"Mon existence commence un peu comme une chansonnette de café-concert que j'entendis vers 1913 au promenoir de l'Eldorado, où mes parents allaient assez régulièrement. (...) Ce n'est pas une très belle chanson, en vérité, mais l'air en est trépidant. J'aurais dû tâcher de vivre sur ce rythme."
Alors âgé d'une quarantaine d'années, Henri Calet, dans "Le tout sur le tout", se souvient... de sa petite enfance modeste mais heureuse, du tournant qu'une hospitalisation suite à un accident puis son entrée en pension ont fait prendre à sa façon de considérer l'existence, de certains épisodes de sa vie d'adulte.
Ce faisant, c'est le quotidien du petit peuple parisien, dont il fait partie intégrante, qu'il dépeint. Le récit n'est pas vraiment linéaire, mais composé de séquences, de scènes qui paraissent croquées sur le vif, et qui sont associées à des lieux de Paris où l'auteur a vécu, et pour lesquels il manifeste un véritable attachement. Nous le suivons ainsi lors de ses pérégrinations dans la ville, qui se retrouvent intimement liées au cheminement intérieur qui le mène, d'une anecdote à l'autre, le long d'une existence dont il contemple le déroulement avec une certaine amertume, conscient de sa médiocrité.
Pourtant, ses premières années sont particulièrement heureuses. Entouré de parents aimants, il garde notamment de ses relations avec son père des souvenirs particulièrement attendris. Ce dernier, fantasque, peu pragmatique, immature, anti-militariste et plus ou moins anarchiste, a toujours eu du mal à conserver un emploi plus de quelques jours. Mais il se débrouillait malgré tout, avec quelques combines (ses parents fabriquaient de fausses pièces de monnaie, comme la plupart des locataires de leur immeuble) et un peu d'entraide, pour offrir quelques plaisirs à son petit garçon. Et peu importaient les punaises, l'insalubrité des logements dépourvus d'eau courante...
"Mon existence coulait douce. J'étais à l'abri, bien au creux de la vie. Rien que de repenser à ces premières petites années, ça me chante encore un peu dans le ventre".
Et puis, il faut dire que ce début de siècle était passionnant, et quelque peu euphorique aussi : les évolutions techniques et les améliorations du standard de vie, même si dans un premier temps elles ne profitèrent pas à tous, laissaient entrevoir de merveilleux lendemains. "Nous nous imaginions loin du paupérisme du siècle précédent".
Quels événements ont fait que ces merveilleux lendemains ne sont pas venus, et qu'il a fallu bien vite déchanter ? Dans la vie du petit Henri, la cassure se produit lors de la première séparation avec ses parents, à partir de laquelle il véhicule une mélancolie qui ne le quittera plus. Ensuite, la première guerre éclate...
Avec le recul, l'auteur mesure la vanité des espérances que les individus placent en l'avenir. L'humanité, malgré les avancées technologiques, les progrès sociaux, reste la même. Depuis toujours, les hommes vivent au coeur d'une morne tragédie dont certains se voient confier quelque grand rôle, mais la plupart restent indissociables de la masse de figurants qui devra se contenter d'un piètre destin.
En l'occurrence, dans le Paris post seconde guerre mondiale, les préoccupations, pour le modeste peuple qui subit le rationnement, sont bien triviales. On se bat pour quelques navets pourris, on regarde avec suspicion, dans les files d'attente, la jeune mère prioritaire, l'immigré...
Henri Calet décrit les petitesses, les lâchetés, la mauvaise foi de certains de ses concitoyens, évoque l'absurdité de la guerre, mais le fait d'un ton presque égal, sans jugement ni cynisme, en évoquant des détails du quotidien, en rapportant les réflexions entendues dans la rue. Jamais il ne se pose en juge, il se contente de faire un constat, d'écrire une réalité dans laquelle il s'inclut lui-même.
Et pourtant, malgré la nostalgie qui émane de son récit, il avoue aimer la vie, "en être fou". Simplement, il estime que l'homme, dans sa frénésie de conquêtes (professionnelles, territoriales, amoureuses, matérielles...), dans son obsession du "toujours plus", finit par passer à côté du bonheur...
"Voilà bien des années que nous marchons ainsi, de père en fils, en direction d'un monde meilleur sur un parcours à peu près identique. A la fin, je me demande ce que nous cherchons (...) : ce monde meilleur n'est pas au bout d'une rue, il est ici, et maintenant. Nous y sommes, il faudrait s'arrêter, nous avons les pieds dedans ; le monde, c'est nous. Au bout du chemin, il n'y a qu'un fossé."
Lui-même a été un flambeur : il a connu beaucoup de femmes, s'est adonné aux plaisirs du jeu, a voyagé... et constate, amer, qu'il ne lui reste que la solitude d'une vie étriquée.
On aurait bien envie de lui dire qu'il a tout de même réussi à écrire avec "Le tout sur le tout" un beau roman. En tous cas, j'ai bien aimé, moi, son écriture fluide, que ses accents parfois populaires rendent très plaisante, et je me suis attachée à cet anti-héros humble et triste, qui parcourt Paris en quête d'un autre lui-même qui serait susceptible de trouver le bonheur...
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