Cette exceptionnelle étude sociologique de terrain, effectuée sur une durée de quinze ans, a certainement marqué une étape fondamentale non seulement pour la compréhension de la figure des toxicomanes – figure si souvent stigmatisée, caricaturée, discréditée et constituant un objet de peur et de dégoût –, mais également du point de vue épistémologique et méthodologique visant à l'intelligence des phénomènes de déviance dans leur ensemble. En dépassant à la fois les réductionnismes sociologisant et psychologisant qui tentent respectivement de socialiser ou d'individualiser la responsabilité de ce comportement déviant qu'est la consommation de produits psychotropes illicites, l'autrice pose d'emblée la question de l'ambivalence entre le goût qu'apportent ces produits – recherche de plaisir, dépassement d'une situation de détresse, gestion des émotions, leur remplacement par des sensations – et la peine : la répression, la précarisation, les violences, les prises de risques, les dégradations sanitaires physiques et psychiques, la prison, la mort. L'acceptation du point de vue des usagers au lien de l'assignation des paradigmes savants, permet aussi d'écarter les approches médicale, judiciaire, économique mais aussi macro-sociologique au profit d'une appréhension du quotidien de ces personnes, incluant leurs préoccupations vis-à-vis des moyens matériels de subvenir à la consommation, de la prison, du sida, de leurs relations affectives, familiales et amoureuses. Un espace important est accordé, dans cette étude, au monde social spécifique lié à la toxicomanie ainsi qu'aux sensations corporelles, heureuses et malheureuses, qui en découlent.
Néanmoins ce travail a vieilli et il mériterait d'être mis à jour. Le terrain a été étudié entre la seconde moitié des années 1980 et la fin des années 1990, dans le contexte unique des classes sociales défavorisées des cités, notamment autour de Paris, à une époque où la toxicomanie pouvait être résumée et symbolisée par l'injection d'héroïne et de produits de substitution, par le début du crack, par l'explosion épidémiologique et les ravages du sida, encore mal soigné. Les usages rencontrés par la sociologue, ou plutôt leurs rares survivants, appartiennent exactement à la génération n-1 des consommateurs actuels les plus représentatifs. La généralisation du cannabis, la diffusion étonnante des drogues de synthèse, l'incommensurable usage détourné des très nombreux nouveaux médicaments psychoactifs et surtout le bouleversement et la multiplication des contextes de consommation, toutes classes sociales confondues, n'apparaissent pas dans l'ouvrage. Le terrain devrait être différent aujourd'hui et l'enquête peut-être plus complexe.
Table [avec appel des cit.] :
Introduction [cit. 1, 2]
I – Mises à l'épreuve et précarisation [cit. 3]
- Un cadre de vie marqué et dégradé :
Cités et espace public : lignes de partage
Un attachement paradoxal au lieu de vie
Ethni-cités
- Des écarts qui se creusent :
Familles à l'épreuve
L'école ou l'apprentissage de la rupture
Les femmes et l'expérience du dédoublement [cit. 4]
- Expériences partagées :
Initiations et attaches : les bases d'un style de vie
L' « accrochage » ou la découverte des sensations
- Ruptures en chaîne :
Le travail, presque impossible [cit. 5]
Logement et accès à la citoyenneté
Echouer à la rue [cit. 6]
Une trajectoire : Mektoub
II – Vivre avec les drogues : un monde social [cit. 7]
- L'économie du décalage :
S'engager dans les microtrafics : liens et cercles de proximité
Le marché, l'argent, la dette
Un théâtre de la nécessité et de la cruauté
L'arrière-boutique : jeu et réputation
- Consommer : une affaire de style et de position :
L'espace-temps de la prise d'héroïne
Le temps de l'errance : rue, crack et substitution
- La prison au cœur du système [cit. 8] :
De la cité à la prison
Réguler et négocier : la double adaptation
Affronter le manque en détention
Se refaire une santé... mais sortir « toxico »
Réparer et punir
III – Au-delà du visible, toucher l'intime
- Un monde de sensations :
Ambivalence des plaisirs
Tourmente des affects et des sensations [cit. 9]
Sœurs et mères : le fil et le soutien
- Le shoot : mouvements et empreintes :
Gestes et sensations
Devenir « tox »
Conjurer le manque pour se sentir normal
Arrêter ?
