Faisant suite au témoignage que Claude Olievenstein – psychiatre fondateur de l'hôpital Marmottan – a livré dans _Il n'y a pas de drogués heureux_, cet ouvrage est à la fois théorique et clinique. Publié en 1983, lorsque la drogue par antonomase était l'héroïne injectée et la clinique débattait autour des questions concernant les centres de désintoxication et l'opportunité d'en prescrire la fréquentation de manière obligatoire, l'objet de l'essai est double : d'une part la tentative de dresser une typologie psychologique du toxicomane, entendu comme le consommateur de drogues dures devenu addicté, avec les outils conceptuels de la psychanalyse (surtout lacanienne) joints (métaphoriquement) à quelques notions de thermodynamique moderne, en dépit de la variété clinique des profils psychiques des sujets rencontrés ; et d'autre part de valoriser sa conception « démocratique » de la relation thérapeutique, sans moralisme, plaçant la conception que le toxicomane se fait du produit, du manque, de la réalité elle-même au centre d'une thérapie dont le but ne doit être que sa liberté.
Conformément à ce double objet, l'ouvrage s'ouvre par un long « Protocole » qui élude la question des qualités addictives du produit spécifique ainsi que toute considération sociologique sur la rencontre avec celui-ci (par exemple l'étude de la déviance et de son parcours), pour ne retenir que la variable psychologique, dans une complexité et une dynamique sans cesse mouvante qui refusent tout déterminisme ainsi que la classification simpliste : névrose-perversion-psychose. Une place importante, dans ce chap. est accordée au volontarisme qui conduit à la toxicomanie, ainsi qu'aux « bénéfices » que le toxicomane retire du produit, selon la spécificité de son profil psychique.
Le chap. suivant s'intitule « La clinique », est il est important pour qualifier et canaliser l'aspect symétrique, à savoir le volontarisme du praticien, les buts qu'il est opportun qu'il poursuive et ses relatives modalités de la relation thérapeutique.
Suivent trois chap. (II, III, IV) qui, sous les titres de « L'enfance du toxicomane », « L'Idiot de la famille » et « Androgynie », déclinent cette tentative de regroupement des caractéristiques du psychisme des toxicomanes, d'après l'expérience clinique de l'auteur sur plusieurs dizaines de milliers de sujets accueillis à Marmottan. Le principe psychanalytique le plus développé dans ces pages est celui de « stade du miroir brisé » : cette brèche dans la formation de l'identité est génératrice d'une formidable angoisse ; la prise des substances intervient pour combler la brèche et apaiser l'angoisse. Un autre développement très important dans ce discours concerne la sexualité du toxicomane, caractérisée par une ambivalence autour de la question du désir – chez lui en rapport dialectique avec le manque –. Cette sexualité, elle aussi dérivée de la problématique de la brisure, est corrélée avec l'androgynie, qui se manifeste très souvent par la bisexualité ainsi que par d'autres manifestations spécifiques qui ont peu de rapport avec le plaisir. Enfin le chap. conclusif : « Souffrance du sujet désintoxiqué », devait être absolument révolutionnaire à l'époque, postulant que la désintoxication provoque une souffrance immense, irrémédiable, et caractérisée par une certaine incommunicabilité entre les raisons normatives de la société, représentée par le thérapeute qui les incarne, et celles contradictoires du toxicomane qui sera sans doute insincère (avec soi-même et avec autrui) en exprimant le désir de se désintoxiquer. Loin de tout moralisme, c'est enfin l'argument de la liberté et de la perspective de la « fin du voyage » de la toxicomanie qui encourage à penser à une éventualité de désintoxication réussie et satisfaisante. Mais toujours dans une optique dynamique et imprévisible, presque comme un mouvement brownien...
