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[Amours silenciées | Christelle Murhula]
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Posté: Mer 06 Déc 2023 6:08
MessageSujet du message: [Amours silenciées | Christelle Murhula]
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La démarche qui anime la journaliste autrice de ce court essai est logique et appréciable : en 2021, suite au confinement Covid qui a mis en évidence tant de détresse dans l'intimité de nombreux couples et familles, un foisonnement de réflexion a surgi autour de la déconstruction des relations amoureuses hétérosexuelles, sous forme d'essais (dont une dizaine sont cités en introduction – p. 21 –, et passim) ainsi que de podcasts, séries télévisées, etc. : c'est ce qui est qualifié de « révolution romantique ». Cependant, de par la position sociale des acteur.trices culturel.les détenteur.trices de la parole légitime sur ce sujet, cette révolution romantique n'a guère pris en considération que la perspective des femmes blanches, valides, appartenant à la classe moyenne ou supérieure, bref ni discriminées ni racisées. Murhula s'attelle donc à corriger les biais d'une telle perspective depuis « les marges », par un fort appel implicite à l'intersectionnalité dans le féminisme.
Sa thèse principale me semble pouvoir être ainsi résumée : en présence du poids le plus marquant des discriminations racistes, classistes et validistes par rapport au sexisme, l'hétérosexualité peut être considérée comme un privilège recherché et non un obstacle à éviter ; le problème de la racisation provoque chez la femme noire un manquement dans sa condition d'être désirée (« misogynoir »), de même que le problème du classisme provoque un manquement dans la possibilité d'épanouissement de son propre désir ; par conséquent, ces manquements placent la sororité à l'épreuve non tant « du mâle » que de la rivalité féminine, dans la mesure où le couple monogame hétérosexuel est encore l'option la plus recherchée. Accessoirement, en considérant le lectorat principalement féminin des ouvrages féministes sur la révolution romantique, l'autrice pose l'idée très intéressante que cette dernière constituerait un nouvel horizon pour les femmes désireuses de « déconstruire » leur conjoint, ou peut-être d'en choisir un qui soit déjà acquis à cette cause, dans le « marché de l'amour », ce qui constitue, dans les deux cas, un fardeau supplémentaire pour elles (cf. cit 1 et passim).
J'ai lu avec intérêt ce complément nécessaire à le réflexion féministe mainstream, mais certaines thèses posées ne m'ont pas convaincu, par exposition préalable à quelques ouvrages sociologiques dont la méthodologie, plus scientifique, me persuade que la réalité est probablement plus complexe que le schéma proposé ici.
En tout premier lieu, je ne suis pas persuadé par l'approche victimaire contenue dans la partie intitulée « Qui veut des femmes noires ? » qui fait état d'un rejet systématique vécu dès le plus jeune âge par les femmes noires. L'idée avancée est l'alternative entre soit une hyposexualisation soit au contraire une hypersexualisation-fétichisation de ces dernières. Pour nuancer cette approche, je pense notamment aux éléments de complexification apportés depuis très longtemps par les études sociologiques américaines de Calvin C. Hernton sur la sexualisation du racisme (_Sex and Racism_), et plus récemment (et plus légèrement) à l'ouvrage de vulgarisation par Jean-Claude Kaufmann, _La guerre des fesses_ ; je songe aussi, de manière plus générale, aux travaux de Jean-François Amadieu : aucun de ces sociologues n'est cité. Même ma propre observation empirique des comportements de séduction des filles et des femmes noires dans l'espace public, de leurs postures d'affirmation de soi par l'apparence physique, ainsi que des couples dits mixtes au regard de l'ethnicité me laisse dubitatif quant aux thèses avancées par l'autrice, non au point de les nier en bloc, mais précisément de les nuancer. Cela ne m'empêche pas, j'espère, de mesurer l'ampleur du racisme et du sexisme conjoints des hommes, blancs et noirs.
Il en est de même pour les orientations sexuelles ainsi que les préférences amoureuses des femmes « aux marges ». Le lesbianisme noir, y compris les travaux d'Audre Lorde tant appréciée par l'autrice (« certaines d'entre nous sont courageuses »), n'est pas inconnu de la révolution romantique, et l'on peut difficilement affirmer que cette orientation sexuelle soit inaccessible aux femmes auxquelles elle s'intéresse. Plus généralement, il me semble dangereux et profondément irrespectueux d'avancer une minoration de la condition d'individu désirant chez quiconque. Si le célibat, de même que la monoparentalité, sont évidemment conçus et vécus comme des phénomènes tout à fait différents selon qu'ils sont subis ou choisis – c'est une thèse que je défends moi-même depuis longtemps – il me semble injuste et j'allais dire injurieux de qualifier les femmes socialement discriminées de : « Les oubliées de l'amour ».
En conclusion, si la démarche est nécessaire, et certaines idées sont intéressantes, notamment pour prendre conscience des conséquences des discriminations de tous ordres et s'en indigner, ce qui est en somme la mission du féminisme intersectionnel et décolonial, la solidité de la démonstration pâtit de carences méthodologiques (sociologiques) ; et enfin de l'absence d'un petit travail d'editing qui aurait effacé certaines rudesses de style...