- Peines de corps :
Corps à la rue, corps en public, corps obscènes [cit. 10]
Corps shootés, corps marqués, corps malades
Corps prostitués
- Risques mortels :
Précarité et partage des seringues
Sexe au naturel, sexe mortel
Sida : du choc de la contamination au « vivre avec »
Le sida en prison : silence et peine
Conclusion [cit. 11]
Cit.
1. « La définition du champ couvert n'est pas simple quand on souhaite s'affranchir des approches spécialisées : approche médicale (effets des produits, pathologies psychiatriques associées aux consommations, facteurs de risques), approche répressive ou judiciaire ( activités illicites associées, modes d'incrimination), approche économique (trafics) et approche sociale (cadre social, désocialisation, effets sociaux sur l'environnement).
[…]
Ces pratiques [de consommation] peuvent tout aussi bien porter du plaisir et de la souffrance, du goût et de la peine ; elles renvoient à des tendances sociales plus générales (rejet, précarité, survie) conduisant les personnes en difficulté à rechercher les moyens de supporter ces situations.
Si à d'autres périodes de l'histoire certaines drogues ont pu avoir droit de cité et si les conduites de consommation de produits intégrés (tabac, alcool) continuent à faire partie du style de vie dominant malgré les campagnes de santé publique, c'est que d'autres produits (héroïne, crack et plus récemment cannabis) sont là pour faire peur, en renvoyant, par contraste, à des représentations où le mal est exacerbé (la dépendance, la mort, la déchéance, le risque). Relayées par les médias, elles contribuent à ce que les personnes défavorisées socialement engagées dans ces consommations se soustraient à la visibilité sociale. » (pp. 9-10)
2. « En choisissant de partager des moments de vie d'usagers de drogues illicites, je suis devenue un enjeu de conflits : fallait-il m'accepter, se méfier ou me séduire, m'entraîner ou non ? En cas de différends, fallait-il me défendre ? Les premières lignes de défense franchies, ils m'ont fait partager les risques propres à leur champ d'expérience, malgré toutes les distances que j'ai essayé de prendre. Leur consommation supposait qu'à tout moment ils puissent partir à la recherche des produits, se livrer à des trafics et bien sûr consommer. J'ai dû coexister avec ces différentes formes de transgression de la loi ainsi qu'avec la mise en danger régulière à laquelle les usagers exposent leur corps. […] Tout en essayant de ne pas dépasser les limites que je m'étais fixées et en évitant de devenir spectateur de ce que les usagers considéraient comme leur zone réservée, les interactions périphériques entourant les pratiques relatives à la consommation des produits illicites, les actes délictueux, la drague ou les états changeants des personnes interféraient constamment avec nos relations. » (p. 16)
3. « La question des drogues renvoie à la manière dont la société leur donne une place, les réprime et les contrôle. Après la courte période où les drogues étaient assimilées à une voie de décrochage à l'égard des contraintes sociales (années 1970), elles se sont progressivement inscrites dans un contexte de relégation sociale où la stigmatisation collective d'une fraction de la jeunesse des milieux populaires est allée de pair avec un processus de déclassement social. Les parcours conduisant des difficultés scolaires et familiales à l'engagement dans des activités tournant autour des drogues sont marqués par la précarisation sociale. Ces activités croisent souvent la recherche d'une porte de sortie à l'égard des logiques de relégation territoriale et morale (pénalisation). » (pp. 19-20)
4. « Les femmes rencontrées devaient se battre contre une double stigmatisation : comme « toxicos » et comme « personnes vulnérables », qu'il s'agisse du plan émotionnel ou moral. Ces stéréotypes se trouvent accentués par la maternité, les femmes étant alors perçues comme doublement déviantes : mères indignes et femmes toxicomanes. Plus rarement intégrées à un milieu organisé, les conditions de leur engagement relèvent moins souvent de la logique des cercles de relations et des styles de vie que pour les garçons.
