Considérons le concept de « capital symbolique » posé par Pierre Bourdieu, en particulier celui de « capital culturel », comme la possibilité de convertir une position de domination à l'intérieur d'un champ spécifique en avantages de nature économique hors de ce champ, notamment dans le marché du travail. Par analogie, les deux sociologues autrices de cet essai proposent le concept de capital sexuel, et elles le contextualisent dans le cadre du néolibéralisme contemporain. Une position de domination relative dans la sphère sexuelle – c'est-à-dire de succès, de désirabilité comparative – peut se convertir en avantages de nature socio-économique, affirment-elles. Et de formuler une typologie en quatre formes de capital sexuel qui puisse se généraliser à d'autres contextes historiques et économiques que le néolibéralisme.
1ère forme : « Le capital sexuel par défaut : chasteté et domesticité ». Dans les sociétés traditionnelles et durant des longues périodes historiques, la virginité féminine constituait un atout déterminant pour accéder au marché matrimonial, la chasteté et la domesticité pour y garder sa place, avec toutes les conséquences socio-économiques afférentes.
2e forme : « Le capital sexuel comme plus-value du corps ». Les attraits corporels susceptibles d'être convertis en actifs économiques, de tous temps, ne se sont pas limités à la marchandisation du corps sexuel par la prostitution et les autres formes de travail du sexe. Ce qui change aujourd'hui, cependant, c'est d'une part une métamorphose progressive du travail du sexe tendant vers une convergence vers le secteur de l'emploi dans les services ordinaires, et réciproquement une sexualisation de ces derniers qui implique une plus grande employabilité des travailleurs jouissant d'un capital sexuel plus élevé.
3e forme : « Le capital sexuel incarné ». Partant d'études précédentes dans lesquelles Illouz a examiné la notion de « capitalisme scopique », il est question de la généralisation de l'idée que la liberté sexuelle augmente la valeur économique des individus, qu'une plus grande compétence en matière de séduction, y compris dans le nombre des relations éphémères entreprises, rend les individus concernés plus attirants, plus désirables, mieux placés aussi bien dans le marché matrimonial que dans le marché du travail : les qualités développées par la compétence sexuelle (dans la sphère de la reproduction) s'avèrent être identiques à celles qui sont recherchées dans la sphère de la production et même dans à celles qui caractérisent la sphère de la consommation.
4e forme : « Le capital sexuel néolibéral : appréciation de soi et employabilité ». Il s'agit là d'un approfondissement de la forme précédente, conçue sous un prisme plus psychologique et individualiste, de la part du sujet doté d'un haut capital sexuel, du sentiment de sa propre compétence sociale, de son efficacité personnelle et professionnelle, de son aptitude à la prise de risque, de son appréciation de soi. Tous ces sentiments sont convertibles dans la posture active et entrepreneuriale (être entrepreneur de soi-même) recherchée dans le monde du travail néolibéral.
Ce court essai, on l'aura compris, comporte un grand nombre d'idées très novatrices, relevant d'une approche critique à la fois de la sexualité et du capitalisme, qui s'appuient sur de multiples exemples tirés d'observations et d'analyses récentes : les métamorphoses du travail du sexe, les sites de rencontre, les nouveaux produits et services érotiques, la pratique des selfies publiés sur les réseaux sociaux, etc. Malgré la structuration très clairement énoncée, et peut-être à cause de la faible envergure de l'ouvrage, l'impression demeure d'un travail encore embryonnaire, qui gagnera en solidité lorsque plusieurs pistes de recherche énoncées auront été développées.
Cit. :
1. « Pour qu'un véritable capital sexuel puisse émerger, il fallait que la sexualité se défasse de la tutelle de la religion. C'est le relâchement des normes et des tabous entourant la sexualité (ou plutôt la transformation de ces normes), ainsi que l'intégration croissante de cette dernière dans le domaine économique, qui a permis la formation de ce capital. Lorsque la sexualité est structurée par des stratégies économiques, qu'elle engendre des avantages économiques et qu'elle devient un élément clé de la sphère économique, on parle de capital sexuel organisé dans une culture néolibérale ou de capital sexuel néolibéral.
Notre interprétation du capital sexuel néolibéral doit être distingué des trois grands arguments qui sont en général avancés lorsque l'on envisage les relations entre sexe et capitalisme : premièrement, le sexe comme correctif aux asymétries de genre ; deuxièmement, les identités sexuelles comme plateforme de la citoyenneté sexuelle ; troisièmement, la marchandisation sexuelle ou la monétarisation de la sexualité. » (pp. 14-15)
2. « À l'avènement de la modernité, une "grande transformation de l'amour" s'est produite et a fait émerger les marchés matrimoniaux modernes, qui se régulent eux-mêmes, c'est-à-dire selon une logique qui leur est propre. Par là, la sociologue entend que les tabous de la race et de la religion qui contrôlaient à l'origine l'exogamie […] se sont considérablement affaiblis, tandis que "l'utilité" du partenaire choisi n'est plus seulement associée à sa position socio-économique, mais aussi à ses attributs psychologiques, émotionnels et sexuels. Le choix d'un partenaire a été fondé de plus en plus sur la désirabilité sexuelle et la compatibilité psychologique.