Cit. :


1. « […] Certaines peuvent se mettre en tête de déconstruire à leur manière leur conjoint, ou les personnes qu'elles rencontrent. C'est-à-dire, comment faire en sorte qu'ils soient meilleurs, quitte à ce qu'une nouvelle pression s'abatte sur les femmes, éprises d'une mission civilisatrice pour les rendre plus conscients des enjeux féministes. Puisque les ressources sont là, comme des guides se survie aux relations hétérosexuelles, il n'y a aucune raison que leurs nouvelles relations ne fonctionnent pas comme elles l'entendent. Elles deviendront alors de nouvelles héroïnes, celles qui auront réussi à façonner l'homme parfait. Une quête afin de devenir une meilleure féministe hétérosexuelle en couple, comme un guide de développement personnel, alors que bien souvent, ceux que l'on souhaite à tout prix rendre plus aimants dans les relations amoureuses n'auront que peu de volonté de suivre les conseils énoncés. » (p. 24)

2. « […] Dans les œuvres sérielles et filmographiques, comme dans la vie réelle, il est rare que les femmes noires aient accès à un schéma amoureux considéré comme normatif et [qu'elles] soient des objets de désir – et non de fétichisation. Les relations amoureuses sont fondamentalement structurées par le racisme et, pour le cas spécifique aux personnes noires ou afrodescendantes, à la négrophobie. Ainsi, les femmes noires, qu'elles soient hétéros, lesbiennes ou bi/pan, cis ou trans, vivent l'amour d'abord par un premier sentiment : celui du rejet. » (p. 46)

3. « Sur les femmes noires est projetée une forme de puissance sexuelle et d'animalité, comme un safari pour le corps d'autrui. Elles sont alors privées de toute sensibilité, de tout romantisme, pourtant prêtés aux femmes blanches qui, elles, représentent la douceur et la féminité acceptables. Ces femmes noires représentent pour l'Autre une quête d'exotisme, qui non seulement donnera les moyens de se gargariser d'être progressiste, mais surtout de faire une entrée dans l'interdit. Elles ne sont alors plus considérées dans leur individualité, mais dans leur appartenance à leur groupe réel ou supposé. Quitte à devenir une obsession pour certains hommes, trop contents de sortir comme étendard de leur virilité une femme noire comme partenaire sexuelle. » (p. 59)

4. « L'idéal de la féminité [pour l'homme noir] étant si possible une femme claire, mince, valide, capable de mettre entre parenthèses sa carrière pour correspondre à cette notion de 'care' pour son partenaire. Une femme qui n'est pas seulement une compagne mais aussi une mère, docile, capable de respecter ce que les communautés noires attendent d'elle. Elle ne peut finalement correspondre aux canons de beauté car elle est enfermée dans cette histoire de mère. Une image qui condamne sa représentation en tant que femme désirable, sensuelle, et romantique. » (pp. 70-71)

