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[La civilisation du poisson rouge | Bruno Patino]
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Posté: Lun 14 Oct 2024 17:14
MessageSujet du message: [La civilisation du poisson rouge | Bruno Patino]
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Ce petit essai qui eut un fort retentissement à sa parution en 2019, pose la notion d' « économie de l'attention », laquelle consiste dans la valeur économique extraite à partir de la fréquentation addictive des réseaux sociaux de la part de leurs usagers qui y reçoivent des stimulations – informations, messages, images, photos, vidéos, etc. - sélectionnées par les algorithmes régissant lesdits réseaux, spécifiquement à leur intention afin de maximiser leur temps d'usage. Si l'on redoute depuis longtemps la surveillance de l'individu à cause de l'accumulation des données personnelles qu'il dépose plus ou moins volontairement sur les réseaux sociaux, cet ouvrage offre une explication plus matérialiste et donc moins paranoïaque de la raison économique d'une telle accumulation. Cette raison relève du mécanisme notoire de la publicité, et l'on accepte aisément l'idée que les empires économiques bâtis si rapidement par les réseaux sociaux ne reculent pas, pour se financer, sur une telle forme nouvelle de servitude volontaire, qui jadis a largement permis de financer la presse écrite et ensuite une grande partie de l'information télévisuelle – ne l'oublions pas. Or cette servitude fondée sur le modèle économique, proclame l'auteur, entraîne une pléthore d'effets néfastes : d'abord, à l'échelle individuelle, le caractère pernicieux de l'addiction numérique dont il fait l’hypothèse, mais également à l'échelle collective, sous forme de déréliction de la communication, de dégradation de la qualité de l'information – en particulier par rapport à la vérité et à la falsification de celle-ci – et par conséquent, in fine, de détérioration de la démocratie.
Une analyse est proposée dans le détail du fonctionnement des algorithmes qui provoquent l'addiction, et il est important de retenir qu'une trahison des principes libertaires des premiers concepteurs des réseaux sociaux a eu lieu non par un détournement malveillant de la part de certains acteurs – argument toujours avancé par leurs responsables lorsqu'ils sont mis en cause – mais bien par le fonctionnement structurel, par le modèle économique de leur financement qui, lui, n'est pour l'instant pas encore remis en cause. Au contraire, l'auteur propose quatre préconisations allant dans ce sens, en conclusion de l'ouvrage.
Une telle analyse possède un caractère alarmiste, tout en laissant la place, précisément, à des solutions qui rejettent l'irréversibilité des catastrophes décrites ou annoncées. Celles-ci sont-elles efficacement prouvées, à commencer par l'addiction au réseaux sociaux ainsi que la réduction de la capacité d'attention individuelle au seuil des 9 secondes entre deux stimuli prédisposé par les algorithmes, comparable à la mémoire du poisson rouge éponyme ? J'avoue que, malgré tout l'intérêt que j'ai éprouvé à apprendre les mécanismes occultes du fonctionnement de ces algorithmes, je n'ai pas été persuadé par un tel alarmisme... peut-être même pas potentiel ni futur. Le problème, m'a semblé être encore une fois comparable à celui de l'évaluation de l'efficacité de la publicité : ses mesures ont bientôt un siècle et demi d'âge, mais elles n'ont jamais été complètement concluantes. Il est très difficile de mesurer des phénomènes psychiques prétendument occultes (ou au moins imposés) et les mesures ont toujours été réalisées par des chercheurs ayant peu ou prou partie liée avec les publicitaires eux-mêmes. Le soupçon est donc grand que l'efficacité de la publicité, et maintenant les effets délétères de l'économie de l'attention soient grandement surévalués par les professionnels du secteur – qui, souvenons-nous, établissent eux-mêmes, sur le marché des annonces, la cotation des données personnelles récoltées... Certains dysfonctionnements de l'information, de la démocratie, de la communication interpersonnelle, certains usages des réseaux sociaux relevant de l'addiction sont clairement repérables autour de nous, et il est absolument vraisemblable d'établir une corrélation entre de tels dysfonctionnements et le modèle économique des géants de la Silicon Valley. Il est également convainquant de considérer des causes économiques plutôt que technologiques, structurelles plutôt qu'individuelles essayant d'imputer la faute aux ennemis de toujours, puissances créatrices de « fake news » par complot. Les propositions de réforme avancées devraient être étudiées avec le plus grand soin par les instances décisionnaires publiques et intergouvernementales; mais par moments j'ai eu l'impression que l'auteur jouait à se et à nous faire peur...



Cit. :


1. « Le nouveau capitalisme numérique est un produit et un producteur de l'accélération générale. Il tente d'augmenter la productivité du temps pour en extraire encore plus de valeur. Après avoir réduit l'espace, il s'agit d'étendre le temps tout en le comprimant, et de créer un instantané infini. L'accélération a remplacé l'habitude par l'attention, et la satisfaction par l'addiction. Et les algorithmes sont les machines-outils de cette économie.
L'économie de l'attention détruit, peu à peu, tous nos repères. Notre rapport aux médias, à l'espace public, au savoir, à la vérité, à l'information, rien ne lui échappe.
Le dérèglement de l'information, les "fausses nouvelles", l'hystérisation de la conversation publique et la suspicion généralisée ne sont pas le produit d'un déterminisme technologique. Pas plus qu'ils ne résultent d'une perte de repères culturels des communautés humaines. L'effondrement de l'information est la conséquence première du régime économique choisi par les géants de l'Internet.
Le marché de l'attention forge la société de toutes les fatigues, informationnelles, démocratiques. Il fait s'éteindre les lumières philosophiques au profit des signaux numériques. » (p. 17)

