Nous sommes en 1967 : les frontières migratoires de la France sont encore (pour quelques années) grand ouvertes ; le taux de chômage atteignant 1,6% des actifs, il se situe en-deça du seuil de « détente du marché de l'emploi » (2,5%) que les économistes préconisent ; on encourage fortement l'installation en Métropole des habitants des DOM-TOM et accorde automatiquement des titres de séjour avec autorisation de travail aux titulaires de visas « touristiques », hors des contrats d'immigration régulés par l'Office National de l'Immigration. Les Français sont globalement ignares des questions d'immigration, qui ne sont pas encore entrées dans le discours politique, à l'exception des syndicats de gauche – plutôt hostiles – et du patronat – extrêmement favorable... Le racisme paraît une effrayante, exécrable hypothèse exogène au génie français que l'on saura éviter par quelques mesures judicieuses de « sélection » des immigrés. Et pourtant... La guerre d'Algérie est une plaie brûlante et lancinante. Peut-être, dans la haine des Algériens pour les colons y avait-il déjà un certain sentiment d'humiliation éventuellement non dépourvu d'un petit fondement... Certes, en imposant à l'Algérie la clause de libre circulation des personnes qu'elle ne souhaitait pas, la France ne s'attendait pas du tout à recevoir un exode massif d'ennemis d'hier, même parmi les travailleurs qualifiés qui manquèrent cruellement à la reconstruction et à la formation des futurs cadres du pays nouvellement indépendant... Et les harkis, et les pieds-noirs, si dangereusement proches de ces néo-migrants...
Le racisme n'existe pas, certes, et l'on devrait prendre des précautions pour ne pas trop culpabiliser les autochtones si d'aventure les Autres les obligeaient à l'introduire, mais on ne renie pas le concept de race, ni l'on ne se scandalise qu'un M. Robert Delerm affirme que la politique d'implantation des Outre-marins « porte en elle des germes dangereux par les problèmes raciaux qu'elle posera d'ici une vingtaine d'années, plus tôt peut-être » (cit. p. 296). Parlons de germes, parlons de Noirs ! Tous les chapitres du livres, à l'exception du premier (« Emigrants et Français ») et du dernier (« Les bidonvilles ») portent le titre d'une nationalité : les Algériens, les Portugais, les Yougoslaves, les Espagnols, les Russes... et les Noirs, une nationalité ! Tous, peu ou prou, sont associés à des stéréotypes plus ou moins précis, plus ou moins amicaux : mais ceux des Noirs se fondent sur un vague déni d'humanité, sur la primitivité du sauvage nu dompteur de lion, chasseur de gazelles et... porteur de maladies. On était moins vigilant à l'époque...
La migration est un problème méconnu, mais l'exploitation des migrants, à tous les niveaux, de façon organisée, industrielle, systématique ne peut avoir été ignorée : il n'y a pas de problème de banlieues mais les bidonvilles sont des enfers dantesques ; la crise du logement, les violences policières, la fraude des employeurs, l'insalubrité des conditions de vie et de travail – et culpabilisation des migrants malades qui encombrent les hôpitaux, la question de mettre en symétrie le devoir de s'assimiler avec la concession de l'hospitalité... Une évidente mais non virulente islamophobie de la part de la « renégate »...
Que m'attendais-je de ce livre ? Que Banine songe bien sûr à sa propre expérience de réfugiée – bien qu'à l'heure où elle écrivait elle fût objectivement désormais davantage une « vieille parisienne » qu'une réfugiée – qu'elle s'en tienne à l'exergue sous laquelle elle l'a placé : la cit. de Paul Valéry : « Enrichissons-nous de nos mutuelles différences. », qu'elle nous parle tout particulièrement de cette émigration russe d'après 1917, à bien des égards restée inégalée, qu'elle reflète la bien-pensance ordinaire d'une bourgeoise de la fin des années 60 affiliée au Secours Catholique – ce n'est que bien tard, en parlant des Yougoslaves, il me semble, qu'on découvre qu'elle y exerçait effectivement une activité, professionnelle ou bénévole.
Ai-je été déçu ? non. Sa bien-pensance s'exprime surtout par un souci constant de donner la parole aux uns et aux autres, de ne pas s'écarter d'un point de vue médian lorsque les positions sont contradictoires. Ainsi de l'idée qu'il faille apprécier et faciliter la migration, MAIS la réguler, la sélectionner, la subordonner in fine aux capacités et aux intérêts du pays d'accueil qui, par une jolie entourloupette finale, coïncident justement d'abord avec les intérêts des migrants...
Ce livre n'est pas un travail savant, MAIS un certain effort de documentation est évident, de même qu'une application journalistique à se valoir de sources variées et d'interlocuteurs divers. Si ce que l'on apprend des différentes nationalités de migrants choisies est inégal, si pour certaines la mise en perspective historique est plus approfondie que pour d'autres, il est aussi agréable de noter avec le sourire que l'auteure se lasse vite du style informatif et revient sans cesse à la prose de la conteuse, au ton du salon, qui se décline dans tous les dégradés, de l'espièglerie jusqu'à l'indignation. Dans son introspection, il y a aussi cet « équilibr(ism)e » typique du migrant, entre empathie et besoin de se distinguer des migrants plus récents ou moins intégrés.
Cit.:
« Devant une telle dureté de cœur on peut se demander à quoi a servi un christianisme deux fois millénaire s'il n'a même pas su inculquer aux hommes le respect de la détresse. […] Je sais qu'il existe en France, par centaines de milliers, des cœurs tournés vers les déshérités de la terre ; il en est qui leur vouent leur vie entière. Il y a aussi la masse compacte des indifférents qui passent devant l'homme souffrant sans lui faire ni du mal ni du bien : ce malheur ne les concerne tout simplement pas, ils ont assez des leurs.
Mais qu'il puisse exister dans un pays avec une longue tradition de charité une certaine proportion d'hommes assez cupides pour léser des êtres sans défense, arrivés au dernier degré d'épuisement, comme c'est le cas des clandestins échouant en France, cela, non, l'esprit refuse de le concevoir. » (p. 54)
« Car le sage, le vrai sage, peut se demander s'il doit suivre inconditionnellement les impératifs de notre "civilisation de consommation" qui le forcent à vivre dans la fièvre, de produire encore, de gagner toujours plus d'argent, de s'acheter d'autres objets coûteux, d'amplifier sans cesse ses besoins toujours plus artificiels. […] Le sage voit l'Occidental fuir en avant, se fuir. Son agitation est si bien organisée qu'une heure passée dans un fauteuil à rêver lui paraît un affreux scandale, indigne du conquérant qu'il est. » (p. 125)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]