Cit. :
1. « Et il serait grand temps qu'en clinique, l'on puisse fonctionner à la fois à différentes vitesses et à différents niveaux :
- niveau globalement égal pour tous les hommes quant au schéma ontogénique et phylogénique de la reconnaissance mnésique, par exemple ;
- niveau strictement individuel quant au mélange entre les éléments découlant de la précédente structure profonde, 'de base', et des éléments hétérogènes rajoutés depuis l'enfance en fonction de l'histoire biologique, familiale et sociale de l'individu ;
- niveau aléatoire dû à la rencontre du 'hasard et de la nécessité', de ces moments féconds à l'instantanéité créatrice d'événements psychiques.
C'est donc le mouvement qu'il va s'agir d'étudier, et la difficile confrontation, permanente et minimale, entre ces trois niveaux, en recherchant le fil conducteur qui va des moments explosifs à l'apparent calme plat qui étalonne par exemple la vie du toxicomane. Encore faut-il y ajouter ce que nous apporte, toujours par référence à la physique, outre la cinétique des événements, capitale en elle-même, la chaleur, l'espèce de densité calorimétrique de l'événement, qui contribue à l'atmosphère indicible du vécu. » (p. 17)
2. « Infiniment complexe est le rapport de la dépendance et du désir – qui n'est pas seulement besoin – et de la perception, qui n'est pas seulement sensation. Il n'y a là aucune neutralité scientifique, aucune expérience répétable à souhait – sauf à nier également et l'imaginaire et l’œdipe. Le désir est la dépendance, la dépendance est le désir. Le manque n'est pas que douleur passive, il est ré-évocation du paradis perdu, il est hallucination du plaisir et du rêve ; le manque produit des formes et des images (quel toxicomane ne rêve-t-il pas toutes les nuits, à l'hôpital, à son paquet de 'poudre'?). Après avoir voulu regarder Dieu en face, le toxicomane, dans le désir du manque, se veut plus humain, en contact avec l'angoisse et les sens, le toucher, la vue, l'odorat, qu'il retrouve démultipliés mais humains. Le manque est sa possibilité de réintégrer l'humaine condition dont il espère, au fond de lui, que le prix à payer ne sera pas trop élevé.
Mais ni la condition divine, ni la condition humaine ne sont si aisément accessibles. S'il y a excès et démesure, c'est qu'il y a impossibilité dans les deux ordres de tentatives ; seule domine l'insupportable angoisse d'être et de ne pas être. Le fond commun à tous les toxicomanes est cette énorme angoisse, permanente et diffuse. » (pp. 56-57)
3. « Si toutes les sciences de l'homme acceptent la notion de luttes, de conflits, elles les situent en général quelque part du côté de l'inconscient, de l'infra-mnésique, du compétitif, du membranaire ; elles minimisent (depuis le rejet salutaire du dogmatisme religieux) le volontarisme. Or, la clinique du toxicomane est celle qui situe le conflit dans et par le volontarisme. […] Comme le dit Michel Serres : "On peut toujours aller de la chose produite à ses conditions, mais jamais de ces dernières à la chose." Toutes les conditions peuvent être réunies pour que quelqu'un devienne toxicomane, il ne le devient pas sans le côté volontariste de la chose. C'est à cet endroit qu'il convient de bannir la connotation morale de cette clinique. Victime, certes il l'est, le toxicomane, comme tout malade, mais pas victime innocente. Si cela nous importe peu en tant que thérapeute, cela ne peut pas, ne doit pas être nié. Le toxicomane prend ses dispositions pour l'être, même si n'importe qui ne peut pas être toxicomane ; tout comme il prend ses dispositions pour assumer son androgynies en réalisant une sexualité hétéro et homosexuelle et en sacrifiant à l'envi au travestisme. Face à la blessure narcissique initiale, le volontarisme évite le piège du repliement psychotique ou de la dépendance affective. » (pp.62-63)
4. « Le clinicien, dès lors, doit cesser d'être obsédé par la guérison du toxicomane. Son rôle de thérapeute ne doit pas consister à évacuer l'identité de celui-ci, mais à faire face à des situations de souffrance parcellaires, et à évacuer cette souffrance en essayant de laisser en place les dynamismes induits par le volontarisme et le produit. C'est en ne le faisant pas que le clinicien est conduit à l'impasse normative qui est l'apanage de bien des lieux de 'traitement' du toxicomane, où tout ce qui est essentiel et original dans sa personnalité se trouve anéanti, notamment sa tentative originale de produire un langage autre que la langue parlée, qui rende compte de structures variables […]. » (p. 68)
5. « Sa 'volonté' de rencontrer le praticien n'a rien à voir avec la 'volonté' de quelqu'un qui formule une demande de cure psychanalytique. La guérison de son état et surtout de son identité de toxicomane, n'est pas l'objet de son désir, même si elle est l'objet de sa demande.
