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[Valeur absolue et valeur d'échange | David Ricardo]
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Posté: Lun 28 Juil 2025 16:22
MessageSujet du message: [Valeur absolue et valeur d'échange | David Ricardo]
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L'archéologie des concepts, c'est toujours passionnant, me paraît-il. La philosophie critique anticapitaliste allemande contemporaine, dont j'ai un peu lu Anselm Jappe, se fonde sur la critique de la valeur chez Marx, en particulier sur sur cette partie dite « ésotérique » de la pensée marxienne qui pose que le capital n'est autre chose que du « travail mort » dont la valeur se déprécie proportionnellement à la hausse de la productivité du « travail vivant », d'où une contradiction fondamentale du capitalisme par rapport à la maximisation du profit. (Je simplifie beaucoup). J'étais surpris que Marx introduise dans les _Grundrisse_, pour apparemment l'abandonner dans le _Capital_, cette notion objectivement assez absconse de « valeur » fondée sur le travail, laquelle requiert tout une déclinaison compliquée de typologies de « travail » - alors que la simple distinction entre « valeur d'usage » et « valeur d'échange » est parfaitement opératoire, et que le travail (au sens commun) peut très opportunément relever de la notion de « prix » (c-à-d. le salaire), sans qu'il faille le mettre en relation avec une « valeur » non intuitive, ni surtout comme fondement du « capital », ce qui impose une abstraction quasi métaphysique.
Or, dans ce petit pamphlet de David Ricardo, qui reproduit deux brouillons bien trop embryonnaires pour constituer une publication définitive qui n'eut jamais lieu pour cause de décès de son auteur, je découvre que cette réflexion sur la concept de « valeur » et surtout sa mise en relation totalement a-critique avec le travail sont une constante dans la pensée économique anglais. Elles remontent au XVIIe siècle et à Locke ; Marx a donc dû les hériter de David Ricardo, qui s'était mis à écrire sur cette discipline toute nouvelle qu'il appela « Économie politique » après être devenu richissime par une série de spéculations boursières heureuses au début des années 1810, ainsi que de toute une tradition désormais établie d'économistes britanniques. Tous ces proto-économistes avant Marx étaient fascinés par le constat de la possibilité que les biens deviennent des marchandises une fois « emmenés sur le marché » et que celles-ci puissent être quantitativement comparables entre elles pour l'échange, sur la base d'un étalon fixe, telle une unité de mesure invariable, qu'il leur restait donc à établir. En effet, aucun d'entre eux n'avait la naïveté de penser que cet étalon pût être une unité monétaire : ils avaient tous très clairement en tête qu'il faille distinguer la valeur – invariable – du prix, qui était susceptible de multiples changements exogènes, dont aucune théorisation n'existait encore. Ricardo est très clair là-dessus : il évoque même coût de frapper une pièce de deux shillings... J'ai donc l'impression que l'idée de l'inflation, pourtant pas encore nommée, était déjà bien présente dans son esprit.
Sans doute était-ce au départ un postulat philosophique, voire moral, que d'affirmer que ce qui confère sa valeur à la marchandise, c'est bien le travail humain. Adam Smith, qui s'inscrit en principe dans le postulat de l'identité valeur-travail : « le rapport entre les quantités de travail nécessaires pour acquérir différents objets semble être la seule circonstance qui puisse fournir une règle pour les échanger » (p. 12), semble néanmoins apporter le premier élément de complication en introduisant la notion d'« accumulation du capital » : dès lors qu'il y a accumulation du capital, avance-t-il (condition logique plus que circonstance historique), la valeur est déterminée en fait par les « coûts de production » : « salaire, profit et rente », comme nous l'apprenons au lycée aujourd'hui aussi (cependant aujourd'hui, si on est un tant soit peu écolo, on ajoute les « coûts des externalisations », tous les dégâts que la production provoque à l'environnement et à l'humain...) !
Mais voilà : dans cette première décennie du XIXe siècle où Ricardo se penche à son tour sur la question, il n'y a pas encore de consensus sur cette « déviation » hérétique smithienne. Ricardo reste inamovible sur une conception pure de l'identité valeur-travail, mais il doit faire face à de multiples objections, de la part surtout de Malthus, mais aussi d'un certain McCulloch et d'un colonel Torrens qui lui ont soumis des contre-arguments et exceptions, pour mettre de l'eau dans son vin : les arguments de (tentative de) réfutation composent les deux brouillons de ce petit livre.
Contre Malthus, Ricardo affirme le principe de la proportionnalité inverse entre valeur et productivité, que je croyais (espérais ?) qu'elle fût une invention marxienne :
« La mesure serait invariable tant que la même quantité de travail serait nécessaire pour tuer du gibier ou abattre des arbres, et la valeur des marchandises, dans cette mesure, ne pourrait varier qu'en raison du plus ou moins d'hommes nécessaires quotidiennement pour leur production. Ainsi, si par une amélioration technique, l'on arrivait à abattre le même nombre d'arbres avec 4 hommes, ils vaudraient seulement 4 fois ce qu'un homme produit en un jour de chasse. » (p. 20).
Étonnement, c'est encore une réfutation de Ricardo contre Malthus et non le contraire, que d'affirmer qu'une différence survenue dans le niveau salarial pour cause de démographie – un afflux de main-d’œuvre provenant d'immigrés irlandais faisant baisser les salaires ; une épidémie ou une famine les faisant monter (!) - ne doit pas intervenir dans le calcul de la valeur.
L'objection la plus significative vient de M. McCulloch, qui insiste sur la différence de valeur entre produits contenant une part plus ou moins élevée de capital par rapport au travail – le bien étalon idéal à capital quasi nul étant pour Ricardo la crevette (!). McCulloch propose un calcul imparable du profit selon la durée de ce qu'on appellerait aujourd'hui « l'immobilisation du capital », se basant ni plus ni moins sur ce que les mathématiques financières modernes connaissent comme « la capitalisation composée » : en effet, le capital doit rapporter un intérêt en fonction du temps, quel que soit son emploi, résume-t-il en bref. Là encore, Ricardo est sceptique sur l'opportunité d'accorder une moindre valeur à une marchandise qui requiert le travail de 54 hommes pendant une semaine qu'à une qui requiert le travail d'un seul homme pendant 54 semaines. Mais il faut dire à sa décharge que la notion de « capital », semble être encore assez floue, elle se recoupe plutôt avec celle « d'avances de fonds » (ou de « budgétisation prévisionnelle ») (cf. cit. 2).
Le colonel Torrens abonde dans le sens de distinguer les marchandises en fonction de la part de capital qu'elles incorporent et de la durée de l'immobilisation de celui-ci. Aujourd'hui, on parlerait de biens à forte ou à faible valeur ajoutée... Ricardo, doit percevoir malgré ses protestations que ses conclusions ne sont pas très convaincantes : dans la deuxième mouture de son argumentaire, il semble même être dos au mur dans la recherche de son étalon de valeur parfait ; ainsi, il décide carrément de noyer le poisson par l'introduction de sa notion de « valeur absolue » :
« Nombre d'économistes politiques disent que nous possédons une mesure absolue de la valeur, laquelle réside non pas dans une marchandise unique, mais dans l'ensemble des marchandises. » (pp. 73-74) Serait-ce là la genèse de l'idée du PIB ?