[…]
Les processus d'entraînement peuvent également relever de la sphère affective [...] » (p. 44)
5. « À côté de la débrouille quotidienne du consommateur, la dégradation des conditions de vie dans les quartiers défavorisés des grandes villes a propulsé le système de vie avec les drogues illicites au rang de "cadre de socialisation". Ce n'est plus seulement à l'issue d'une défaillance ou d'une vulnérabilité individuelle que l'accès au produit s'effectuait, mais en lien avec un système se présentant comme un mode de vie possible, accessible. Le maintien des liens avec l'économie légale, lors du passage à une consommation intensive, était très difficile par les emplois ordinaires. Quelqu'un consommant un gramme par jour devait disposer dans les années 1990 de plus de 30.000 francs (plus de 4.500 euros) par mois, uniquement pour l'achat du produit. Un effet de bascule, à un certain moment, était venu remettre en cause l'équilibre matériel et social des toxicos, et avait conduit à privilégier les activités illicites au détriment de la possibilité de se maintenir dans le monde du travail.
Le paradoxe du travail touche ceux qui n'en ont pas : pour éviter l'incarcération et bénéficier de soutiens, il vaut mieux avoir un travail. Les plus fragiles sont aussi le plus souvent interpellés et condamnés. Il est très difficile de sortir de ce cercle. Ceux qui ont connu des incarcérations auront encore plus de mal à accéder au travail. » (pp. 61-62)
6. « L'accentuation des précarités, conjuguée à l'expansion du sida dans les années 1980-1990 et à la systématisation de la répression ont conduit un grand nombre d'usagers de drogues illicites – héroïne, crack, poly-consommations intégrant l'alcool et la substitution – à renforcer le flux des usagers de rue sur certains quartiers parisiens.
À partir des années 2000, la situation a encore évolué. La surenchère sécuritaire a produit des effets quant à la visibilité du "phénomène toxico" à Paris : le quadrillage policier sur les quartiers sensibles a fait éclater certains regroupements mal vécus par les riverains. Les personnes se sont éparpillées, devenant moins visibles, comme à chaque vague de répression. Elles se cachent plus, effectuent des détours ou s'éloignent des zones de surveillance publique. Cette "hygiène de la vue" a entravé le travail de réhabilitation engagé auprès des personnes en grande difficulté. La priorité donnée à l'individualisme urbain au détriment d'une "communauté civique", plus ouverte sur l'altérité, conduit à diviser les habitants et à fixer les tensions locales sur ceux qui dérogent à ce degré aux normes communes.
La faiblesse des soutiens et des dispositifs d'aide à la sortie de prison est accentuée pour les usagers de drogues, car ils sont rarement les bienvenus dans les rares structures existantes. » (pp. 71-72)
7. « La consommation régulière de produits psychoactifs illicites introduit des changements importants dans les modes de vie, les habitudes et les réseaux de relations des personnes. Quand les cadres sociaux sont précarisés, elles doivent composer avec un système de vie marqué par les pratiques illicites : entretenir des liens avec les dealers et les petits trafics et prendre des risques. Trois éléments se combinent pour composer ici un monde social : une assise économique permettant de s'approvisionner et de disposer de ressources suffisantes, des savoir-faire appropriés pour assurer et sécuriser les pratiques de consommation, y compris avec les pratiques de soin et de substitution, et des modèles de gestion des risques intégrant les passages en prison.