C'est seulement la rencontre qui crée (ou, plus exactement, peut créer), à partir du manque, une autre complétude, même si celle-ci s'oppose à celle, combien plus forte, du produit. Le thérapeute incorpore le manque et l'absence en même temps qu'il devient l'être le plus sûr, le plus durable de tous ceux à qui le toxicomane a prêté existence : parents, amours, dealer. […] Dépossédé de la faculté de concevoir le clinicien par l'intellect, le toxicomane apprend à le vivre, à chercher à le posséder ; il va chercher à se donner à lui pour le recevoir à son tour – avec les moyens du bord : séduction, érotisation, manipulation, puis deuil, souffrance, symptômes psychiatriques, agressions, auto-mutilations, suicides. Et le praticien doit pouvoir à la fois s'y prêter et témoigner à chaque instant que lui a l'expérience de la création d'une telle relation, et qu'il a pour désir à la fois la même chose et tout autre chose que le toxicomane. » (p. 90)
6. « Mais la relation risque de devenir en elle-même une intoxication à deux […], une magie qui devient opératoire par et dans sa seule existence, dans laquelle il y a en fait davantage déplacement de la dépendance que suppression de celle-ci, ce qui revient à un véritable leurre thérapeutique (dont sont coutumières les communautés du même nom) et à un scandale éthique (transfert imposé et obligatoire). Pour le thérapeute, la relation ne doit pas être une fin en soi, elle ne pourra d'ailleurs pas l'être, puisqu'une de ses tâches en tant que clinicien consiste à reconnaître et faire reconnaître un manque […] comme consubstantiel à l'existence, du fait qu'il naît et meurt. La notion de liberté à acquérir, comme fin en soi de la cure, doit être présente à tout moment et injectée en rappel chaque fois que cela s'avérera nécessaire. Il n'y a pas d'évolution spontanée par la libération d'un sens latent du symptôme (il s'agit là, tout autant, d'un leurre thérapeutique). Il y a attitude constamment volontariste du clinicien : c'est sa véritable cuirasse démocratique, mais aussi son véritable professionnalisme […]. » (p. 121)
7. « C'est ce mouvement, cette impossibilité du statu quo, dont nous venons de montrer qu'elle sera à chaque moment ressentie, qui fera l'originalité du toxicomane.
Le cursus de cet impossible statu quo va se situer à trois niveaux :
- au niveau de l'intériorité où s'accumulent les conflits non résolus, car non solvables, où les raisons d'être des pulsions ne pouvant se repérer, celles-ci oscillent entre une agressivité et une violence dirigées vers autrui puis retournées contre soi-même, comme objet indigne d'être aimé, puisque n'étant pas ;
- au niveau de la relation où le sentiment aigu du 'déjà presque' et du 'jamais plus' explique la demande carnivoresque du 'tout, tout de suite, maintenant', que formule le toxicomane ;
- au niveau de la Loi – dont la référence ne suffira jamais à calmer l'angoisse du toxicomane, tant celui-ci a besoin d'aller de l'autre côté du miroir, voir ce qui s'y passe, chercher un je ne sais quel écho caché d'un moi entr'aperçu.
