J'avais vaguement pris connaissance de la tentative, calamiteuse et éphémère, d'évangélisation du Japon par le père jésuite François-Xavier au milieu du XVIe siècle, comme d'un emblème célèbre de malentendu anthropologique, mais j'ignorais complètement qu'il y eût, dans la première décennie du XXe siècle soit le lendemain de la défaite russe par les Japonais, une tentative d'islamisation du Japon, menée par cet étrange et mystérieux voyageur-intellectuel nommé Abdürrechid Ibrahim, sa tentative ayant été le motif ou le prétexte d'un voyage en Asie entre 1908 et 1910. Abdürrechid Ibrahim (né en Sibérie occidentale peut-être en 1857, mort à Tokyo en 1944) est donc, comme son nom ne l'indique pas, un musulman de Russie, pas un Tatar au sens propre, grand voyageur qui eut une certaine renommée au crépuscule de l'empire ottoman, parlant couramment le russe, l'arabe, le persan et le turc ottoman, sa langue d'expression écrite dans laquelle est rédigé son _Alem-i islam ve Japonya'da Intişar-i Islamiyet_ (_Le monde musulman et la diffusion de l'islam au Japon_), récit de voyage publié à Istanbul en 1910 en 2 volumes, dont est tiré, en forme très résumée, le présent ouvrage.
Les traducteurs et préfaciers, en présentant le document, nous donnent d'emblée le goût et la curiosité vis-à-vis d'une entreprise qui semble bien occulter quelque chose de plus qu'une simple tentative de prosélytisme religieux, dans un texte qui contient certaines énigmes, omissions et dissimulations, de la part d'un personnage dont transparaît de la ruse et du mystère. Mais ce qui est avéré, c'est le climat politique et intellectuel dans lequel elle s'inscrit : la guerre russo-japonaise de 1904-1905 avec la victoire du Japon eut un retentissement immense dans l'ensemble des territoires colonisés par les Européens aux quatre coins du monde, et il provoqua « une vague d'exaltation » considérable surtout parmi les musulmans, qui eurent pour première fois la preuve que, d'une part, les Européens n'étaient pas invincibles face aux « races » dominées, et d'autre part que les Japonais avaient peut-être percé le secret d'une modernisation qui ne fût pas incompatible avec le patriotisme ni avec l'émancipation de l'Occident. Abdürrechid, qui est l'ennemi juré du colonialisme russe, britannique et français (en Algérie) autant que des missionnaires chrétiens qu'il traite de tous les noms, ce rédacteur indéfectible de journaux destinés à l'éveil religieux, politique et national des musulmans de Russie, est partisan à la fois d'une union politique des musulmans dans l'ensemble de l'Asie et d'un modernisme anti-occidental fondé sur un islam réformé par l'éducation, connu sous le nom de « djadidisme ». Faisant les frais de la répression féroce frappant entre autres les minorités religieuses de Russie à partir de 1907 (dite « réaction stolypienne »), dont il subit la censure puis la fermeture de ses organes de presse et, semblerait-il, une forte limitation de sa liberté personnelle, le réformateur religieux-agitateur politique se tourne logiquement vers un long voyage, comme il l'a déjà fait et le fera encore souvent ; il est également logique qu'il choisisse comme première destination ce Japon qui a tout pour l'inspirer et provoquer sa sympathie et son admiration, plutôt que l'Empire ottoman, d'autant qu'il nourrit fort peu enthousiasme à l'égard du mouvement des Jeunes-Turcs ainsi que des Tanzimat d'inspiration européenne, lui qui est étroitement lié à la puissante confrérie Naqshibandi. Ainsi, explique-t-il de manière imagée, « il noue autour de la taille la ceinture de l'énergie spirituelle ('himmet') et prend en main le bâton de la soumission à Dieu ('tevekkül') » (p. 14) : en d'autres termes il prend la route afin d'apprendre et de prêcher. Sous couvert de...