Ces conditions sont propres aux drogues illicites ; elles n'empêchent pas les processus à l’œuvre de se différencier d'une manière importante d'un type d'usager à un autre. Les produits peuvent être médiateurs de sensations, régulateurs de relations ou supports d'existence avec des effets différenciés : plaisir, anesthésiant, filtre, interdépendance. Les drogues peuvent participer à la construction ou à l'inflexion de certaines lignes d'existence en ponctuant les événements et tournants de la vie des personnes ou en y surgissant d'une manière brutale et bouleversante. » (pp. 85-86)
8. « Les risques d'interpellation et d'incarcération planent au-dessus des usagers de drogues illicites. Cet élément contribue à criminaliser progressivement les activités de consommation, tout en durcissant et en ancrant leur système de vie dans une logique déviante. L'incarcération de simples usagers n'était, en principe, plus de mise en France malgré la loi de 1970, mais la possibilité de jouer sur les motifs d'incrimination (délits associés) et leur vulnérabilité (état de manque les premiers jours) permettent d'agir sur eux, d'obtenir des informations sur le milieu des vendeurs. Leur vie s'en trouve affectée, de même que leur équilibre et leur santé, car la prise en compte de la dimension "toxicomanie" a été longtemps aléatoire.
Les usagers, après des passages réitérés en prison, perdent souvent ce qui leur reste de ressources et de soutiens. La prison contribue ainsi à installer et à renforcer les processus à l’œuvre dans le système de vie avec les drogues, en même temps qu'elle apparaît comme un des rares lieux où les usagers peuvent faire une pause. » (p. 133)
9. « L'engagement dans un style de vie avec consommation régulière et intensive de drogues ne fait généralement pas bon ménage avec les relations amoureuses et la sexualité. L'ancrage sur le produit apparaît plus fort – et surtout plus solide et durable – que celui de la relation affective. Difficile alors de se sentir seul ou libre : le consommateur accroché se considère engagé émotionnellement avec la drogue. Les relations affectives et les relations de consommation entrent en concurrence sur le plan des capacités d'accroche de l'usager. […]
Georg Simmel disait que "l'amour est le sentiment qui, en dehors des sentiments religieux, se lie le plus étroitement et le plus inconditionnellement à son objet" : c'est bien la logique notée à propos des sensations liées à l'injection. Mano Solo, dans l'une de ses chansons […] compare la seringue et la femme : "Tu voudrais la sentir déjà, au creux de ton bras, la femme de ceux qui n'en ont pas." Sensations de substitution, puis sensations en soi, concurrentes. » (p. 161)
10. « Les failles et bouleversements ayant marqué leur histoire semblent avoir été à l'origine de troubles sur le plan de la construction de la "sensation de soi". En amont de leurs consommations, beaucoup d'entre elles avaient été confrontées à des épreuves remettant en cause les relations entre leur vie sociale, leur identité et leur intériorité. Il en ressort une culture commune de la détresse, faite de silence, de pudeur et de solitude, qui participe aux modalités de passage à l'acte. Elle peut aller de pair avec une posture – propre aux classes populaires – faite de fierté et de défi. Des blessures cachées ou des vulnérabilités réactives peuvent alors affleurer à même le corps, colorer les expressions en interagissant dans le cadre des échanges. » (p. 201)
11. « Les drogues (licites et illicites), leurs modes de consommation et leurs contexte d'usage ont suivi et contribué aux recompositions sociales ayant marqué les grandes villes ces trente dernières années. À côté des intérêts criminels, le marché des produits illicites a constitué pour les adolescents et les jeunes adultes vulnérables une base d'accès aux ressources et aux relations leur permettant de déplacer la fragilité relationnelle et de supporter les effets stigmatisants de la relégation. Il a permis aux personnes de trouver une inscription sur l'espace social et de se constituer des identités transversales, quand l'avenir objectif dans les circuits du droit commun leur apparaissait inconsistant. Cela s'est opéré sur fond de passage d'une société de protection à une société de flexibilité et de précarisation, réintroduisant l'assistance et développant la culture du risque. L'importance prise, à cette échelle, par les psychotropes inaugure un déplacement plus général des logiques sociales de la scène publique vers la sphère des intimités.
L'attribution des étiquettes (toxico, délinquant) est allée de pair avec l'assignation de "rôles sociaux" permettant aux personnes de se repérer et d'être reconnues au sein de ce milieu. En revanche, le statut de malade, vécu comme plus stigmatisant, a été très largement rejeté, tant que cela était vécu comme possible. » (pp. 247-248)
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