Sarnia », le livre unique, posthume et génial d'un auteur inconnu : G. B. Edwards
Un génie dans son île
Article paru dans l'édition du 03.11.06
omme on aimerait le rencontrer, Ebenezer Le Page, ce vieil habitant de Guernesey qui raconte, dans Sarnia, l'histoire de son île sur près d'un siècle !
C'est qu'à son âge, il a tout connu, la première guerre mondiale, où il a perdu son père et son meilleur ami, la seconde et l'occupation allemande et même l'invasion touristique des années 1960 du siècle dernier. Et comme il n'a jamais bougé de son île, collé comme un ormeau à son rocher (sauf une fois pour assister à Jersey à une compétition sportive), il connaît tout le monde, est apparenté à la moitié des îliens et peut évoquer, dans le moindre détail, la vie de presque toute la population.
C'est vrai qu'il peut agacer, il est chauvin, mesquin, et tient parfois du vieux grincheux qui radote sur le thème c'était mieux avant. Mais il sait faire preuve dans ses récits de tant d'humour et d'humanité qu'on ne peut s'empêcher d'être devenu son ami quand on a achevé la lecture de ses Mémoires. Oui, ce serait bien de faire sa connaissance. Il n'y a qu'un problème : Ebenezer Le Page n'existe pas. C'est un personnage imaginé par G. B. Edwards, un auteur à peu près inconnu qui a réussi l'exploit dans ce livre unique et posthume de brouiller si bien les pistes qu'on ne peut plus départager la réalité de la fiction. Lors de la parution du livre en Grande-Bretagne en 1981, William Golding écrivit dans le Guardian : « Il ne s'agit pas d'un roman. Pas davantage d'une autobiographie. A vrai dire, je ne sais pas ce que c'est, sinon une oeuvre, je ne dirais pas de grand talent, mais de génie. Un génie hors des règles, mais splendide. Nous n'avons pas l'impression de lire mais d'être plongés dans la vie même. »
De Gerald Basil Edwards, on sait peu de choses. Il est né à Guernesey en 1899. Dans les années 1920, il enseigne la littérature et le théâtre à Londres, fréquente des cercles littéraires. En 1930, il se marie pour divorcer trois ans plus tard après avoir eu quatre enfants. On le retrouve en 1960 à Weymouth, retraité d'on ne sait quelle administration. Il vit modestement chez une logeuse, rêve de rentrer à Guernesey, mais n'en a pas les moyens, et se consacre à l'écriture de son grand oeuvre, une trilogie romanesque intitulée Sarnia Chérie (Sarnia est le nom latin de Guernesey).
MAELSTRÖM DE DESTINS
Le premier tome, The Book of Ebenezer Le Page, est achevé dans les années 1970. Les deux autres, Le Boudl'lo, The Book of Philip Le Moigne et La Gran'-Mère du chimquière, The Book of Jean le Féniant ne verront jamais le jour. Edwards avait demandé à sa logeuse qu'à sa mort elle brûle tous ses papiers, ce que Mrs. Snell fit scrupuleusement, en décembre 1976. Quelques années auparavant, G. B. Edwards s'était lié d'amitié avec un jeune couple, Edward et Lisa Chaney, à qui il avait confié le manuscrit du premier volume qui devint ainsi son livre unique.
Il y a dans Sarnia la volonté farouche d'ériger un monument définitif, de faire en sorte que l'écriture soit l'expression littéraire d'un lieu. La délimitation de l'espace insulaire permet d'envisager un tel défi et il existe de magnifiques réussites dans ce genre comme L'Homme des îles, de l'Irlandais Thomas O'Crohan, inspiré des Blaskets (Payot, « Petite Bibliothèque ») ou l'étonnante Œuvre des mers, d'Eugène Nicole, consacrée à l'archipel de Saint- Pierre-et-Miquelon (éd. François Bourin). Mais l'exiguïté relative de l'île en fait aussi une sorte de huis clos familial à peine élargi où fermentent le chauvinisme, les querelles entre anglicans, baptistes, méthodistes, où tout le monde s'épie et se jalouse. Ebenezer n'échappe pas à la règle, il déteste les Anglais bien sûr, les Français évidemment, les Allemands, non sans quelques raisons, et surtout les voisins de Jersey. « Je préférerais encore être nègre que jersiais. Un nègre, c'est un nègre, mais un Jersiais, c'est un Jersiais. » Et pourtant, il se liera d'amitié avec quelques Anglais, un soldat allemand pendant l'Occupation et même un voisin venu de Jersey ! C'est qu'il a une propension à se méfier des idées reçues, à ne juger que d'après sa propre expérience et même, par esprit de contradiction, à accorder sa sympathie à ceux que la rumeur accable. On peut trouver sa prudence mesquine - c'est ce qu'il pense lui-même -, de même que son refus de s'engager dans un métier, une religion, la fondation d'un foyer. Il n'épousera jamais Liza, le grand amour de sa vie, et ils vieilliront chacun à un bout de l'île dont ils deviendront les doyens.
Mais qui fut son grand amour, Liza ou Jim, son ami d'adolescence mort à la guerre ? Peut-être Ebenezer a-t-il raté sa vie faute d'avoir fait les bons choix ; il s'est pourtant trouvé un héritier selon son coeur, un peintre honni de tous à qui il confie son manuscrit en échange d'un tableau. Ebenezer, qui ne connaît rien à la peinture, contemple le tableau et déclare : « C'est superbe. C'est ma maison sans être pourtant ma maison. Il y a quelque chose de plus. »
Sarnia, c'est un maelström de destins humains, drôles, pathétiques, c'est la couleur des ciels de la Manche, le bruit du ressac et le goût des ormeaux, c'est tout Guernesey sans être pourtant Guernesey.
Il y a quelque chose de plus.
Gérard Meudal
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