5. « L'amour ne se résume pas à tomber amoureux de quelqu'un pour ensuite se poser des questions sur la compatibilité avec son féminisme. Il faut également se poser des questions sur la compatibilité avec sa race et son anti-racisme. Si le patriarcat structure les relations hétérosexuelles, le racisme les structure également. La préférence amoureuse, comme on aime l'appeler, étant elle aussi intégrée dès l'enfance du fait d'une propagande incessante. » (pp. 73-74)

6. « Pour les plus pauvres, l'amour peut être la souffrance, l'emprise, l'impossibilité de partir. C'est plus rarement les remises en question, la contrainte à l'hétérosexualité, ou le désir de sortir des schémas monogames normatifs. Et pour les femmes en situation de pauvreté, la vie quotidienne est une course contre la montre de la précarité. Selon le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, les femmes représentaient en 2014 plus de 57% des allocataires du RSA. Dans le même temps, 23% des ménages les plus plus pauvres sont des familles monoparentales dont 85% des femmes seules avec enfants. Il faut ainsi pouvoir survivre avec ce que l'on a, bien avant de trouver quoi faire de son temps libre, quand il est existant.
Moins les femmes ont de privilèges, plus elles sont effacées de la lutte pour une meilleure égalité dans leurs relations. » (p. 87)

7. « Pour de nombreuses femmes, quelle que soit leur position sociale, le couple monogame hétérosexuel est le seul schéma relationnel possible. Cette envie est encore présente, même pour les plus avancées dans leur prise de conscience féministe. Une recherche constante du couple, qui, même si nous voulons absolument nous en débarrasser, maintient une forme de rivalité féminine, et donc de compétition. C'est la course à celle qui sera choisie au détriment des autres, ou de l'Autre. LA rivale, peut-être notre amie, notre sœur, une connaissance ou une collègue. Une rivalité qui va forcément de pair avec les privilèges de chacune : qu'ils soient raciaux, valides ou encore de classe. » (p. 105)

8. « Cette compétition s'explique par le fort désir d'être en couple. Ce n'est pas seulement une volonté de trouver l'amour et le bonheur. C'est aussi un moyen d'acquérir un statut validé par la société : statut qui apporte une stabilité (qu'elle soit financière ou familiale), et aussi un statut de protection de ses privilèges (encore plus lorsque le partenaire est un homme blanc). Dans ces circonstances, les femmes blanches ont tout intérêt à briser la sororité pour garder leurs privilèges. De manière consciente comme inconsciente, il est inconcevable qu'une personne moins privilégiée que soi obtienne "sans effort" ce pour quoi elles ont été éduquées. Étant donné que règne l'idée que l'amour se mérite, il devient une récompense méritée à leur valeur ajoutée. Et ceci quitte à utiliser des moyens techniques afin de faire plier d'autres femmes pour gagner l'attention et le "cœur" des hommes ciblés, dans le but de gagner des points dans le classement du marché de l'amour. » (pp. 108-109)

9. « Pour les femmes noires, le statut de victime du sacrifice par amour est bien plus complexe. Car, en totale contradiction avec les femmes blanches, plus elles subissent des traumatismes, plus elles seront respectées, vues comme fortes, et donc moins on aura envie de les sauver ou de les aider. Ainsi, elles n'ont aucunement besoin de compassion de la part des autres. Dans l'imaginaire collectif, c'est ce que l'on appelle le stéréotype de la 'strong black woman', une femme noire qui pourra survivre à n'importe quelle épreuve, à n'importe quel traumatisme, et donc aussi survivre aux sacrifices. Elles ne sont pas des victimes, mais des femmes fortes, et rien de plus. Des clichés qui montreraient que leur relation amoureuse a été ravagée à cause de leur conjoint, forcément violent si c'est un homme noir. Et elles arriveront toujours à s'en sortir, à encaisser les traumatismes amoureux ainsi que leurs conséquences. Il règne une idée dans l'inconscient collectif qu'elles sont nées pour se sacrifier : pour leur conjoint, pour leurs enfants, pour leurs parents... Le tout en menant leur vie de front. » (p. 126)

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