Bien que cet essai soit un peu antérieur à _Un corps à soi_ (2021), que j'ai lu il y a environ un mois, je ne suis pas mécontent de l'avoir pris en main ensuite : ainsi, il constitue en effet une étude de cas, une application de la théorie qui a été détaillée avec précision dans l'ouvrage ultérieur. Si dans _Un corps à soi_, ce sont les étapes de la vie corporelle féminine qui sont considérées de façon phénoménologique, ici ce sont les seins qui sont examinés phénoménologiquement – peut-être aussi de façon un peu chronologique –, en tant qu'emblèmes du féminin actuel et aussi comme organes relativement oubliés de la nouvelle vague du « féminisme génital » (oubliés notamment par rapport au clitoris). Faisant eux aussi l'objet de certaines dénonciations et revendications ponctuelles féministes – surexposition visuelle en tant qu'emblèmes du corps « à disposition », fétichisation et assignation à la sexualisation et à maternité, diktat de la forme unique, revendications de ne plus porter de soutiens-gorges (« no bra ») et de la libération des tétons (« free the nipples »), persistance des pressions sociales en matière d'allaitement, dénonciation du business de la chirurgie esthétique mammaire et du sexisme médical dans la prise en charge du cancer du sein... - les seins sont ainsi un pôle privilégié du discours et de la lutte féministes. En même temps, dans la démarche typique de l'autrice, ils sont un moyen de réappropriation identitaire, un champ de possibilités d'émancipation.
Beaucoup moins théorique que l'autre, ce travail qui aspire à explorer 'l'expérience vécue' des seins naît de la rencontre avec 42 filles et femmes (âgées entre 5 et 76 ans) qui ont accepté de participer à l'enquête : il est à la fois un catalogue photographique (2 clichés en noir et blanc pour chaque intervenante identifiée par son prénom et son âge) visant à mettre en exergue la variété typologique des poitrines, et une enquête de terrain comportant un usage abondant des fragments des entretiens non-directifs où les interviewées ont été appelées à commenter leur vécu, quel qu'il soit, sans privilégier les situations d'oppression. Sans prétention d'exhaustivité (l'absence notamment de femmes très âgées ainsi que d'hommes trans est regrettée), l'on apprécie la pluralité des « situations de seins » : « femmes blanches, femmes noires, femmes trans, femmes enceintes, femmes allaitantes, femmes handicapées, femmes grosses, femmes maigres, femmes malades, femmes guéries, femmes privilégiées, femmes discriminées, femmes mères, femmes célibataires, femmes lesbiennes, femmes bi, adolescentes, enfants... » (pp. 22-23).
Le résultat donne un état des lieux actuel et quelques pistes de la dynamique émancipatrice récente.
Table [avec appel des cit.]
Les seins, grands oubliés de la dynamique d'émancipation [cit. 1, 2]
1. En avoir, ou pas, ou trop : quand les seins apparaissent [cit. 3]
2. Pour en finir avec la beauté des seins [cit. 4]
3. Des carcans de tissu
4. Le plaisir au bout des tétons [cit. 5, 6]
5. Donner le sein, un choix
6. Seins transformés, seins mutilés [cit. 7]
Des seins comme des visages [cit. 8]
Cit. :
1. « La dynamique de libération s'est […] déployée dans une forme d'aveuglement aux conditions incarnées de sa réalisation, le corps des femmes étant progressivement désinvesti par celles-là mêmes qui l'avaient placé au cœur de la lutte. Il y avait à cela une certaine cohérence : en occultant la corporéité féminine assimilée à l'ancien asservissement privé, on espérait pouvoir se débarrasser des ressorts mêmes de la domination masculine. Sur le versant libéral du féminisme, cela s'est traduit pas l'idéal d'une réussite sociale calquée sur celle des hommes et rendue possible par la délégation des charges domestiques et maternelles à d'autres femmes, soit cette aberration d'une émancipation élitaire qui produit des inégalités intraféminines et de nouvelles formes de domination. Sur le versant radical du féminisme, il s'est agi de s'extirper du système patriarcal en s'affranchissant de l'hétérosexualité obligatoire et en faisant le choix d'une vie non conjugale et non maternelle, une option réservée elle aussi à une minorité et n'apportant que peu de réponses à celles qui ne pouvaient aussi facilement s'extraire du système phallocentré. À vouloir affranchir les femmes du carcan de leur corps sexuel et maternel, les féministes en sont arrivées à ne plus pouvoir le penser autrement que comme un obstacle ou un fardeau. Elles ont du même coup abandonné à leur sort toutes celles qui n'avaient d'autre choix que d'éprouver au quotidien leur condition incarnée et sexuée synonyme de stigmatisations, de discriminations et de violences. » (pp. 8-9)
2. « En ce qu'ils concentrent la problématique du féminin, les seins doivent être pensés dans leur historicité et leur performativité. Tout l'objet de ce livre est de chercher à en repérer les caractéristiques au moment où nous sommes pour parvenir à dessiner les modalités futures de notre incarnation sexuée. Comment les femmes éprouvent-elles et formalisent-elles le fait d'avoir des seins ? Comment vivent-elles cet organe qui est aussi un condensé de la condition objectivée qui est la leur ? Par quelles voies peuvent-elles espérer s'affranchir des injonctions qui visent la poitrine et l'investir de façon positive et assumée ? Je tenterai de répondre à ces questions en adoptant une perspective phénoménologique, celle qui considère que le corps n'est pas qu'un organisme ni pure matérialité mais bien le vecteur privilégié de notre présence à nous-mêmes, au monde et aux autres.