Mais plusieurs détails clochent dans son récit. D'abord, il fait semblant de partir de façon totalement impromptue, dans un terrain entièrement inconnu à découvrir, où néanmoins il entre immédiatement en contact avec des personnalités politiques et médiatiques japonaises de tout premier plan, qui lui font des honneurs comme s'il était en mission officielle, ou en tout cas comme s'il était attendu depuis longtemps. Ces personnalités appartiennent toutes à la mouvance hyper-nationaliste et impérialiste nippone, et tout porte à croire que ce ne fut pas le premier voyage au Japon de notre « explorateur » contrairement à ce qu'il prétend... Celui-ci commet par ailleurs systématiquement des « erreurs » de datation de toutes ses rencontres, et les traducteurs de noter les incohérences avec les dates d'événements incidemment cités. De plus, dans son admiration dithyrambique du Japon – il utilise sans cesse les mots 'ta'adjajüb' (surprise) et 'hayret' (stupéfaction) à l'égard de ses habitants, de toutes leurs qualités, de leurs mœurs et coutumes – notre voyageur mêle des considération complètement superficielles voire stupides – comme cette réflexion sur la taille des Japonais mise en relation avec la petitesse des seins des femmes (!) et leur habitude de porter leurs bébés sur le dos – à des analyses géopolitiques et de politique étrangère d'une grande finesse et d'une parfaite information. Les Japonais nationalistes qu'il rencontre abandonnent aussitôt avec cet étranger tout chauvinisme et le traitent unanimement comme un frère : pourtant il y a peu, certains Tatars ont guerroyé et se sont même portés volontaires contre les Japonais ; en apparence, ils n'opposent aucune résistance à son prosélytisme islamique, en lui concédant si facilement le terrain pour la construction d'une mosquée ; mais quand même, dès son arrivé en Inde, ils lui collent aux basques, un « disciple » candidat à la conversion, qui à tout à fait l'air d'être un espion... Très clairement, les Japonais souhaitent se faire un allié anti-russe chez ce musulman qui par ailleurs abonde dans leur sens quant aux visées impérialistes nippones sur la Mandchourie, la Mongolie, le Sud-Est asiatique, peut-être le Turkestan et pourquoi pas l'Inde...
Les Russes, qui persécutaient le séditieux dans son pays, sont bien trop disposés à lui laisser voie libre à travers toute la Sibérie (par le train Transsibérien) où il va s'enquérir de la situation souvent déplorable des musulmans, à le laisser s'embarquer à Vladivostok ; sans doute le financent-ils plus ou moins directement tout au long de son expédition (lui qui semble toujours dans le besoin d'argent) ; ils lui font rencontrer un « expert » russe presque dès son arrivée au Japon, enfin ils le protègent lorsqu'il est dans l'embarras en Inde et vont même l'héberger au consulat russe de Djeddah.
Nous avons déjà parlé des antipathies de l'auteur pour ce qui était en train de se produire en Turquie depuis 1908 ; de plus, à chaque occasion, il a des mots extrêmement durs pour le Sultan Abdülhamid et pour son « despotisme sanglant » ('kanlı istibdad') qu'il qualifie de « déshonneur pour l'islam ». Pourtant, la dernière étape de son périple, après le Hedjaz, Damas et Beyrouth, c'est justement Constantinople, où son gros volume, rédigé en temps record – quelques mois à peine – sera publié dans la même année 1910, comme si le texte était déjà attendu (ou peut-être commandé ?)... Là aussi, il ne faut pas oublier que l'axe principal des ambitions en politique étrangère d'Abdülhamid était, précisément comme Abdürrechid, le « panislamisme », comme forme de revitalisation du Califat. Sans doute notre homme avait-il donc aussi des protecteurs influents à la Porte, d'autant que sultan meurt en 1909, durant le périple de notre « célèbre voyageur » ('seyyah-ı kebir')...
