Les familles monoparentales, qui sont très majoritairement représentées par des mères solos avec leurs enfants, sont en très rapide augmentation ces trente dernières années, d'autant plus depuis l'autorisation de la PMA pour toutes, et se montent désormais à environ un quart des familles. Si toutes les mères solos souffrent de la stigmatisation due à la persistance de la norme du modèle parental traditionnel, ainsi que des blocages systémiques qui grèvent leur quotidien : dans leur vie professionnelle, leur logement, la gestion logistique et éducative de la garde de leurs enfants, il est cependant de plus en plus nécessaire de distinguer entre la soloparentalité par choix vs subie. L'autrice, journaliste à _Libération_, avait publié en 2022 un récit-témoignage de son cheminement vers la maternité solo, intitulé _Si je veux_ (déjà lu et annoté). Cet opus-ci en est un complément nécessaire, pour mettre en évidence la situation et les multiples difficultés spécifiques des mères solos suite à une séparation, qui sont à la fois beaucoup plus nombreuses et davantage pénalisées.
Il apparaît ainsi dans la première partie du livre un cadre de vie caractérisé par la très grande précarité, par la « damnation sociale » faite de misère, d'injustices et de privations dont parlait Victor Hugo et dont Fantine, mère de Cosette dans _Les Misérables_, incarne l'archétype de la mère célibataire. En particulier, il est question de pensions alimentaires impayées ou calculées de manière inique, d'injustice fiscale, de jugements de séparation parfois encore inspirés par le favoritisme du père et la méfiance à l'égard de la mère, de politiques publiques parfois inadéquates, parfois incomplètes, parfois inopportunes (telle la préconisation de la coparentalité faisant fi des cas de violence et d'abus sexuels), d'isolement pouvant porter atteinte à la santé physique et psychique du parent isolé.
La seconde partie, intitulée « Relever la tête », tente d'apporter des propositions concrètes afin d'améliorer cette situation : là aussi l'attention est posée surtout sur les situations de précarité dans l'habitat, financière, fiscale, professionnelle mais aussi relationnelle qui concernent surtout les mères solos par défaut.
Le style du texte est léger, les contenus réflexifs ventant principalement de citations extensives des quelques ouvrages sociologiques existants et de recherches démographiques encore rares en la matière. Les références au vécu de l'autrice servent le même but de vulgarisation ; en revanche, la nature militante et politique de la démarche, y compris la critique factuelle du discours politicien est très prégnante : elle fait de l'enquête un document engagé, ce qui constitue à sa manière une forme de critique sociale et politique, même si elle n'en possède pas le caractère savant.
Table [avec appel des cit.]
Introduction
Première partie : Des vies solos
1. Qui sommes-nous ?:
Les mots pour le dire [cit. 1]
Brève sociologie de la soloparentalité [cit. 2]
Qui sont les pères solos ?
2. Comment vivons-nous ?:
La précarité généralisée des mères célibataires
Le steak de Mina ou les privations quotidiennes
Le logement : recherche chambre à soi désespérément
La vie professionnelle : métro, boulot, solo
Modes de garde, la grande débrouille
Santé physique et santé mentale : allô maman solo
Quand la stigmatisation sociale affecte la santé mentale [cit. 3]
Un premier bilan
Deuxième partie : Relever la tête
3. Le nerf de la guerre : le logement :
Se loger à moindre prix
Un espoir du côté du logement communautaire [cit. 4]
Mobiliser les politiques de toute urgence
4. L'autre nerf de la guerre : le mode de garde :
Hacker le système
Réformer les système
5. Rends l'argent ! Ou comment créer un système socio-fiscal plus juste :
L'éléphant dans la pièce : la pension alimentaire
La déconjugalisation de l'ASF [cit. 5]
Sur les dépenses liées à l'énergie, les transports et les courses du quotidien
6. Accompagnement à la coparentalité : les mères solos et les autres :
De l'art d'impliquer son employeur
« Il faut tout un village pour élever un enfant » : de l'art d'impliquer son entourage proche et de sortir de la sacro-sainte famille nucléaire [cit. 6]
Prendre soin de soi : ces précieux quartiers libres
7. Mieux gérer son argent quand on est mère solo : la quadrature du cercle :
La grande affaire de la négociation post-séparation
Puis renégocier, toujours
L'ennemie numéro 1 : votre culpabilité
8. Vie sociale et amoureuse : it's complicated :
« Tu es dispo ce soir ? »
Le coût des soirées dating [cit. 7]
