Quand Bradley se réveille de son opération de quatre dents de sagesse, c'est en subissant l'agression d'un homme qui lui crie : "Tu m'as piqué mes nibards". Il découvre peu à peu qu'on ne lui a pas ôté ses dents de sagesse mais ses attributs virils, avec lesquels il vivait en bonne entente et en toute hétérosexualité avec sa copine Lorraine. Et avec des seins, certes magnifiques, mais qu'il n'a jamais demandés. Un vrai cauchemar pour un homme heureux de l'être.
S'ensuit la ferme résolution d'attaquer le chirurgien et de se faire restituer lesdits attributs virils... opération dont on ne tarde pas à lui dire qu'elle sera impossible, forcément ratée, alors que sa féminisation était, elle, réussie.
C'est là que Bradley décide de se résigner, suit son ex et tout un gynécée de femmes qui le conseillent pour devenir le plus possible une femme... cisgenre. C'est moi qui ajoute le mot, inconnu du livre. C'est là que, moi, j'allai voir la date de parution du roman et compris que, trente ans après, David Thomas n'aurait sans doute pas écrit le même roman. A une époque où quelques pionnières renoncent à s'épiler, ont cessé le soutien-gorge depuis le confinement, où il est question de no gender, gender fluid, de choisir son pronom sur les sites de rencontre, qu'il corresponde ou pas à la photo, lire ce roman donne l'impression que Bradley (ou l'auteur) s'est fait bêtement bloquer dans une voie unique : avoir l'air d'une femme, puisqu'il en a les organes génitaux. "Avoir l'air d'une femme" signifie ici des choses très précises comme porter le moins possible de vêtements que pourrait adopter un homme, s'épiler, se maquiller, se refaire les traits du visage pour qu'ils soient plus menus, refaire son élocution par l'orthophonie et tout un comportementalisme l'obligeant à beaucoup plus sourire qu'un homme (plus de complaisance, moins de compétition avec son interlocuteur).
Le roman étant assez long, j'ai attendu longtemps le possible et précurseur mouvement de révolte de Bradley / Jackie qui pourrait dire qu'il ne tient pas à tout cela ; en réalité, il prononce très imprudemment devant son chirurgien des paroles qui laissent penser qu'il vit plutôt bien les choses... Cela m'a paru une fatal error car, comme dans un téléfilm américain, un procès nous attend à la fin, qui doit dire si oui ou non Bradley a subi un préjudice..
Même si j'ai lu assez facilement et passablement dévoré l'histoire, l'agacement devant les poncifs genrés m'a plus d'une fois saisie, insinuant que les hormones pouvaient vous transformer en fée du logis, amateur·ice de films romantiques, obsédée par le shopping et le pia-pia décérébré interminable avec des... filles d'une distinction discutable (restons polis). Jusqu'à la psy qui compare l'idée de Bradley / Jackie de ne jamais mettre de robe au malaise de sa fille adolescente qui adore, elle aussi, les DocMarten's et les jeans-pull. Selon la psy, c'est une réaction commune au malaise d'avoir un corps qui n'a pas été demandé. Très bien, j'ai trouvé ça très bien, sur le coup ; j'attends maintenant qu'elle m'explique pourquoi les garçons, parallèlement, ne se déguisent pas en sylphides pour protester contre la poussée de poils et la mue catastrophique aussi couramment que les filles se promènent en tenues masculines, chaussées d'écrase-merde.
Quant à moi, la transformation de Bradley en Jackie la midinette aux vêtements griffés, sous l'approbation générale, m'a de plus en plus exaspérée, on plonge dans de la chicklit, qui me fait toujours cet effet-là ; les quelques moments où le personnage remontait dans mon estime (montrant une compétence, un certain courage) étant les moments où il signalait que son ancien moi masculin reprenait le volant (dans tous les sens du terme), avec tout de même une promotion à la Bridget Jones. Et que l'ancien Bradley adopte si vite les critères de séduction masculine littéraire qui m'horripilent, moi, que je les trouve chez les sœurs Brontë ou dans la chicklit anglaise, à savoir devenir toute chose et persuadée de la supériorité du gars, parce qu'il est ironique et sûr de lui et a le regard filtrant, c'était le comble.
Le procès de la fin du récit valait la peine d'aller jusque-là.
Citations :
* "Putain, mais qu'est-ce que t'as foutu de mon rasoir et de ma mousse ? Faut que je sois dehors dans dix minutes. Pas le temps de jouer à la course au trésor !"
Incroyable ! Je me crève le cul et tout ce qu'il trouve à dire, c'est que la vaisselle n'a pas été rangée et qu'il ne trouve pas ses foutues lames de rasoir ! Je suis montée dans la salle de bains, envahie par la vapeur car Mike remplissait la baignoire. Le plus calmement, le plus lentement et le plus froidement du monde, j'ai déclaré :
"Écoute bien. Ton nécessaire de rasage se trouve dans ta trousse de toilette. Ta trousse de toilette est dans le placard, sur l'étagère que j'ai spécialement aménagée avec toutes tes affaires. Tu vois ? Mes affaires à moi sont réparties sur les trois tablettes au-dessus pour t'éviter de te tromper. Maintenant, si tu n'avais pas transformé cet endroit en espèce de bains turcs, tu aurais remarqué que tout est propre est net. J'ai gratté toute la crasse de la baignoire et toute la merde des chiottes. A ce propos, fais-moi plaisir, s'il te plaît. A l'avenir, essaie de projeter davantage ton urine dans les toilettes que sur le tapis. (...)"
* Écoute, l'une des chose que t'apprends, en étant différente, c'est que toutes celles qui sont embarquées dans la même galère que toi sont aussi mauvaises et garces que celles qui n'y sont pas. Prends les gays, par exemple. Ce sont souvent eux qui nous regardent le plus de haut. Ils se travestissent OK, mais ils veulent pas devenir des femmes. Putain, la vérité, c'est qu'y'en a plein qui détestent les femmes ! Idem avec les travelos. Y veulent bien s'habiller en nanas mais, oh ! là, là !... j'peux t'dire qu'ils y tiennent à c'te queue qu'ils camouflent sous leurs frous-frous. Nous, c'est d'not'queue qu'on veut s'débarrasser, alors t'attends pas à de l'entraide de ce côté-là non plus.
* Inutile de tourner autour du pot. Il faut que tu deviennes une vraie femme. Achète-toi une robe.
* D'après ce que je pouvais comprendre, Deirdre pensait que chaque homme de la terre était engagé dans une croisade personnelle consistant à violer, maltraiter ou massacrer la moindre femme sur laquelle il pouvait mettre la main. Matthew, en revanche, était convaincu que chaque femme n'avait qu'un seul et unique but : conduire les hommes au suicide en faisant de fausses déclarations de violence domestique, en les flanquant hors du foyer, en prenant leur argent, et en leur refusant tout droit de visite à leurs gosses. D'un côté comme de l'autre, les bouquins n'étaient pas d'une folle gaieté.
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]
Afficher toutes les notes de lectures pour ce livre