Enfin, même si celui-ci n'avait pas froid aux yeux, comme le prouve son voyage suivant qui le conduira en Tripolitaine en 1911, pour renforcer le moral des troupes ottomanes face au colonisateur italien, il n'aura échappé à personne qu'Abdürrechid Ibrahim va mourir à Tokyo en 1944 : l'amitié des Japonais et son admiration pour leur pays pèseront plus lourd que les bombardements américains – et c'est tout dire !
Cit. :
1. [Ex Présentation] : « Le voyage d'Abdürrechid au Japon n'avait donc rien de touristique ; il est probable qu'il avait été invité au Japon par un des groupes ultra-patriotiques et expansionnistes tout-puissants dans les cercles militaires et politiques, probablement par les Dragons noirs. En nouant des contacts avec des activistes musulmans de Russie comme Abdürrechid, ceux-ci pouvaient espérer exploiter le capital de sympathie dont jouissait le Japon en pays d'islam, pour pouvoir éventuellement disposer un jour d'un nouvel atout à l'intérieur de la Russie dans la perspective d'une nouvelle confrontation avec l'empire des tsars.
De son côté, Abdürrechid était hanté par la question : qu'est-ce que les musulmans, et notamment les musulmans de Russie peuvent attendre du Japon ? À mesure qu'il connaît mieux les Japonais, il découvre chez eux des qualités très proches de celles qui sont requises par l'islam. Il y aurait donc peut-être un terrain favorable à une politique de conversion. Mais surtout, et c'est là l'argument principal qu'il développe auprès de ses interlocuteurs, il pense que le Japon aurait intérêt à embrasser l'islam.
[…]
Une nouvelle question se pose alors : pourquoi les Russes l'ont-ils laissé partir pour le Japon ? […] Lui-même s'émerveille de la facilité avec laquelle il s'est embarqué à Vladivostok pour le Japon. Or, il faut rappeler qu'il a été l'un des leaders les plus en vue parmi les musulmans de Russie en 1905-1906 ; que son imprimerie a été fermée par le gouvernement russe et ses journaux interdits ; qu'il a été recherché par la police russe. Il est évident qu'il constitue, pour les Russes, un dangereux agitateur. [… Pourtant] Il est curieux de voir qu'il tombe, quelques jours après son arrivée au Japon, sur un "expert" russe. Lorsqu'il a des ennuis en Inde et que les Anglais le font arrêter à Hyderabad, il demande la protection du consul de Russie. À Djeddah, il loge chez le consul russe. N'y a-t-il pas anguille sous roche ? Sans aller jusqu'à faire d'Abdürrechid un agent double, on ne peut s'empêcher de penser qu'il a peut-être été manipulé par les Russes, désireux de repérer à travers lui et ses contacts les activités antirusses au Japon et en particulier les liens qui étaient en train de se nouer entre le Japon et les musulmans de Russie. » (pp. 34-36)
2. « Avant même que le bateau [japonais] n'eût quitté le port, l'équipage avait fermé les soutes. Ils avaient entièrement lavé le pont. Au bout d'une demi-heure ou d'une heure, tous les matelots s'étaient éclipsés. Puis ces messieurs arrivèrent un à un, chacun tenant à la main qui un journal, qui un livre.
[…]
Le 'Hozan Maru' poursuivait sa route à la vitesse de douze nœuds. Sur le bateau, on ne pouvait plus distinguer voyageurs et marins. Semblables à des messieurs, les marins étaient tous en train de lire. Notre bateau s'était transformé en bibliothèque. Couchés sur des banquettes un peu partout dans le bateau, tous les passagers étaient en train de lire un livre ou un journal. Seuls quelques travailleurs russes qui se rendaient en Amérique étaient allongés par terre sur le pont, faute de savoir lire. […]
Quant au commandant, il venait de temps à autre demander aux voyageurs comment ils se portaient, en nous priant de le prévenir si quelque chose nous manquait.