9. Vie politique et intellectuelle : tout donner :
10. Et maintenant, on fait quoi ?
11. La soloparentalité dans les livres, les films, les essais...
Cit. :
1. [Cécile Alduy (2015)] : « La question politique est de savoir si elles [les mères solos] ont besoin de davantage de soutien logistique (priorité dans les crèches), financier (un seul salaire pour plusieurs enfants, c'est dur), légal (pour les pensions alimentaires) et d'acceptation de leurs contraintes propres d'emploi du temps. Il y a des études à faire sur la progression professionnelle de ces femmes : quels emplois peuvent-elles prendre si l'accompagnement des enfants après l'école repose systématiquement sur elles ? Quel entregent, réseautage, after hours professionnels ? Quelles promotions à des postes de direction avec dîners, séminaires le week-end, voyages professionnels ? Des questions qui sont aussi légitimes pour les femmes au sein du mariage, mais sont exacerbées pour celles sur lesquelles tout repose. C'est donc une question féminine par excellence, et l'on pourrait dire qu'il y a tout simplement un continuum entre la "mère célibataire" vraiment isolée, la "maman solo" en garde alternée et l'épouse qui accomplit quand même la majorité de la charge mentale, logistique, émotionnelle et domestique autour des enfants au sein d'un mariage. » (p. 37)
2. « [Émilie Biland in : Marie-Clémence Le Pape et Clémence Helfter (2023)] : "En les enjoignant à reconnaître le droit des pères – sans imposer leur exercice à ces derniers –, la justice familiale fait peser des contraintes importantes sur les mères, sans pour autant prendre la mesure de leurs conditions de vie. (…). La sociologue Solène Jouanneau, qui a mené une enquête d'envergure sur les ordonnances de protection visant à protéger les femmes victimes de violences, estime que les JAF n'accordent cette mesure qu'avec parcimonie, en s'efforçant de préserver l'autorité paternelle. Pour des raisons similaires, lorsque les violences envers des enfants sont dénoncées dans le processus d'une séparation, ces juges font souvent preuve de prudence, voire de méfiance, pouvant estimer que les parents (le plus souvent des mères) qui émettent les accusations ne jouent pas le jeu de la coparentalité et du règlement pacifié de la rupture."
Bien loin de ces discours teintés de masculinisme où les pères seraient les grandes victimes d'une politique familiale délétère au service des mères toutes puissantes, il existe bon nombre de situations, en cas de suspicion d'inceste, où la mère soustrait l'enfant à celui qu'elle considère comme l'agresseur de son enfant et est poursuivie pour non-présentation d'enfant, alors même que le père est suspecté d'inceste. » (p. 46)
3. « [Clémence Helfter (2023)] : "La norme de bilatéralité correspond au principe culturel selon lequel l'enfant a deux parents (…). Cette norme se traduit d'abord par un discrédit des situations où un parent décide d'élever seul un enfant en s'affranchissant du 'modèle' du couple parental."
Partant, vous avez le choix entre deux stigmates […] : soit vous êtes une mère fusionnelle malsaine, soit vous êtes une mère égoïste.
"Deux représentations des mères seules orientent la perception de la monoparentalité : la première est incarnée dans la figure repoussoir des 'mères dévorantes', toujours présente dans une partie de la littérature relevant de la psychologie et repérable également chez certains professionnels et professionnelles du travail social et de la santé. La seconde assimile tout projet solitaire d'enfantement à une situation de solitude et d'isolement."
