[Le flot de la poésie continuera de couler | J.M.G. Le Clézio]
Ce beau livre naît du sentiment d'admiration de J.M.G. Le Clézio pour un poème de Li Bai « qui met face à face un homme et une montagne ». En commençant à s'interroger sur ce que la poésie chinoise de la dynastie Tang apporte au grand auteur français contemporain que ni son éducation ni la poésie dans sa propre langue ne savent lui procurer, après avoir approfondi ses connaissances, il s'assure la complicité du professeur, traducteur et calligraphe Dong Qiang, pour co-traduire les poèmes qu'il a sélectionnés. Le Clézio articule sa recherche personnelle autour d'un nombre limité de poètes de l'époque Tang, parmi lesquels priment sans conteste Li Bai et Du Fu, mais figurent aussi Bai Juyi, Li Shangyin et enfin leur aîné Wang Wei. Cependant, plutôt que d'une présentation par auteurs, illustrés par certains de leurs poèmes respectifs, il s'agit dans cet ouvrage d'un exposé par thèmes, principalement ceux de prédilection des poètes cités : le vin (Li Bai), la guerre (la rébellion d'An Lushan), l'amour, l’œil (référence à un certain réalisme stylistique), la compassion (Du Fu), les femmes, la grâce, la nature (à commencer par Wang Wei), la « fin de la route » (rapports entre poésie et société et poésie et pouvoir politique).
Un lecteur spécialiste pourra sans doute déceler dans ces thèmes, ainsi que dans la forme des poèmes, très codifiée, qui apparaissent dans les multiples exemples poétiques qui les incarnent, en quoi ils se situent dans la continuité avec le _Shi Jing_, recueil classique de vers composés en 1600 av. J-Ch. et compilé par Confucius, constituant « la référence absolue de la culture chinoise » (p. 14), et en quoi, au contraire, ils sont novateurs au point d'incarner « une révolution poétique » qui se perpétue jusqu'à nos jours. Le lecteur profane (que je suis), par contre, sera amplement satisfait des bribes d'informations, de réflexions, de fragments biographiques, de témoignages d'émerveillement que l'écrivain français partage autour des poèmes, parfois même se laissant aller à dialoguer avec eux (cf. cit. 3) ; il ne sera assurément pas insensible non plus à la beauté des nombreuses reproductions d'aquarelles, de fusains, d'estampes et de pages calligraphiées (par Dong Qiang), dont certaines se réfèrent directement aux poèmes cités, alors que toutes illustrent magnifiquement leur esthétique si particulière. En effet, si « le caractère chinois 'zhen' (vérité, réalité) représente bien le sens que la culture chinoise donne à ce mot. Il est composé du radical « l’œil », la réalité étant tout ce que l’œil peut voir, le reste n'étant que spéculation » (p. 81), ce qui, au passage, révèle l'écart immense avec notre tradition platonicienne occidentale de méfiance vis-à-vis des sens et tout particulièrement de la vue, il s'avère très probablement que la fascination de Le Clézio devant la poésie Tang et son rapport à la Nature, au paysage, à la vie quotidienne des petites gens, aux détails minuscules, opère exactement de la même manière face au caractère « visuel » des œuvres picturales (ornées ou non de calligraphies), les deux se renforçant mutuellement de façon évidente.
Cit. :
1. « La Chine est, de façon absolue, le pays du Livre, bien qu'il n'y ait jamais eu véritablement de textes sacrés tels qu'ils ont existé dans la société hébraïque ou, plus tard, pour les chrétiens et les musulmans. Pour la Chine, _Le Livre des poèmes_ [_Shi Jing_] représente l'excellence humaine, dans la rencontre entre la forme et l'inspiration, la quintessence de la culture et du langage.