Mon postulat consiste à appréhender le corps des femmes comme le lieu d'une étroite imbrication entre les dimensions physiques, existentielles, sociales et politiques de leur existence. » (pp. 16-17)
3. « Comment les filles peuvent-elles alors entrer sereinement dans leur corps sexué [lors de l'apparition de leurs seins] quand celui-ci est immédiatement objectivé et sexualisé ?
De fait, certaines n'y entrent jamais et l'abandonnent aux regards, aux mots et aux gestes de ceux qui ont décidé de les posséder, ne serait-ce que verbalement. La vogue des "nudes", selfies dévêtus qui sont d'abord le plus souvent des photos de seins, témoigne de la difficulté qu'il y a pour les jeunes filles à résister à cette injonction qui leur est lancée d'offrir leurs corps aux garçons, de les leur montrer si ce n'est de le leur donner. "Sur les réseaux, y'a des garçons qui demandent aux filles de voir leurs seins. Et quand elles veulent pas, y'en a qui simplement disent : Salut, merci quand même, mais y'en a d'autres qui insultent, qui traitent de pute et tout" (Ophélie, 15 ans). Pour celles qui cèdent, la peine est alors souvent double : elles ont été forcées à se dénuder, pour paraître cool ou pour plaire à un garçon, leur corps devient ensuite un objet "partagé" dont les images circulent et s'échangent sur les réseaux sociaux, de quoi conduire parfois au pire. […]
Les filles les subissent bien plus que les garçons en vertu d'une logique paradoxale particulièrement pesante : d'un côté, on exige d'elles qu'elles soient belles et sexy, et qu'elles en témoignent par images interposées ; de l'autre, elles sont critiquées, quand ce n'est pas injuriées ou harcelées, quand elles souscrivent à ces diktats. » (pp. 43-44)
4. « S'ils ne sont pas conformes, les seins deviennent un sujet de préoccupation, un problème, parfois une obsession. "Moi, ce qui me choque, c'est qu'il faut absolument, d'une manière ou d'une autre, qu'on les trouve beaux. Ils ne peuvent pas juste être comme ils sont. C'est-à-dire qu'on ne peut pas détacher la question esthétique des seins" (Lucie, 45 ans). Ce qui nous manque, à l'évidence, ce sont des représentations sociales de seins divers, de seins soi-disant non conformes, de seins réels en somme. […]
[…]
Les seins les plus invisibles, irreprésentables, ce sont ceux des vieilles femmes. Si l'on n'a pas l'occasion, personnelle ou professionnelle, de s'occuper de l'une d'elles, on peut passer toute une vie sans avoir l'idée de ce à quoi ressemblent des seins très vieux. […] "Ça m'a marquée de voir des seins de femmes de 90 ans parce qu'en fait c'est des seins qu'on voit pas. On ne montre pas des seins de vieilles femmes, on ne voit pas des seins qui tombent. Socialement, c'est comme la déchéance absolue" (Nao, 32 ans).