[…]
Évidemment, cette norme pèse dans les remarques que l'on vous fera un peu partout. Mais elle pèsera aussi sur vos finances :
"Ce principe de bilatéralité parentale engendre également une sous-estimation des coûts associés à la monoparentalité éducative. Cette dernière désigne la charge qui pèse principalement sur l'un des parents au quotidien, le plus souvent les femmes. Cela empêche de prendre la pleine mesure des coûts temporels (difficultés pour trouver un emploi ou s'y maintenir, réduction du temps non parental avec une priorité donnée à l'enfant et un rétrécissement du réseau de sociabilité) et parfois psychologiques (sentiment de solitude) qui viennent s'ajouter aux coûts économiques. Les politiques publiques sous-estiment largement ces coûts, notamment dans les règles de calcul de la pension alimentaire. Les outils statistiques et échelles d'équivalence disponibles surestiment donc le niveau de vie des familles monoparentales." » (pp. 93-95)
4. « Et si l'une des solutions se trouvait dans la vie en communauté ? Beaucoup le pensent. Vous avez peut-être entendu parler de la Maison des Babayagas, une initiative de la militante féministe Thérèse Clerc. Elle a, après une âpre lutte, créé à Montreuil une résidence pour femmes âgées, sorte d'habitat participatif où l'entraide entre femmes est la clef. Cette "anti-maison de retraite", comme l'a surnommée la presse, permet de lutter contre l'isolement.
Peut-on imaginer semblable initiative pour des mères célibataires ? Et pourquoi pas ? Cela leur permettrait d'avoir accès à ce qui leur manque cruellement : le partage de services, la solidarité au quotidien. Savoir bricoler, faire un peu de plomberie, faire les courses à la voisine quand elle est clouée au lit par le Covid, un peu de réconfort quand le petit est malade... Et qui mieux qu'une mère solo pour comprendre ce que vit une autre mère solo ? Depuis quelques mois s'est lancé en France un projet inédit, mené par une start-up : 'Commune living', résidence pour familles monoparentales, avec des unités d'habitations, dont le bail est limité à trois ans. » (pp. 105-106)
5. « Autre injustice […] : la suppression, par la CAF, de l'Allocation de soutien familial en cas de remise en couple. Alors voilà, suffit-il d'avoir rencontré quelqu'un, de vivre avec cette personne pour qu'automatiquement la charge de votre enfant se transfère sur cette personne ? […] Comment envisager un début de relation serein dans ces conditions ? Et puis, quelle injustice : l'ASF est censée se substituer à une pension alimentaire insuffisante, ou être versée en cas d'absence de géniteur. Penser que la nouvelle personne dans sa vie remplace le géniteur, au lieu de s'y ajouter, est d'une injustice crasse. » (pp. 126-127)
6. « Ce qui me fait du bien en allant dans ces communautés de mères solos sur Internet, c'est que je vois également des gens qui vivent la même chose que moi, qui éprouvent parfois les mêmes difficultés, et avec qui je peux échanger et être comprise : alors que parfois, les relations avec les autres, les gens en couple, l'entourage, peuvent être complexes – on a souvent l'impression de susciter leur commisération, teintée d'admiration, mais tout de même –, là, on sait qu'on est à peu près toutes pareilles, et que nos seules différences seront d'ordre financier. » (p. 142)
7. « Il y a ensuite la question financière. Si personne n'est disponible pour garder l'enfant, il faut payer une ou un baby-sitter. Est-on prête – et en mesure – de payer un tel prix pour un rendez-vous et une personne dont on ne sait pas encore grand-chose ? Une nouvelle relation mérite-t-elle d'être investie à ce point ?
[…] Et le(s) petit(s) dans tout ça ? […] À quel moment parler de l'enfant ? Mère célibataire, la chose est parfois mal vue. Doit-on annoncer la couleur, au risque, comme Élodie, d'être ghostée ? Bien sûr, on arguera que la personne qui ghoste une mère célibataire ne mérite même pas le goulag. Bien sûr, on est fière d'être mère solo, et fière de son enfant. Mais parfois, on a également envie que les choses soient plus simples.
[…]
Enfin, la dernière question portera sur la manière d'introduire cette nouvelle personne auprès de votre ou vos enfants. Ici, il n'y a pas de formule toute faite, cela dépend de votre histoire et de celle de votre douce progéniture. » (pp. 162-163)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]