On conçoit le nombre de déceptions répétées, accumulées au fil des ans – et ce, d'autant plus que toute l'organisation familiale, scolaire, sociale, tous les codes, toutes les informations auxquelles le sujet aura affaire renvoient à une norme qui ne peut être la sienne, car, pour les raisons dites plus haut, elles ne peuvent pas permettre l'organisation d'un narcissisme brisé.
Dès lors, ce sera l'injection, le geste de l'injection du produit dans une veine, qui, sur le plan symbolique, peut être assimilé à la tentative de l'introjection de ce brisé – un peu comme du ciment dans les fentes du mur – pour refaire un tout perdu. » (pp. 142-143)
8. « Le clinicien ne peut qu'être frappé par l'aspect bisexuel des passages à l'acte de ces sujets : le sens habituel de l'hétéro et de l'homosexualité n'a pas sa place ici, puisqu'il ne s'agit pas totalement de la satisfaction d'un désir, mais, bien davantage, de la recherche d'une identité et d'une unité, et, partant, de la suppression du doute mélancolique. Mais le leurre se révèle là aussi, d'où la conduite d'évitement qui consiste à multiplier les partenaires, car toute jouissance est vite épuisée et tout sentiment n'apparaît que comme un simulacre ou comme une porte s'ouvrant à nouveau sur la souffrance insupportable du manque !
Ainsi, à la limite, le sujet est et n'est pas, vit et ne vit pas, remet la vie à plus tard et exige en compensation des sensations immenses. C'est par le corps et dans le corps qu'il s'efforce en premier lieu d'y parvenir. » (p. 201)
9. « Tout se passe comme si le sujet désintoxiqué était obligé de redistribuer ses informations dans un climat de guerre civile intérieure, de grand chambardement, la nouvelle obéissance aux trois dimensions de la loi – imaginaire, symbolique et réelle – relevant plus d'une tentative d'explication proche de la méthode Coué ou de l'autocritique stalinienne que d'une révélation intime et d'une adhésion affective. Le sujet passe son temps à chercher un sens caché de ce choix qu'on lui présente comme seul possible et raisonnable, et qu'il paie d'un prix de souffrance inouï. Sa recherche hagarde et titubante englobe son dessein et son destin. La présence permanente de la douleur et de la souffrance, et le dévoilement (jusque-là masqué par le produit) de ce qu'il a déjà souffert, le conduisent aux acceptations masochistes et aliénantes (d'où le succès des innombrables gourous qui vendent leur propre relation de dépendance contre la dépendance vis-à-vis du produit), car tout discours ou tout silence thérapeutique apparaît comme épuré, nettoyé, à côté de la plaque par rapport à l'indicible – indicible d'autant plus énorme qu'il est ressenti comme honteux et que le sujet a et est constamment culpabilisé par rapport à lui. » (pp. 253-254)
10. « Sur le chemin à parcourir, il n'est d'autre démarche qu'humaine, modeste, relative. Le toxicomane doit abandonner beaucoup de lui-même, et d'abord de ne pas être tout. Mais il y gagne ceci que son esprit cesse d'être son propre esclave, et que sa vie ne soit pas que totale servitude, ni seulement machine à consommer. Il n'y a pas là victoire de critères normatifs sur les valeurs du plaisir, de l'hédonisme et de la rencontre de Dieu ; ni quelque revanche du médiocre sur celui qui a osé. Le toxicomane est mort parce qu'il a été au bout de son voyage. Ce voyage – et c'est ce leurre qui est en cause – il ne l'a fait ni en solitaire, ni volontairement. Il l'a fait dans une histoire : celle du moment socioculturel dans lequel il vit, celle du système familial qui l'a fabriqué et dont les inter-actions le conditionnent et le manipulent, celle du produit. La prise de produit n'est ni ascèse, ni philosophie, ni sainteté. Elle se fusionne avec les données de cette histoire. Et cette histoire conditionne le rapport au réel du sujet. » (pp. 289-290)
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