Que ce soit par le jugement que le féminisme porte sur l'acte de se maquiller, par la minoration méfiante de l'importance économique de l'industrie cosmétique comparée à la mode et à la parfumerie, par les multiples implications sociologiques que la pratique du maquillage revêt comme instrument de distinction et de discrimination (sexiste, classiste, raciste) : nombreux sont les angles d'attaque critiques que les sciences sociales peuvent appliquer au make-up. L'autrice, en journaliste spécialiste de la presse féminine, livre dans ce travail une mise à jour très actuelle des enjeux contemporains liés à ce sujet, en analysant entre autres : l'évolution de l'image de soi provoquée par les selfies sur smartphone, le rôle inédit des influenceur.euses des réseaux sociaux et celui des maquilleur.euses de mode et du spectacle, la métamorphose entre la quête de la beauté et celle du bien-être, la permanence d'une esthétique centrée sur les femmes blanches malgré une certaine prise en compte de la demande des autres ethnicités, les influences des sexualités queer sur le maquillage y compris chez les hommes, les problématiques de la peur des produits chimiques mises en relation avec le marketing green, bio, ainsi qu'éco-responsable... Un tel ouvrage est donc d'abord et surtout une enquête journalistique, qui donne une large place aux entretiens avec des acteurs du marché, surtout américain et français, plutôt qu'un essai sociologique qui se serait penché sur une réflexion théorique ou même sur une analyse empirique. En cela, mon ignorance absolue de la presse féminine, et jusque de la plupart des produits de beauté évoqués (qu'est-ce donc que l'enlumineur?!), a fortement frustré mes attentes et limité mon intérêt. Sans aucun doute avais-je en tête d'autres modèles, par ex. les essais de Mona Chollet (pourtant elle-même journaliste), de David Le Breton, ou même de Jean-Claude Kaufmann. Le choix de mes cit. reflète beaucoup plus cette aspiration théorétique mienne que la totalité du livre.
Cit. :
1. « Le maquillage féminin a un statut ambivalent, puisqu'il mêle deux visions. La première est l'idée selon laquelle les femmes se maquillent pour se plier à des conventions sociales créées par des sociétés patriarcales. Le maquillage serait ainsi une manière d'augmenter sa valeur (la beauté).
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L'autre temps et grand concept de l'histoire du maquillage, notamment porté par les féministes de la deuxième vague, est celui qui postule que l'on se maquille pour créer une identité. […] La contrainte qu'était le maquillage s'est transformée en un moyen d'expression. Cette prise en main de son apparence, donc de son destin, est une prise de pouvoir sur soi-même.
Évidemment, ces deux visions coexistent, elles ne sont pas identiques partout car chaque femme qui se maquille détermine son rapport intime à l'acte. Aujourd'hui, les chercheur.euses s'accordent à dire qu'en Occident on est à mi-chemin : certes, les femmes utilisent des instruments fabriqués dans un système patriarcal, mais elles en sont souvent conscientes. Le maquillage est un outil de détermination, un moyen de "négotiation" pour tirer profit du système. » (pp. 17-19)
2. « C'est donc la technologie qui nous amène à modifier sans cesse notre visage et ses représentations, par du maquillage, un filtre ou une injection. Le make-up fait désormais figure d'option légère pour obtenir le résultat escompté. Notre attention au moindre détail nous conduit à en utiliser toujours plus, de manière plus précise. À nous réinventer, sans limites. La prochaine innovation make-up ne se situe sans doute pas dans les laboratoires des formulateurs, mais bien chez les concepteurs de nos smartphones.
Cette "super-connaissance" de soi accentue aussi la nécessité ressentie de faire quelque chose pour modifier son apparence. Le maquillage reste une contrainte économique à laquelle il est difficile de se soustraire. Même quand on a les moyens d'en acheter, il constitue une dépense non négligeable. » (pp. 34-35)
3. « La vision ultra genrée du maquillage dans laquelle nous vivons crée une norme, et chaque femme entretient un lien plus ou moins étroit avec elle. Dans tous les cas, il faut justifier son choix. En fait, la maquillage est tellement omniprésent que son absence est criante. Ne pas se maquiller, c'est déjà un look. La portée de ce choix reste souvent liée à l'orientation sexuelle, l'identité de genre, l'âge. Mais on peut aussi dépasser ces normes : "Le fait de s'orner est nécessaire : il ne s'agit pas de se cacher ou de s'embellir, mais de se représenter, un besoin nécessaire à tous les êtres vivants, résume Camille Froidevaux-Metterie. Modifier son apparence enrichit l'identité, l'augmente même. […] Du coup, dans cette optique, tous les choix sont bons et valables." [2018] » (p. 46)
4. « Si les cinquante dernières années ont permis de sortir le maquillage du seul regard masculin, elles ont remplacé le capital de la beauté par le capital du bonheur. On ne se maquille plus pour avoir l'air belle, mais pour avoir l'air heureuse. C'est l'équivalent d'une stratégie de l'évitement. Plutôt que de prendre les problèmes sociaux et globaux à bras-le-corps, on les nie, on les enterre sous une couche de peinture. Plus les valeurs qui fondent la vie en société se délitent, plus on propose de moyens pour transformer le visage. Plus les grands chantiers de la vie intime – santé physique, santé mentale, sociabilité – sont désinvestis, par manque d'infrastructures mais aussi de projet commun, plus on nous enjoint à nous embellir. Tu ne peux pas aller voir de psy ? Mets donc de l'enlumineur.
