norme sexuelle en question : représentation et désidentification de genre

Conclusion. De l'égalité à la dissolution du genre [cit. 10]

Petit glossaire de vocabulaire lesbien

[...]



Cit. :


1. « On finit par se dire lesbienne au terme de trois types de parcours que les récits de vie m'ont permis d'identifier.
Les 'parcours exclusifs' sont vécus par des femmes qui n'ont jamais eu de relations sexuelles avec des hommes. Ce sont les moins nombreuses. Elles ont le plus souvent connu leur première relation sexuelle avec une femme entre 20 et 24 ans.
[…]
Plus fréquents, les 'parcours […] simultanés' sont composés de femmes ayant vécu leur premier rapport sexuel entre 13 et 22 ans. Elles ont commencé leur vie sexuelle avec une femme ou un homme dans la même période, pour ensuite ne vivre que des relations avec des femmes. […]
Les 'parcours progressifs' sont largement majoritaires. Ils se distinguent des autres parcours par la durée de l'expérience hétérosexuelle, mais également par les types de relations engagées avec les hommes. L'orientation sexuelle à laquelle les interviewées se réfèrent dans ce cas est l'hétérosexualité exclusive ou bisexuelle, au moins dans le premier temps de leur cheminement sexuel. […] Après avoir vécu cinq à dix ans de conjugalités hétérosexuelles, elles s'engagent le plus souvent dans des relations avec des femmes de manière exclusive. » (pp. 19-21)

2. « Presque toutes les interviewées ont employé le verbe "assumer" pour parler de leurs premières expériences sexuelles. On peut supposer que si ce terme revient régulièrement en début de biographie, c'est qu'il signifie qu'être homosexuelle suppose d' "assumer" une marginalité, une 'a-normalité'. Par la suite, il semble que pour se reconnaître lesbienne, il ne suffise pas de vivre des expériences sexuelles avec des femmes, il faut avoir une relation sexuelle avec une personne s'affirmant homosexuelle. Il y aurait donc une corrélation entre l'adoption d'une homosexualité "assumée" et la conception de l'homosexualité de la partenaire. Pour devenir envisageable positivement, la nomination de soi en tant que lesbienne doit s'ancrer dans une définition de l'homosexualité commune aux deux partenaires. » (p. 60)

3. « Pour les trois quarts des lesbiennes interrogées, le lesbianisme représente une rupture avec la féminité traditionnelle prenant la forme d'une certaine masculinité revendiquée ou d'un entre-deux du genre. Les autres pensent le lesbianisme comme un continuum de la catégorie "femme".
[…]
Cette conception du lesbianisme lui a permis [un cas d'adhésion à la conception du continuum est analysé en détail] d'acquérir une représentation de sa nouvelle identité sexuelle acceptable pour elle, sans lui faire perdre sa place dans le système de genre. Elle met davantage l'accent sur l'adhésion au sexe/genre que sur la critique du genre, ce qui lui permet de relativiser sa place en tant que femme par rapport aux hommes.
[…]
Aucune des lesbiennes interrogées ne se revendique "fem", peut-être parce qu'il est plus difficile de rejeter consciemment les catégorisations binaires de sexe en créant une nouvelle problématisation de la relation sexe/genre par une pratique fem.
À partir des témoignages recueillis, on constate que le corps "féminisé" n'est pas une valeur majoritairement reconnaissable pas les lesbiennes socialisées dans des groupes politiques ou culturels. Même si, avec la progression du "queer", le port de vêtements féminins n'est plus aussi marginalisant, il peut signifier, dans certains réseaux de socialisation lesbiens politiques de la génération des 30-50 ans, un faible niveau de critique de l'hétérosexualité. Utiliser ce mode de présentation genrée, sans marquer dans le discours une rupture théorique avec la féminité traditionnelle, peut rendre la personne suspecte d'alliance avec l'hétérosexualité et lui donner l'impression d'être marginalisée, non reconnue par ses paires, voire stigmatisée. » (pp. 81-84)

4. « L'accès à la reconnaissance du lesbianisme semble permettre aux lesbiennes s'autoaffirmant comme telles dans des groupes politiques de faire naître un corps réélaboré en adéquation avec les normes culturelles du groupe et non plus uniquement en référence à la culture hétérosexuelle. Cette sensation de "résurrection de soi" se manifeste généralement par le refus de la féminité traditionnelle et par une dissociation d'avec le marquage de genre prenant la forme d'une masculinité relative ou de l'androgynie.
Le modèle conçu dans un juste milieu entre une certaine "féminité" et une certaine "masculinité" conduit à une androgynie acceptable : c'est-à-dire non assimilée, d'un côté, par la norme du dominant, et de l'autre, par celle de dominée. » (p. 102)

5. « La question fondamentale que révèlent les données présentées pourrait s'énoncer ainsi : "entre dire et laisser voir", quelles sont les marges de manœuvre d'un groupe minoritaire ? Les observations réalisées et l'analyse des entretiens ont montré que les processus du dire et du laisser voir s'insèrent dans des moments particuliers de la biographie (rencontre avec une partenaire se définissant comme lesbienne, mise en couple, fréquentation de groupes politiques), mais restent ancrés dans la mémoire comme des moments pénibles, dans la majeure partie des cas. De plus, les femmes interrogées, qu'elles soient dans un lesbianisme revendiqué ou non, ont dû faire face à des comportements agressifs (regards blessants, insultes).
[…]
Bien souvent, prendre la décision de se dire lesbienne (notamment dans l'espace professionnel) implique une reconnaissance de soi suffisamment positive pour répondre aux éventuelles attitudes ou propos dévalorisants. Selon le contexte dans lequel est parlé le lesbianisme, le dire ou le laisser voir dépend d'un ensemble de pratiques, de normes, de règles et de savoirs sociaux qui ont des conséquences réelles et très concrètes sur les individus touchés. » (pp. 134-135)

