En 2019, j'avais été conquis par l'essai d'Olivia Gazalé intitulé _Le mythe de la virilité_ (paru en 2017), car pour la première fois je m'exposais à une analyse féministe des ravages du sexisme (patriarcat ou virilisme ?) sur les hommes, outre que sur les femmes. Or je m'aperçois maintenant que bell hooks, théoricienne afro-féministe états-unienne traduite tardivement avec le concours du CNL par un éditeur plutôt éloigné du grand public, travaillait déjà sur le sujet depuis au moins les années 2000, peut-être même depuis la moitié des années 1980...
Le présent ouvrage, publié à l'origine en 2004, est un essai de vulgarisation sur la masculinité patriarcale, qui mêle la propre expérience familiale de l'autrice avec quelques références citées sans faire usage du protocole de la recherche scientifique (pas de bibliographie ni même de notes bibliographiques). En se posant d'emblée en opposition au féminisme « anti-hommes », hooks aborde diverses facettes du patriarcat, en insistant sur l'amputation du développement émotionnel qu'il provoque aux hommes : le patriarcat comme origine de la violence et des rapports inégalitaires, l'éducation patriarcale des garçons par leurs pères et leurs mères, la vie sexuelle inhibée et frustrante pour les deux sexes, le patriarcat et le travail, la patriarcat diffusé par les supports de la culture populaire et les médias. De plus, l'essai possède le grand mérite de proposer une alternative à la masculinité patriarcale, qui de ce fait cesse de paraître une fatalité (une malédiction), en fournissant les clés concrètes pour l'éducation des enfants à une masculinité féministe, à l'avantage de tous.tes. L'idée fondamentale est celle de « défendre l'intégrité des hommes » : le concept d'« intégrité » ayant le mérite de la polysémie – hommes intègres au sens éthique, et développement émotionnel et sentimental du garçon intégré au reste de sa personnalité.
Il va sans dire que le style très lisible et abordable du texte, qui accepte comme une évidence que les hommes aient intérêt à embrasser le féminisme en vue de la « guérison » de leur propre esprit, ainsi que l'évidence de l'avantage incontestable de l'abandon des relations de domination aussi bien entre les genres qu'entre les classes, possède des avantages et des inconvénients. Une lecture superficielle offre un sentiment d'adhésion facile et un certain optimisme quant à une réalisation des objectifs qui serait déjà bien avancée. Par contre, une lecture plus attentive met en exergue autant les spécificités (noire-)américaines qu'un parcours évolutif qui s'avère loin d'être linéaire et univoque dans d'autres contextes. En particulier, la plupart des analyses féministes ultérieures s'avère bien moins optimiste sur la tendance avérée à dépasser les inégalités de genre, ne serait-ce que formelles : inégalités de rémunération du travail, répartition des tâches ménagères, éducation non-patriarcale des enfants, mais aussi inclusion des hommes dans les luttes féministes... Dans ce contexte, le fait d'avoir intitulé le chapitre conclusif de l'essai « Aimer les hommes » relève d'excellentes intentions et d'une stratégie louable mais pour autant d'une certaine naïveté, surtout dans des contextes de forte prégnance des féminicides, d'impunité généralisée des violences sexuelles à l'encontre des femmes et de difficulté à simplement verbaliser celles dont sont victimes les enfants – ces aspects parmi les plus meurtriers du patriarcat n'étant pas du tout abordés dans l'ouvrage. (Cf. cit. d'excipit).
Cit. :
1. « […] Dans les discours publics sur la violence sexiste, c'est de maltraitances et de viols commis par les partenaires domestiques que nous entendons le plus souvent parler. Mais les formes de violence patriarcale les plus répandues sont celles que font subir les parents patriarcaux à leurs enfants au sein du foyer. Cette violence sert en général à renforcer un modèle de domination où celui qui impose son autorité est considéré comme le maître de tous ceux et celles qui n'ont pas de pouvoir, et où il s'octroie le droit de maintenir son règne par des pratiques d'assujettissement, de subordination et de soumission.
La culture patriarcale se maintient en empêchant hommes et femmes de dire la vérité sur ce qui leur arrive au sein de leur famille. Dans notre culture, la grande majorité des gens appliquent une règle tacite qui exige que les secrets patriarcaux ne soient pas diffusés, afin de protéger le règne du père. » (p. 44)
2. « Une fois qu'ils ont absorbé passivement l'idéologie sexiste, les hommes se mettent à interpréter à tort ce comportement toxique de manière positive. Aussi longtemps que les hommes seront conditionnés à considérer la domination violente et la maltraitance des femmes comme des privilèges, ils n'auront aucune idée des dégâts qu'ils se font à eux-mêmes et aux autres, et n'auront aucun motif de changement.