2. « L'algorithme qui organise la présentation des différents profils aurait pu agir comme un artificier, se rapprochant peu à peu des goûts précis de l'utilisateur à mesure qu'il collecte les données de celui-ci. Mais le résultat gagnerait en prévisibilité ce qu'il perdrait en aléas, et l'utilisation de l'application pourrait devenir moins compulsive.
[…] Le caractère aléatoire du résultat est ainsi entretenu, pour que l'utilisateur reste "accro". La tendance observée de l'ensemble des plates-formes à nourrir leurs recommandations avec une part de découverte ne s'explique pas uniquement par la volonté d'élargir leur offre pour nous extraire de la bulle dans laquelle nous ont enfermés des propositions fondées sur des comportements passés ou similaires. La "sérendipité dans la recherche" permet également de lier le résultat à une part d'incertitude, et de créer, pour l'utilisateur, la possibilité addictive d'être tantôt déçu, tantôt émerveillé. » (pp. 34-35)

3. « […] Il fallait, pour les tenants de la sagesse des foules, que le réseau fût pur et parfait, sans frottement, sans biais technique, sans intervention de la part des opérateurs, sans distorsions légales, sans discriminations possibles entre les utilisateurs. L'égalité totale associée à la liberté absolue pour atteindre la sagesse universelle.
Deux décennies plus tard, le constat est sans appel : la foule est bien là. La sagesse, pourtant convoquée, ne s'est pas présentée. Dépendance aux écrans, outrance du débat public, polarisation de l'espace public, réflexes qui prennent le pas sur la réflexion, l'agora transformée en arena : telle est notre époque. C'est le meilleur des temps, c'est le pire des temps.
L'utopie initiale est en train de mourir, tuée par les monstres auxquels elle a donné naissance. Deux forces ignorées par les libertaires se sont déployées en l'absence d'entrave : l'emportement collectif né des passions individuelles et le pouvoir économique né de l'accumulation. Nos addictions ne sont que le résultat du lien établi entre l'un et l'autre, et de la superstructure économique qui les fait se nourrir l'un de l'autre, se renforcer mutuellement au détriment de notre liberté. » (p. 49)

4. « L'efficacité imparable d'un tel dispositif permet de déployer des leviers publicitaires sur mesure. Le philosophe Yves Citton a distingué quatre catégories : 1) les messages ou alertes qui rentrent par effraction dans notre paysage mental sont des outils de création d'attention captive ; 2) la proposition de tout type de récompense nourrit l'attention attractive ; 3) le développement de messages divertissants, choquants ou sérieux, joue sur l'attention volontaire ; 4) l'attention aversive, enfin, provient de la peur de manquer l'immanquable. » (p. 81)

5. « Tous le algorithmes comportementaux ne sont pas identiques, mais ceux des réseaux sociaux conjuguent en général plusieurs historiques de données pour bâtir leurs recommandations : le comportement passé de l'utilisateur (on pense alors qu'il veut le reproduire) ; celui d'utilisateurs ayant des similarités avec lui (on pense alors qu'il va se comporter comme une personne ayant des goûts ou des opinions comparables) ; l'association entre contenus proches (on pense que l'intérêt manifesté plusieurs fois pour un type de contenu signale un intérêt constant et jamais rassasié) ; et, enfin, les contenus les plus populaires auprès de l'ensemble des utilisateurs (on parie sur le phénomène d'acceptation sociale).
Le poids respectif de tel ou tel critère reste confidentiel selon les réseaux, qui y incluent également des données à caractère commercial. » (pp. 95-96)

6. « Les plates-formes numériques, qui refusaient absolument d'être considérées comme des médias, e ont récupéré deux fonctionnalités qu'elles ont fait sortir de leur rôle initial. Le 'gatekeeping' s'est inversé : tout le monde peut entrer dans le système, mais l'utilisateur n'a pas accès à tout le monde de la même façon. Ceux qui sont le plus proches de lui entrent dans son système d'information plus facilement. Quant à 'l'agenda setting', il est désormais construit par les algorithmes, non pour la collectivité, mais pour chaque utilisateur en fonction de l'efficacité passionnelle du message, qui déclenchera une réaction de sa part et contribuera à l'animation du réseau. La proximité des déclencheurs d'émotion de milliards d'utilisateurs augmentent l'attention cumulée sur la plates-forme, et donc, in fine, sa profitabilité économique.
Le déséquilibre favorisant l'outrance, l'extrême, le scandaleux, le groupusculaire, l'absurde n'est pas uniquement dû à la présence de mauvais acteurs. Il résulte du modèle d'affaires de ces acteurs numériques, qui profite et développe notre addiction vis-à-vis de nos emportements. C'est une question de structure, pas de conjoncture. » (pp. 141-142)

7. « Une époque qui peut rappeler les débuts du capitalisme industriel à la fin du XIXe siècle et laisse donc ouverte la possibilité de réformes, d'amendements, d'adaptations et de contrôle du modèle.
Il n'est pas écrit que l'économie de l'attention sans freins et sans limites doive rester le seul modèle de développement des plates-formes. […] Il est possible de poser des limites au modèle publicitaire lié aux données. Sans pour autant remettre en question leur existence, et leur développement.
Il n'est pas écrit non plus que le modèle économique des plates-formes doive dessiner l'ensemble de la société numérique en construction. Le poids économique déraisonnable atteint par les nouveaux oligopoles de l'attention, leur capacité à siphonner des milliards de données en redirigeant leur intelligence autour de notre addiction au temps passé en ligne laissent croire que le traçage individuel est intrinsèquement constitutif de la civilisation digitale. Paradoxalement, cette domination apparente rejette au second plan les accumulations de données qui se déploient par exemple dans le domaine de la santé et de la sécurité, et ne permet pas d'amorcer les discussions internationales sur le statut de ces réserves infinies de données. » (p. 151)

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