La société bourgeoise du capitalisme industriel a fait du sexe à la fois un objet d'étude et un lieu d'identité personnelle. La sexualité était de plus en plus comprise, imaginée et discutée comme une entité non monétisée située hors du marché économique, même si elle 'était pas en tout point autonome comme chez Weber. La "bonne" sexualité, convenable, était vue comme une réalité domestique appartenant à la sphère de la reproduction biologique et sociale (qui était la raison d'être de la famille). […] Il est intéressant de noter que, plus tard, lors de ce qu'on a appelé la révolution sexuelle des années 1920 (la première), divers penseurs et groupes réformistes ont critiqué ces mêmes idéaux. Une partie d'entre eux considéraient que la domestication du sexe était la marque d'une moralité bourgeoise répressive ; à cet égard, ils ont rapproché sexe – désormais présenté comme "refoulé" – et mode de production capitaliste. » (pp. 41-42)
3. « […] Comment concevoir le capital sexuel [?] Quels avantages les réserves de capacités sexuelles incarnées et détenues individuellement peuvent-elles produire ? Sont-ils purement sexuels, ou bien les actifs sexuels peuvent-ils produire des avantages non sexuels ? Et si cette dernière proposition est vraie, ces avantages sont-ils traduisibles dans la sphère économique, comme le suggèrent des sociologues en s'inspirant du capital symbolique bourdieusien ? À quelles conditions le capital sexuel peut-il revêtir une valeur économique ?
Pour répondre à ces questions,, la chapitre suivant s'appuie sur la distinction courante entre deux terrains où s'articule le capital sexuel : la sphère économique de la production et des relations de travail, d'une part, et, d'autre part, la sphère domestique de la reproduction (première catégorie du capital sexuel). Cependant, comme nous le verrons, en passant du capital sexuel comme plus-value du corps (deuxième catégorie) au sex-appeal et au capital sexuel incarné (troisième catégorie), il devient difficile de maintenir la distinction entre production et reproduction, non seulement sur le plan idéologique – comme l'avancent de nombreuses féministes – mais aussi sur le plan ontologique, tout simplement parce que le capitalisme néolibéral brouille les frontières entre ces deux sphères.
Aujourd'hui, la séparation analytique entre les sphères de la production matérielle et de la reproduction sociale ne peut être conservée facilement. Nous sommes bien plutôt confrontés à un monde où il devient difficile de distinguer le travail sexuel de la sexualité conjugale "offerte" sur le mode du don. Ces transformations constituent le contexte d'émergence du capital sexuel néolibéral (quatrième catégorie). » (pp. 53-54)
4. « Le capital sexuel néolibéral ne dépend pas du sex-appeal […]. Plutôt que sur l'attrait érotique, ce type de capital repose sur la qualité singulière des expériences sexuelles, sur le fait que nous vivons le sexe à un niveau purement subjectif, comme moyen de se forger un moi entièrement compatible avec les compétences et les attributs qui définissent la compétence sociale et professionnelle au sens large. Ce capital sexuel s'inscrit dans des stratégies d'apprentissage de soi, de culture de la confiance et de l'estime de soi, de prise de risque et peut-être surtout de gestion des relations par l'affirmation de soi et la domination. En d'autres termes, le capital sexuel néolibéral peut créer des avantages qui sont gagnés sur le terrain sexuel mais peuvent aller bien au-delà. Les sujets de la classe moyenne sont plus enclins que d'autres à glaner une appréciation d'eux-mêmes à partir de leur vie sexuelle et sont, en outre, mieux placés pour employer leur capital sexuel dans leur vie professionnelle. » (p. 71)
5. « […] Un nouveau parfum néolibéral surgit parfois dans la discussion universitaire sur la prostitution. Le débat classique de l'exploitation opposée à la souveraineté individuelle fait toujours rage, mais de nouvelles questions émergent autour de l'identité et de la gestion de la stigmatisation. Ce phénomène peut être considéré comme "une vision néolibérale de la prostitution", envisagée dans sa singularité, en se demandant "comment la vente de faveurs sexuelles affecte l'appréciation du capital humain engagé dans cette activité". Clairement, cette vision n'est pas pertinente pour la vaste majorité des victimes de la traite et des personnes privées de choix.