[…]
Dans un contexte de privatisation de la santé, un mantra s'affiche partout : "Healthy is the new sexy". […] Face aux inégalités d'accès au soins, le fait d'être en bonne santé est donc un signe extérieur de richesse.
Dans l'industrie cosmétique, cela se traduit par le fait de servir du 'healthy' à toutes les sauces, notamment pour parler du teint. Une maison est même allée jusqu'à utiliser les neurosciences pour expliquer qu'un teint harmonieux, sans taches, était préféré par nos pairs, en analysant le trajet des yeux de nos interlocuteurs à l'aide d'un ordinateur. […] Les taches pigmentaires associeraient le teint à la maladie. La marque expliquait cela par l'instinct primaire, l'inné, et non pas l'acquisition de codes sociaux. » (p. 54)
5. « Le maquillage est présenté par l'industrie comme l'un des moyens d'imposer son identité. Crée ton entreprise, crée ton job, crée ton personnage. La face pile du maquillage, ce serait de ne pas se conformer aux modes ni aux tendances, mais d'être une certaine vision de soi-même. Mais personne ne sait bien ce que cela signifie. Être soi, est-ce ne ressembler à personne d'autre ? Ressembler à la vision de soi sans maquillage que l'on observe dans le miroir ? Ou au soi que nous renvoie la caméra sur Zoom ? Ou bien le soi du selfie déjà modifié des iPhone 13 ? En quoi serais-je moins moi-même avec du rose à lèvres si j'ai choisi d'en mettre ? Est-ce que porter un rose mat fait de moi quelqu'un de moins sérieux qu'un rouge satiné ? Un fond de teint transparent, quelqu'un de plus raffiné qu'une femme portant une BB crème épaisse ? Un mascara qui allonge les cils me rend-il plus fréquentable que des faux cils ?
L'idée que le maquillage m'aide à être moi-même est une grande illusion. Il m'aide à rentrer dans des représentations sociales, qui bougent au fil du temps. » (p. 77)
6. « Bien sûr, la Parisienne est toujours blanche. Le stéréotype a largement été étudié et critiqué par la journaliste Alice Pfeiffer, qui analyse dans _Je ne suis pas parisienne_ comment il est utilisé par la mode pour discriminer de façon classiste et raciste. C'est ce qui explique le déclin de cette icône. Elle est aujourd'hui remplacée par l'esthétique de la 'clean girl' étasunienne et bourgeoise, tout aussi classiste et raciste.
Comment fait-on pour vendre une peau naturelle ? On parle de voile sur la peau, de maquillage qui ne travestit pas, d'embellissement subtil... On ne modifie pas les contours du visage. Mais vendre du vent, c'est difficile, alors on brouille la frontière entre le maquillage et le soin. L'acide hyaluronique, la molécule reine des hydratants, facile à produire, facile à intégrer aux formules, très connue des consommatrices, est partout. Dans les années 2010, les maquilleur.euses conseillent aussi aux femmes de se contenter d'un correcteur, pour ne pas trop couvrir la peau. Les textures deviennent extrêmement liquides et on oublie totalement les mots qui évoquent la lourdeur, comme 'fond de teint'. Les grands produits de la catégorie évoquent tout sauf le maquillage. […] On ne parle plus de fond, mais de légèreté. » (p. 87)
7. « Si tout a commencé aux États-Unis, c'est parce que les faiseurs de beauté ont rapidement mis le doigt sur l'opportunité économique que représentait l'émancipation des Noir.es et la naissance du mouvement Black is Beautiful, au début des années soixante. Les études montrent régulièrement que les femmes noires consacrent une partie plus importante de leur budget aux produits de beauté (quatre à dix fois plus que les Blanches) : pour les produits capillaires, en premier lieu, mais aussi pour les autres.
[…] En France, Kelly Njike, la fondatrice de la marque de rouges Melayci, a réalisé une étude auprès de 200 femmes noires en 2018 : 73% éprouvaient des difficultés à trouver un produit qui leur convenait et 82% ne se retrouvaient pas dans les valeurs des marques du marché.
[…]
Aïmara Coupet me fait également remarquer qu'une autre femme a changé la façon dont on voit le teint : Kim Kardashian. Cette dernière a largement médiatisé le contouring et a montré que cette technique donnait une autre dimension aux peaux noires. Les médias étasuniens jugent que le clan Kardashian a désormais abandonné l'esthétique de la blackness, qu'il s'était approprié au moment où Kim Kardashian lance une gamme de soins orientée vers la wellness, un domaine trusté par les Blanc.hes. Cela n'est qu'un exemple de la façon dont le corps est traité comme une tendance et une denrée commerciale, aussi interchangeable qu'un mascara. » (pp. 140-141)
8. « Pour les femmes cis auxquelles les marques s'adressent, les drag queens ont sans doute représenté une forme de liberté, au-delà de leur expertise technique. Elles nous ont surtout rappelé que le maquillage est un choix, et que "la féminité est un spectre, pas seulement détenu par des femmes", selon les mots de Cristy Dougherty. Elles font la démonstration que, pendant un moment donné et dans un espace limité, on peut devenir une autre personne, grâce au make-up. Gardons à l'esprit que l'histoire du drag est très riche. […] L'esthétique redevient très normée, surtout aux États-Unis. La version française a fait plus d'efforts pour inclure une personne trans et une personne non binaire. » (p. 177)
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