C'est ainsi que notre bateau-bibliothèque navigua pendant une quarantaine d'heures. Nous fûmes traités si humainement, d'une manière tellement agréable qu'il est impossible d'en donner une description. » (pp. 96-97)
3. « […] je rendis visite à Tokutomi, rédacteur en chef et directeur du journal _Kokumin_. […] Tokutomi m'accueillit à la porte, vêtu de son uniforme officiel, et me présenta ses respects. Il me présenta à de nombreuses personnes puis prononça un bref discours, dont il publia le résumé dans le numéro de son journal du lendemain :
"Pour satisfaire nos besoins dans le domaine de la science et des techniques, nous, les Japonais, nous nous sommes précipités vers l'Europe. Nous sommes tombés en admiration devant les beaux discours de l'Europe et les signes extérieurs splendides de la civilisation. Uniquement préoccupés par notre bien-être matériel, nous avons négligé nos frères de sang qui auraient pu nous aider à nous épanouir sur le plan spirituel. Nous ignorions même leur existence. Nous avons acclamé la civilisation mais nous avons piétiné l'humanité. Nous avons ignoré nos semblables, les Tatars. Et voici que maintenant l'un de ces frères que nous avions oubliés, Abdürrechid Ibrahim, est venu à la recherche de ses frères d'Extrême-Orient. Le voici, je vous le présente. Alors qu'il était de notre devoir, à nous qui formons une nation souveraine, d'aller à la recherche de nos frères qui vivent dans l'oppression, c'est lui qui nous fait l'honneur de venir comme pour nous faire rougir de honte, nous tous autant que nous sommes. Je suis très honoré de vous le présenter."
[…]
Ayant ainsi trouvé un interprète, je me levai et exprimai mes sentiments à mes frères japonais en ces termes :
- Le peuple japonais est un peuple pour lequel, sans le connaître, nous éprouvons du respect. Nous n'en savons pas grand-chose mais les musulmans en général, et les Tatars tout particulièrement, ressentent pour lui une attirance spirituelle. Dès le début de la guerre russo-japonaise, alors qu'ils n'entretenaient aucun lien avec les Japonais, les musulmans se sont tous mis à prier pour leur victoire. Chez nos Tatars s'est alors éveillé un sentiment particulier ; ils se sont même mis à réciter des poèmes sur Port-Arthur. [...] » (pp. 118-119)
4. [D'après la « Conversation avec le comte Okuma », fondateur du parti Kashinto (progressiste) en 1882, ministre des Affaires étrangères à l'époque Meiji appliquant une politique philo-européenne] : « Je voudrais prier Votre Excellence de bien vouloir répondre à quelques questions concernant l'avenir du Japon. Tout d'abord, le Japon s'est levé subitement tel un soleil. La première conséquence a été de prouver à la face du monde que les peuples orientaux étaient tout à fait capables d'accéder à la civilisation. Cette ambition allait à l'encontre des intérêts et des préjugés des diplomates européens au sujet de l'Orient. Sans nul doute, elle va contraindre les Européens à changer de politique. Il est clair, en particulier, que ceux-ci ne vont pas tolérer ce nouveau concurrent sur le marché chinois. À ce sujet, ne pensez-vous pas que les Européens risquent de nuire aux intérêts japonais en Chine ? Deuxièmement, étant donné la situation géographique du Japon, les Japonais n'éprouvent-ils pas aujourd'hui le besoin de s'unir avec l’État chinois ? Quel type d'avantages une telle union pourrait-elle leur apporter ? Et quelle en est la probabilité ? Troisièmement, quelle est la position des Japonais envers les Américains ? Quatrièmement, quelle idée le peuple japonais se fait-il de la religion ? Est-il vraiment de l'intérêt des Japonais de conserver la confession bouddhiste ? Ou bien y a-t-il des gens qui pensent qu'il faudrait réformer la religion ? » (p. 121)
5. « Nakano voulait, dès que possible, fonder une mosquée et une école. Il y revenait sans cesse. Par ailleurs, il avançait des idées sur la question de l'union de l'Orient. J'exprimai mes idées :
- Notre véritable but est non seulement de servir à l'expansion de l'islam au Japon mais aussi de lutter pour le réveil et le progrès du monde oriental afin de le protéger de la domination des étrangers. Avant tout, il ne faut pas oublier que nous allons devoir nous battre pour propager cette idée. Moi, en tant que musulman, je défendrai toujours les intérêts de l'islam, mais nous pourrions aussi reconsidérer la question du point de vue de l'humanité, comme l'exige d'ailleurs la philosophie de l'islam. Car la politique que les Européens mènent aujourd'hui en Orient ébranle non seulement l'islam mais l'humanité dans son fondement même. La situation en Chine, au Tibet, en Inde et au Turkestan est, du simple point de vue humain, effroyable. Sous le prétexte de la civilisation, ces chrétiens barbares ont attenté à la paix et à l'âme des peuples d'Orient. Ils cherchent uniquement à assurer leur bien-être, à satisfaire leur train de vie et à pourvoir aux dépenses de toilette de leurs femmes au détriment de tout le marché oriental. C'est le point auquel il faut être le plus attentif. En tant qu'hommes, l'un de nos devoirs les plus sacrés est de sauver l'Orient de la mainmise de ces sauvages oppresseurs.