Cette poésie n'est pas exclusivement masculine. Dès l'origine, elle est aussi pratiquée par les femmes, et affirme leur rôle dans l'élaboration de la culture écrite. Pourtant, par la suite, la Chine traditionnelle, confucianiste, n'est pas un exemple de valorisation des femmes, tant s'en faut. Dans une société exclusivement dirigée par les hommes, les femmes jouent au mieux le rôle de faire-valoir, et le plus souvent sont confinées aux tâches domestiques et à la maternité. Il leur arrive d'écrire ou d'être musiciennes, mais les hommes n'attendent d'elles que la séduction ou la complainte, comme dans la célèbre ballade de Ban Jieyu sur l'éventail. » (pp. 63-64)
2. Du Mu (803-852) « Départ II » :
« Les sentimentaux sont réduits au silence comme manquant de cœur
Seuls trahissent les sourires factices devant les coupes levées
Les bougies sont-elles plus conscientes de cette séparation douloureuse ?
Jusqu'à l'aube elles ont versé des larmes pour les amoureux. » (p. 71)
3. « [Wang Wei (né en 699) :
"Ciel toujours sombre, après fine pluie, dans mon pavillon
C'est le jour, pourtant trop alangui pour sortir de la cour
Alors je m'assois et regarde la mousse foncée bien mouillée
Elle est prête à monter en moi et teindre en vert mes habits."
Étranges notes, comme les lumières brèves de la philosophie Chan.
Nuages pluie
Monde immense loin de tout refuge
Immobile regardant
Jusqu'à ce que la couleur ne fasse plus qu'un avec tes habits
D'autres méditeraient sans doute
Mais vu de la cité seuls les nuages [...] » (p. 158)
4. « Nous nous sommes, en notre siècle d'uniformité culturelle, accoutumés hélas à l'affreuse notion hollywoodienne du 'plot' – l'intrigue. Nous attendons de l'art non qu'il nous enseigne à être meilleurs, ni qu'il nous interroge, mais qu'il nous tienne en haleine à la manière d'un "polar". Nous espérons en réalité qu'il nous divertisse, qu'il nous fasse passer un bon moment. La poésie Tang recèle elle aussi une intrigue, mais ce n'est pas celle du sens. C'est la manière avec laquelle le poète, par les mots, par les sons, par les images, construit un mystère et nous invite à le résoudre. C'est certainement une des raisons pour lesquelles la compréhension de la poésie a été, sous la dynastie Tang, un des moyens de sélectionner les meilleurs administrateurs. Cela n'avait rien à voir avec la fable drolatique de Voltaire, dans _Zadig_, où le monarque était invité à choisir son trésorier parmi les meilleurs danseurs. Ni sans doute avec l'esprit de concours de nos grandes écoles, où l'examen final consiste à demander au postulant d'improviser un discours sur un sujet choisi au hasard (par exemple le Tour de France cycliste). Être capable de comprendre et de commenter un poème du _Shi Jing_, _Le livre des poèmes_, composé dans une langue archaïque à l'époque de Confucius, signifiait faire preuve d'intuition autant que de culture littéraire. Cela n'existe plus guère – le dernier à avoir approché ce statut a sons doute été, pour la langue française, le poète et chef d’État Léopold Sédar Senghor. » (p. 166)
5. Dong Qiang dans sa postface intitulé « Étangs-miroirs » :
« C'est sous les Tang [618-907, période de prospérité mais aussi d'épuisantes guerres durant laquelle se sont succédé vingt-deux empereurs] que la forme des vers à sept caractères, dont la première apparition timide remonterait au IIIe siècle, sera largement développée. Et avec l'effort de Du Fu, la forme suprême, le 'qi lü', à savoir les vers en huit lignes (huitain), chaque ligne contenant sept caractères, va atteindre sa maturité et influencer toute la Chine, jusqu'à l'époque moderne. Pendant la Longue Marche, Mao Zedong écrivait encore des poèmes de cette forme et ces poèmes contribuaient à constituer le halo d'un leader charismatique, révolutionnaire mais grand héritier de la tradition chinoise, même si la fin de la vie de Mao montrera le contraire. » (pp. 186-187)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]