6. « Les raisons pour lesquelles les lesbiennes pratiquent la norme de l'exclusivité sexuelle sont en grande partie liées à un conditionnement de genre qui ne sépare pas sexualité, amour et conjugalité. Elles manifestent ici leur adhésion à la norme de genre et à l'idéologie de l'amour comme centre de l'expérience majoritairement valorisée pour les femmes. Dans la pratique, la pérennité du couple n'est jamais assurée, les relations les plus durables dans les couples interrogés tenant de huit à dix ans. L'ensemble des répondantes sont conscientes de la fragilité d'un couple qui dépend, en grande partie, de l'accomplissement du désir.
Il en résulte deux positions contraires. L'une donne la priorité au couple comme lieu privilégié de l'expérience individuelle sur le plan affectif et considère que l'amour/désir doit tenir une place importante dans la réalisation du soi lesbien. La seconde procède d'une analyse politique qui associe le couple à la perte d'autonomie de soi. Luttant contre la dépendance que crée la situation conjugale, certaines lesbiennes voudraient distinguer l'épanouissement du soi individuel de celui du soi conjugal. Certaines en viennent à remettre en cause l'idéologie de l'amour qui maintient une dépendance à l'autre.
Les pratiques de couple varient toutefois selon la place donnée à "l'identité" homosexuelle dans l'histoire du couple et du degré d'implication militante de la personne. » (p. 139)

7. [Lise, 30 ans, sans relation] : « En général, quand je me fais plaquer, je me tape un mec parce qu'il faut éponger après. J'appelle ça les hommes jetables. Parce que je ne suis pas capable d'aller avec une fille tout de suite. C'est pas désagréable, mais je m'ennuie en fait, au bout de deux minutes, c'est super-ennuyeux. Dernièrement, il y a un truc que je me suis forcée à faire avec les mecs cette année, j'étais pas très motivée, il y a des trucs où je me suis un peu forcée.
- Et pourquoi tu le fais ?
- Je ne sais pas, parce que j'ai fait ma pute. J'en sais rien. Je pense que c'était en rapport avec ma rupture, j'ai besoin de faire des trucs que mon ancienne copine aurait détesté que je fasse. » (p. 170)

8. « En effet, alors que les mouvements lesbiens des années 1980 s'étaient attachés à analyser et à conceptualiser l'organisation sociale de l'hétérosexualité et son corollaire, la domination masculine, la tendance lesbienne des années 1990-2000 s'est centrée davantage sur la volonté de rendre visible une certaine sociabilité lesbienne. Une contre-culture fondée sur l'expression des sexualités lesbiennes s'est ainsi créée : vente d'objets sexuels détournés de l'imagerie pornographique masculine, production de films pornographiques mis en scène et écrits par des auteures lesbiennes, publications d'ouvrages érotiques et de romans explicitement destinés à un public lesbien. Chez les jeunes lesbiennes, ces pratiques peuvent avoir un impact significatif sur les conceptions de la sexualité. » (p. 190)

9. « Pour les femmes, hétérosexuelles comme lesbiennes, dominer le scénario peut vouloir dire être centrée sur le plaisir de l'autre. Mais généralement, pour les hétérosexuelles, avoir la maîtrise du scénario sexuel signifie critiquer les pratiques trop limitatives du partenaire, ou encore habituer l'autre à son propre corps. Alors que pour les lesbiennes interrogées, avoir la maîtrise du scénario sexuel, c'est prioritairement être centrée sur le plaisir de l'autre, et l'éprouvé du plaisir dépend de la jouissance de l'autre. Perdre la maîtrise peut vouloir dire composer avec l'autre un changement du scénario : c'est-à-dire accéder au plaisir pour soi et par l'autre.
Le modèle du don de soi, du faire plaisir à l'autre dans le script sexuel, mis en évidence par la norme du féminin, se maintient dans tous les discours des femmes interrogées quel que soit le sexe du partenaire. » (p. 243)

10. « Elles proposent une voie de 'dénaturalisation' de la sexualité hétéronormative qui renvoie à une indifférenciation des genres et s'incarne le plus souvent dans l'androgynie. Même l'intégration du registre 'butch-fem' dans la sexualité témoigne davantage de l'acquisition d'un code culturel lesbien exprimant une intentionnalité érotique que de pratiques sexuelles prescrites. Les femmes hétérosexuelles interrogées, au contraire, sont moins préoccupées d'annuler le marquage de genre que d'accéder à une égalité entre des partenaires de sexe différent.
La réévaluation des normes de genre, pour la totalité des lesbiennes interrogées, s'effectue par une mise à distance de la définition sociale de la féminité et de ses attributs dévalorisants : 1) par la revendication d'une certaine masculinité ; 2) par la critique du masculin et du féminin au sein du couple 'butch-fem' ; 3) par la redéfinition, le long d'un continuum de féminité, de la catégorie "femme" ; 4) par le rejet de la bicatégorisation du genre et le recours au modèle de l'androgyne. Il est plus valorisé chez les 30-50 ans. Chez les plus jeunes (15-35 ans), domine un modèle qui tend davantage à mettre en avant les normes de la féminité dans la présentation de soi en tant que lesbienne. Est-ce une manière de renforcer l'invisibilité de l'homosexualité féminine ? Ou, au contraire, n'aurait-on pas affaire à une mutation sociologique : déjouer la norme hétérosexuelle du côté des attendus du "féminin", tout en affirmant une position lesbienne ? » (pp. 278-279)

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