Regardez l'Inde par exemple. Ce peuple de plus de trois cents millions d'âmes (musulmans et hindous), que les Européens considèrent comme des animaux, est privé de tous droits humains. Les Anglais prélèvent cinquante pour cent de la totalité des revenus de l'Inde en tant qu'impôts fonciers.
[…]
Si l'on veut en tirer une leçon pour l'humanité, le vrai problème est celui de la survie de l'Orient. […] Les Européens eux-mêmes savent depuis longtemps où les mèneront leurs comportements atroces, et que cela ne pourra durer. Depuis un quart de siècle, ils écrivent dans leurs journaux qu'il faut se préparer à la confrontation entre la race blanche et la race jaune. » (pp. 157-159)
6. « On avait décidé de fonder à Tokyo une association qui serait au service de la diffusion de l'islam au Japon. Pensant que nous serions exposés à trop d'attaques si nous annoncions d'emblée qu'il s'agissait de la diffusion de l'islam, il nous parut préférable de rester à couvert pendant un certain temps, et nous avons baptisé l'association Ajia Gikay, ce qui veut dire "la force pour la défense de l'Asie".
L'association devait prendre comme fondement, pour ses actions et son programme, le hadith : "Ô serviteurs de Dieu, soyez frères". Pour s'assurer de la continuité de l'association, on imposa comme condition aux membres de se laisser guider spirituellement par le glorieux verset : "Tenez vos engagements, car les hommes seront interrogés sur leurs engagements". Dans cet esprit, l'association Ajia Gikay fut fondée le dimanche 18 djemaziyül'evvel de l'année 1327 de l'hégire (7 juin 1909). […] Là-bas, notre frère Ohara me remit le titre de propriété du terrain que l'on avait trouvé pour la mosquée. Sur les lieux mêmes, je remis le bail à Türab Alizade Veli Muhammed efendi. Celui-ci avait été choisi pour s'occuper de la construction de la mosquée parce qu'il allait rester à Tokyo. C'était un homme en qui l'on pouvait avoir confiance, un commerçant connu, et l'on avait jugé bon, sans aucune réserve, de lui confier ce précieux document. » (pp. 166-167)
7. « Pour ma part, je suis convaincu que les Japonais, pour bien des raisons, peuvent devenir musulmans. Tout d'abord, leurs coutumes, leur mode de vie, leur éthique correspondent tout à fait aux coutumes musulmanes et aux beaux principes de Mahomet. […] Quand un Japonais et un musulman de Sibérie sont côte à côte, rien ne les distingue. Et surtout les relations entre maris et femmes chez les Japonais sont tout à fait en accord avec les principes de l'éducation islamique ; une épouse ne fera rien sans l'assentiment de son mari. Elle demandera l'autorisation même pour rendre visite à son père. Si la femme est totalement maîtresse de la maison, elle doit cependant obéissance à son mari.