Le patriarcat exige des hommes qu'ils deviennent et demeurent des estropiés affectifs. Dans la mesure où ce système refuse aux hommes le plein accès à leur libre volonté, il est difficile à tout homme, quelle que soit sa classe sociale, de se rebeller contre le patriarcat, de se montrer déloyal envers le parent patriarcal, que ce dernier soit homme ou femme. » (p. 47)
3. « Si la critique féministe nous a offert de brillantes critiques du patriarcat, elle a produit très peu d'idées judicieuses sur la masculinité alternative, surtout en ce qui concerne les enfants. Parmi les féministes qui ont donné naissance à des garçons, beaucoup se sont montrées réticentes à remettre en question certains aspects conventionnels de la masculinité patriarcale, lorsque leurs garçons ont voulu embrasser ces valeurs. […] De nombreuses mères seules, féministes éclairées mais disposant de ressources économiques limitées, n'avaient tout simplement pas le temps de s'efforcer à proposer à leurs fils des alternatives conséquentes à la masculinité patriarcale. » (p. 60)
4. « Comme c'est le cas pour beaucoup d'hommes aujourd'hui, il lui était beaucoup plus facile d'accepter l'idée d'un salaire égal pour un travail égal, le partage des tâches ménagères et les droits reproductifs, que d'accepter la nécessité d'un développement affectif commun. Il est plus difficile aux hommes d'accomplir ce travail de développement affectif, car il exige des individus qu'ils soient conscients de leurs émotions, qu'ils les éprouvent. Or, le patriarcat récompense les hommes qui ne sont pas en contact avec leurs sentiments. Lorsqu'ils se livrent à des actes violents, que ce soit à l'encontre des femmes, des enfants ou d'hommes plus faibles, ou dans le contexte d'une violence socialement approuvée comme celle de la guerre, les hommes sont mieux à même de répondre aux exigences du patriarcat s'ils ne ressentent rien. Les hommes capables d'éprouver des sentiments se retrouvent souvent isolés des autres hommes. Cette peur de l'isolement sert souvent de mécanisme pour empêcher les hommes de développer leur conscience affective.
[…]
Les hommes pauvres ou issus de la classe ouvrière, enfants ou adultes, incarnent souvent les pires aspects de la masculinité patriarcale : ils se comportent de manière violente parce que c'est le moyen le plus facile, le moins coûteux de prouver sa "virilité". Si l'on n'arrive pas à devenir un président, un riche, un leader public ou un patron pour prouver qu'on est "vraiment un homme", alors la violence devient un ticket d'entrée dans le concours de la virilité patriarcale, et c'est la capacité à faire violence qui hiérarchise les compétiteurs. » (pp. 96-97)
5. [Robert Jensen, _Patriarchal Sex_] : « Il est fort instructif de s'attarder sur le sens du principal mot familier que les hommes emploient pour parler des rapports sexuels : "baiser" ('fuck'). Baiser une femme, c'est avoir des rapports sexuels avec elle. Baiser quelqu'un dans un autre contexte […] c'est lui faire du mal ou le tromper. Lorsque le mot est lancé comme une simple insulte ("va te faire foutre", 'fuck you'), c'est dans le but de dénigrer, et il sert souvent de prélude à la violence ou de menace de violence. Le sexe dans le patriarcat, c'est la baise. Quel meilleur témoignage du pouvoir du patriarcat que le fait que nous vivons dans un monde où les gens continuent d'utiliser le même mot pour sexe et violence, tout en résistant à l'idée que la violence sexuelle est quotidienne, et prétendent s'indigner lorsqu'un rapport sexuel devient ouvertement violent. » (cit. p. 112)
6. « Sans l'ombre d'un doute, l'un des premiers actes révolutionnaires du féminisme visionnaire dont être de restaurer la masculinité en tant que catégorie biologique et éthique sans lien avec le modèle du dominateur. C'est pour cette raison que l'expression "masculinité patriarcale" est si importante : car le patriarcat réduit toujours la différence masculine au droit suprême des hommes à dominer les autres par tous les moyens nécessaires, qu'il s'agisse des femmes qui sont leurs subordonnées ou de tout groupe jugé plus faible. Pour rejeter ce modèle en faveur d'une masculinité féministe, il nous faut définir la masculinité comme un état plutôt que comme une performance. Ce que nous devons appeler l'être masculin, l'être-homme, la masculinité, c'est la bonté essentielle au cœur d'une personne, d'un corps humain qui possède un pénis. Beaucoup d'écrits critiques au sujet de la masculinité défendent l'idée qu'il faut se débarrasser de ce terme, qu'il faut "mettre fin à l'homme". Cependant, une telle position renforce l'idée qu'il y aurait quelque chose de fondamentalement mauvais, malfaisant ou indigne dans la masculinité. » (pp. 144-145)
7. « […] C'est peut-être cette même impuissance par rapport aux hommes adultes au sein de patriarcat qui conduit les femmes à faire un usage destructeur du pouvoir affectif qu'elles exercent sur leurs garçons. C'est pour cette raison que les foyers monoparentaux dysfonctionnels où règne le sadisme maternel sont un endroit tout aussi malsain pour élever des garçons que les foyers biparentaux dysfonctionnels où le sadisme maternel est de toute façon la norme. […]
Les femmes ne sont pas naturellement plus capables d'amour que les hommes ; prendre soin des autres ne les empêche pas de se rendre coupable de maltraitance affective. La culture patriarcale a une tendance si forte à présupposer que les femmes sont aimantes et capables d'intimité, que l'incapacité d'une femme à acquérir les compétences relationnelles qui rendraient l'intimité possible passe souvent inaperçue. Si on encourage la plupart des femmes à acquérir des compétences relationnelles, une mauvaise estime de soi les empêche parfois d'appliquer ces compétences de manière saine. » (p. 180)
8. Excipit : « Dans un monde où les garçons et les hommes s'égarent quotidiennement, nous devons mettre en place des guides, des panneaux de signalisation, de nouveaux chemins. Une culture de la guérison qui donne aux hommes les moyens de changer est en train de naître. On ne peut pas guérir dans l'isolement. Les hommes qui aiment et les hommes qui aspirent à aimer le savent. Nous devons nous tenir à leurs côtés, le cœur et les bras ouverts. Nous devons être prêt.e.s à les prendre dans nos bras, à leur offrir un amour qui puisse abriter leurs esprits blessés le temps qu'ils trouvent le chemin du retour, le temps qu'ils exercent leur volonté de changer. »
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