Cit. :


1. [David Zapero Maier in : Intro.] : « Dans un premier temps, [Ricardo] isole la fonction travail comme fondement de la valeur d'échange. Il cerne la façon dont le travail "objectivé" rend possible l'opération miraculeuse qu'implique toute valeur d'échange. Dans un second temps, il prend en compte l'effet d'autres principes qui peuvent modifier cette détermination première. Parmi ces principes secondaires, le plus important est 'l'accumulation du capital', c'est-à-dire l'existence d'une classe qui fait des avances pour en tirer profit. Or, si l'on est à l'époque plus ou moins d'accord sur le premier énoncé du problème, les divergences principales émergent lorsqu'il s'agit d'y introduire l'accumulation du capital.
_Valeur absolue et valeur d'échange_ fait partie d'un projet de Ricardo visant à défendre sa théorie de la valeur et surtout à montrer que le temps de travail demeure le fondement de la valeur d'échange, même après l'accumulation du capital. » (pp. 12-13)

2. « Avant qu'un homme puisse travailler pendant un an, il faut lui fournir une provision de nourriture et de vêtements et d'autres biens de subsistance. Cette provision n'est pas la propriété du travailleur mais la propriété de l'homme qui le met au travail. C'est du produit fini que tous les deux tirent de fait leur rémunération – car le maître qui le met au travail et qui lui a avancé son salaire doit récupérer ce salaire avec un profit, sans quoi il n'aurait aucun intérêt à l'employer, et le travailleur est dédommagé par la nourriture, les vêtements, et les autres biens de subsistance qui lui sont fournis, ou, ce qui revient au même, que son salaire lui permet d'acheter. » (p. 23)

3. « La difficulté du sujet consiste alors en ceci que les circonstances temporelles pour lesquelles des avances sont faites sont si diverses qu'il est impossible de trouver une marchandise quelconque qui puisse être une mesure irréprochable dans les cas où le salaire augmente et où, en conséquence, le profit diminue aussi bien que dans les cas où le salaire diminue et où, en conséquence, le profit augmente.
Que devons-nous faire face à cette difficulté, devons-nous laisser chacun choisir sa propre mesure de valeur ou devrions-nous convenir d'une marchandise et, à supposer qu'elle soit toujours produite dans des circonstances identiques, en faire une mesure générale à laquelle nous nous référerions tous afin de pouvoir au moins nous comprendre les uns les autres lorsque nous parlons de hausse ou de baisse dans la valeur des choses. » (pp. 30-31)

4. « Il n'a pas pu échapper à l'attention du lecteur que je n'ai pas, pour ma mesure, revendiqué la perfection – ici comme partout ailleurs, j'ai reconnu que cette mesure n'était pas, en toute circonstance, à l'abri d'objections ; bien au contraire, lorsque je l'ai proposée pour la première fois, j'ai montré qu'il existait de nombreux cas où on ne pouvait la présenter, en toute rigueur, comme une mesure précise de la valeur – j'ai seulement prétendu qu'elle était préférable à toute autre mesure jusqu'alors proposée. » (p. 58)

5. « On pose que la force moyenne d'un millier ou d'une dizaine de milliers d'hommes est presque toujours la même ; dès lors, pourquoi ne pas prendre le travail humain pour unité de mesure et étalon de la valeur ? Si nous sommes en possession d'une marchandise qui requiert toujours la même quantité de travail pour sa production, cette marchandise doit avoir une valeur constante et c'est à très juste titre qu'elle peut prétendre mesurer la valeur de toute autre chose. Et si nous ne possédons pas une telle marchandise, nous possédons cependant les moyens de mesurer avec précision la valeur absolue des autres choses, car, en rectifiant notre mesure et en tenant compte de la plus ou moins grande quantité de travail nécessaire pour la produire, il nous est toujours possible de rapporter toute marchandise dont nous souhaitons mesurer la valeur à un étalon infaillible et invariable. » (p. 76)

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