De même, si de nombreux segments de l'industrie du sexe, notamment la consommation de pornographie et l'usage de sex-toys, sont en cours de normalisation sociale, cela ne veut pas dire que le travail du sexe soit devenu une profession "respectable". Cependant, il est probable que si le mauvais sexe n'est plus mauvais et que si certains actifs ne sont plus forcément en danger ou pénalisés socialement pour leur implication dans le commerce du sexe, le capital sexuel dégagé du labeur des travailleurs du sexe pourrait être de plus en plus considéré comme semblable au capital produit par les services interactifs ordinaires. » (pp. 86-87)
6. « Cependant, si elles produisent toujours un capital financier grâce à des actes sexuels qu'accomplissent leurs corps, ces personnes [les TDS] sont désormais confrontées à des problèmes nouveaux, comme l'exigence croissante de travail émotionnel, des difficultés liées à la gestion de la stigmatisation et à l'autopromotion, etc. Il faut noter que ces nouveaux problèmes sont assez semblables à eux vécus par la main-d’œuvre du secteur des services ordinaires. Une autre manière de décrire cette évolution serait de dire que le travail du sexe non seulement se rapproche des autres emplois de service, mais que l'inverse est aussi vrai : les emplois de service ordinaires sont, en outre, sexualisés de façon routinière,comme nous l'avons vu dans le cas des serveuses. » (pp. 91-92)
7. « L'essor d'"écoles" en techniques de séduction, dont les enseignants sont appelés 'pickup artists', est peut-être le signe que les acteurs considèrent la sexualité comme un domaine méritant investissement et efforts. […]
Si le capital sexuel constitue une ressource qui détermine la réussite des uns et des autres dans un champ donné, la ou le plus "riche" est celui ou celle qui accumule le plus de capital sexuel en fonction de son charme et du nombre de ses partenaires. Selon cette théorie, la désirabilité en soi améliore la position de l'individu, favorise sa réussite sociosexuelle au sein de son cercle social et est toujours relative à la désirabilité et à la réussite d'autrui. Lorsque le sexe tend vers la concurrence de statut, les acteurs sont perçus comme des agents cherchant à maximiser leur capital sexuel en se rapprochant du physique idéal ; en portant les bons vêtements et accessoires et en adoptant les postures, le langage corporel, l'idiome et les façons de parler adaptés. La réussite entraîne la réussite : plus un individu reçoit d'attention dans un champ sexuel, plus les autres sont susceptibles de le percevoir comme attirant. » (pp. 96-98)
8. « [La classe sociale] est particulièrement importante du fait de la domination actuelle de la culture du selfie, aussi bien dans la vie des jeunes (et moins jeunes) adultes que dans le débat public et universitaire sur les pratiques des jeunes femmes sur les réseaux sociaux comme formes d'autoréification. Ces discussions et préoccupations autour des selfies sexy offrent un terreau fertile pour montrer ce qu'est le capital sexuel incarné, comment il recoupe la classe, le genre et l'ethnie et comment il s'inscrit dans le secteur de la culture. Si l'ensemble de la société subit un processus de sexualisation culturelle et si des personnes de tous horizons consomment et produisent une imagerie sexualisée, la question se pose de qui est considéré comme "sexy". […]
Dans un projet de production visuelle du sex-appeal dans la culture, les selfies sexy inspirés de l'esthétique des célébrités Instagram sont comparés à des photographies créées par une chercheuse, elle-même photographe professionnelle. Lors d'un entretien, lorsqu'on lui demande ce que "sexy" veut dire pour elle, une enquête mentionne "la désirabilité et être 'séduisante mais pas vulgaire'". Il est clair ici que l'appréciation du caractère sexy est étroitement mêlée à des critères de classe. » (pp. 100-101)
9. « Aujourd'hui, les consommateurs achètent toute une gamme de produits et services sexuels. Cependant, le sexe ne se consomme pas seulement par le truchement de produits utilisés dans les relations sexuelles proprement dites. D'aucuns disent que, dans la nouvelle économie, la culture de la consommation au sens large crée un travail fantasmatique à forte teneur érotique qui structure la conscience collective et reproduit le capitalisme.
Paul B. Preciado a caractérisé ce processus comme une "haute concentration de sexe-capital". L'auteur identifie un "régime pharmaco-pornographique" post-industriel qui régit notre subjectivité sexuelle et nous intime d'agir dans l'intérêt des compagnies pharmaceutiques et pornographiques. […] En d'autres termes, le grand capital est co-créé non seulement par les travailleurs du sexe, mais aussi par ses consommateurs. Pour n'en donner qu'un seul exemple, mais très parlant : en 2019, le marché mondial des sex-toys était estimé à 26,6 milliards de dollars, un chiffre qui devrait encore grimper dans les années à venir. » (pp. 107-108)
10. Excipit : « En développant le concept de capital sexuel néolibéral, nous prenons au sérieux ce que les féministes affirment depuis longtemps : que la sphère de la reproduction, ou "la vie elle-même", est directement partie prenante du système capitaliste et de la création de capital.
Nous pouvons pousser plus loin cette idée et envisager les compétences et les pratiques subjectives comme des moyens de production directs au sein d'une vie professionnelle "réinventée", "passionnée", et "créative". Le capital sexuel néolibéral n'est qu'un exemple de la réalité sociale où les sujets de la classe moyenne en particulier, hommes comme femmes, doivent exploiter leurs univers de sens et leurs identités pour trouver un emploi, notamment dans les métiers créatifs. À cet égard, le capital sexuel – un attrait érotique qui implique soit du sex-appeal (généralement chez les femmes), soit une performance sexuelle (généralement chez les hommes), soit les deux – s'est étendu : ce n'est plus simplement quelque chose d'échangé entre hommes et femmes qui traduit et reproduit les hiérarchies de genre. Le capital sexuel comprend et implique aussi la totalité de la reproduction capitaliste. » (pp. 133-134)
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