Deuxièmement, l'éthique nationale des Japonais est leur principal capital, un capital dont ils sont fiers. […] Il est vrai que le christianisme a commencé à corrompre cette éthique […] À mesure que se répand le goût du luxe, l'organisation économique du pays risque d'être ébranlée ; cela, les Japonais l'ont parfaitement compris et ils sont prêts à faire tous les sacrifices pour l'empêcher. Or, pour atteindre ce but, la seule solution est d'accepter l'islam. […]
En outre, on peut aussi imaginer de grands bénéfices pour les Japonais sur le plan politique s'ils acceptent l'islam. Car les musulmans de Chine représenteront alors un marché tout prêt pour les produits japonais. En Mandchourie, la moitié de la population est musulmane. En acceptant l'islam, les Japonais pourront s'emparer de ces régions sans coup férir. Les îles de l'océan Indien s'adapteront entièrement aux idéaux politiques des Japonais. Car les vingt millions de musulmans dominés par la minuscule Hollande sont prêts à se jeter dans leurs bras : c'est le seul moyen pour eux d'échapper à l'oppression hollandaise.
D'autre part, si dans l'avenir la Chine se développe, la position que les Japonais y occupent risque de devenir plus difficile. C'est alors que les cent millions de musulmans qui se trouvent en Chine [chiffre très largement exagéré par l'auteur qui par ailleurs déplore amèrement la sinisation avancée des musulmans qu'il rencontre en Chine] apparaîtront comme des amis sûrs des Japonais et serviront leurs desseins. […]
Et ce n'est pas tout. En Russie, l'ennemi principal des Japonais, vivent trente millions de musulmans ; de la presqu'île de Singapour à la pointe sud de l'Asie, sans tenir compte de l'Inde, on trouve sept émirats musulmans – dont le gouvernement de Johor – qui sont autant de fruits mûrs pour les Japonais.
Ainsi, si l'on munit d'un guide les oulémas qui seront envoyés pour prêcher au Japon, si l'on envoie des gens dotés d'une certaine finesse politique, il n'y a pas de doute que l'islam occupera une place très importante au Japon et que les hommes au pouvoir favoriseront l'accomplissement de ce projet. » (pp. 173-174)
8. « [Abdürrechid reçoit de Singapour un télégramme lui annonçant qu'un Japonais nommé Yamaoka est en route pour le rejoindre et qu'il doit l'attendre à Bombay.]
Il est arrivé, me dit-on, le Japonais que j'attendais depuis le télégramme reçu de Singapour. […] Dès qu'il me vit, un Japonais que je ne connaissais pas sauta sur ses pieds. Il vint vers moi et me donna l'accolade en disant :
- C'est moi, Yamaoka, votre disciple. Dieu soit loué, j'ai l'honneur de vous voir enfin. Considérez-moi désormais comme votre fils. Ohara, Toyama et Nakano vous présentent leurs respects. Je me contenterai de vous présenter cette lettre.
Et il me tendit une lettre dont voici le résumé :
"Je vous présente Yamaoka. Il parle très bien le russe. Il est comme notre frère. C'est quelqu'un de pur, de sérieux et de droit. Il est de la même région que moi et il a fini ses études en 1904. Pour les services qu'il a rendus pendant la guerre, il a été décoré de l'ordre du Soleil-Levant. J'espère qu'il pourra vous joindre à Bombay avec cette lettre. Après s'être converti en votre présence, il serait honoré de vous accompagner partout et de pouvoir vous servir. Où que vous alliez, notre frère Yamaoka vous accompagnera. Il nous tiendra informés de votre travail et de votre personne. Nous serons heureux de recevoir de vos nouvelles. Dieu soit loué, je persévère dans l'islam et je continue à m'occuper de nos frères musulmans qui se trouvent à Yokohama. Je prie le Dieu tout-puissant pour que vous soyez toujours attentif et prévoyant. Votre fils Ohara, année 1909." » (pp. 213-214)
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