Ce constat résonne avec ce qu'Iris Marion Young dit de la norme pubère qui exclut les femmes âgées dont les seins flétris et stériles pendent : "Le corps réel de la vieille femme est de ce fait inacceptable. Dans notre culture jeuniste, cette poitrine plate, ridée et affaissée signifie que la femme n'est désormais plus utile ni pour le sexe ni pour la reproduction, elle est une femme périmée." Or, ajoute-t-elle, il n'y a rien d'évident et encore moins de naturel à cela ; certaines autres cultures vénèrent les femmes âgées dont les seins pendants renvoient à de nombreuses maternités et figurent la sagesse de l'expérience. » (pp. 79-81)
5. « Le regard masculin fonctionne de fait sur le mode de la validation, il est en quelque sorte la condition de la définition de soi comme sujet de désir. De façon séculaire, c'est en devenant objet (apprécié) des hommes que les femmes peuvent développer une estime sexuelle d'elles-mêmes. […] Ce sont parfois les mots qui viennent comme révéler les seins. "Quand j'ai eu 30 ans, j'ai couché avec un mec... et le premier truc qu'il m'a dit, c'était : Ah, mais t'as des seins magnifiques ! C'était la première fois qu'on me le disait, et tout d'un coup je me suis dit : Ah oui ?, j'avais jamais pensé à ça... À partir de ce moment-là, on me l'a redit plusieurs fois" (Linda, 37 ans). C'est tout le paradoxe des seins lorsqu'ils sont regardés : ils sont alors objectivés, comme détachés du corps qui les porte, mais ils accèdent aussi à une forme de reconnaissance synonyme d'acceptation de soi. […]
La 'considération' des seins lorsqu'ils sont sous les yeux et les mains de l'autre dépasse de beaucoup la seule dimension esthétique, elle concerne aussi les seins comme le lieu possible du plaisir. » (p. 119)
6. « Pour ce qui est de la capacité de l'autre à éveiller la sensibilité des seins, les lesbiennes paraissent relativement avantagées. "Je suis sortie avec des filles et des garçons, et c'est vrai que c'est plus une zone qui est stimulée avec les filles qu'avec les garçons... Peut-être que les garçons ne pensent pas que ça peut procurer un plaisir plus que ça... Ils les voient peut-être parfois plus comme une partie du corps qui les attire eux, et du coup ils pensent pas que ça peut être une zone érogène pour les filles, alors que les filles le savent..." (Manon, 18 ans).
[…]
Ce qui disparaît dans la relation lesbienne, c'est la notion d'organe-appât ou d'organe-préliminaire. Les seins ne sont plus une simple étape, ils sont un lieu à part entière du plaisir, ils existent en eux-mêmes. "Sur une trentaine de mecs avec qui j'ai couché, mes orgasmes, je les compte sur les doigts de la main ! Il a fallu que je rentre dans le cercle queer et que je fréquente des femmes sexuellement pour me rendre compte que... Waaaoouh, mais c'est le jour et la nuit ! Et que même sans avoir des orgasmes à tous les coups, y'avait des façons de toucher, de toucher les seins notamment... qui procuraient un plaisir bien plus immense qu'avec un corps masculin..." (Amel, 32 ans) » (pp. 124, 128)
7. « Ce que j'ai compris en écoutant Chiara, c'est que le soin que prennent les femmes trans à modeler leur apparence relève de l'existentiel, au sens fort de ce qui rend l'existence possible. Il ne s'agit pas pour elles de se maquiller ou de s'habiller 'comme une femme', mais de le faire 'en tant que femme' afin d'atteindre une forme d'adéquation entre ce qu'elles sont, des femmes, et ce qu'elles paraissent. Ce que les personnes cisgenres estiment parfois être de l'extravagance ou de l'affectation renvoie en réalité à une démarche essentielle, pour ne pas dire vitale, une démarche de coïncidence à soi qui passe par le choix qu'elles font de la représentation d'elles-mêmes.
[…]
Chiara a choisi de ne pas se faire poser de prothèses, elle a privilégié l'hormonothérapie. "J'ai jamais été obsédée par le fait d'avoir une belle poitrine. C'était pas fondamental. Pour moi, l'augmentation mammaire n'était pas une priorité. Je savais que les hormones ne me donneraient pas une belle poitrine, parce que j'avais fait une mammographie et mon médecin m'avait dit : Vos glandes sont petites, n'ayez pas trop d'espoir." […] "En fait, il y a toujours un deuil dans une transition, c'est faire le deuil de corps et du visage fantasmé que tu avais. Moi, j'ai dû faire mon deuil des seins de femme que je n'aurais jamais." » (pp. 177, 178-180)
8. « Chez Bianca, qui aimerait pouvoir nager à la piscine en slip de bain sans que cela pose de problème à personne, tout s'enracine dans l'expérience originelle de la vie en pensionnat de filles : "On se montrait tout le temps nos seins. Y'en avait qui étaient plus masculines et d'autres qui étaient plus féminines... On dormait toutes ensemble et on se voyait nues tout le temps. Donc j'ai vu plein de corps différents, plein de seins différents et... en fait c'est devenu un non-sujet quelque part. C'est comme ça, les filles sont comme ça, on est comme ça..." (Bianca, 31 ans).
Ce récit fait écho à l'idéal décrit par Iris Marion Young d'une communauté lesbienne où les femmes vivraient torse nu dans un espace exclusivement féminin et où la liberté des poitrines témoignait autant de leur diversité que de leur singularité individuelle : "Hors du regard scrutateur de l'homme, écrit-elle, les seins d'une femme deviennent presque partie intégrante de son visage. Comme son nez ou sa bouche, [ils] sont un signe distinctif par lequel on la reconnaît. Comme sa bouche ou ses yeux, leur aspect change en fonction de ses gestes et de son humeur ; le mouvement de ses seins fait partie intégrante de l'expressivité de son corps." » (pp. 211-212)
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