[Génération engagée | Grégoire Cazcarra, Léna van Nieuwenhuyse]
Quelle grande déception que cette lecture ! Je m'attendais à y trouver un démenti sociologiquement documenté au poncif de la jeunesse indifférente à la chose publique, démotivée, mal éduquée et en crise de valeurs démocratiques, poncif qui n'a pour justification invoquée que l'abstentionnisme électoral mais dont la raison d'être profonde est une très forte stigmatisation des jeunes. Je me réjouissais que les auteurs soient eux-mêmes deux jeunes, étudiants au sein de prestigieuses écoles de Science politique, qui auraient pu s'essayer aux méthodes et à la démarche de la recherche en sciences sociale pour démontrer que non, de nombreux membres de leur génération possèdent et font valoir leurs valeurs civiques et morales par le truchement de nouvelles formes inédites de militantisme et de contestation politique. Après tout, les exemples ne manquent pas, en France et dans le reste du monde, récents, significatifs, revendiquant des causes convergentes et récurrentes : l'écologie, le féminisme, la remise en cause du système productiviste (d'une certaine forme de consumérisme et d'une certaine forme de travail salarié), l'aspiration à davantage d'égalité ou a minima à l'éradication des discriminations les plus violentes... En somme, un militantisme qui rime avec lutte politique.
Mais la première sonnette d'alarme a retenti en lisant la Préface par la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale : ahi, ahi, patronage et bénédiction de l'Exécutif ! De plus, le parcours des deux auteurs comporte l'engagement associatif en tant que fondateur.trice de mouvements « citoyens » et s'oriente vers un début de carrière politique aux élections locales : ahi, ahi, ahi, militantisme d'aspirants apparatchiks...
En somme, dans le texte de l'ouvrage, l'engagement est conçu d'une manière qui exclut la notion de dialectique par le conflit politique ; pis : les revendications sociales sont plusieurs fois dénommées « crises sociales à répétition » et dénoncées comme signes du même phénomène que l'abstention électorale croissante, c'est-à-dire de manière antagoniste, incompatible voire opposée à la conception de l'engagement que les auteurs portent. Hors de question de se pencher sur elles. Par conséquent, les trois premiers quarts du livre se composent d'un « Portrait d'une génération qui s'engage » où certaines balises sont posées, qui représentent davantage des moments de surgissement d'un consensus (éphémère) plutôt que de la conflictualité : les attentats du Bataclan et de Charlie Hebdo, les victoires de l'équipe de France aux championnats du monde de football, l'incendie de Notre-Dame de Paris. Dans la même partie est opérée ensuite une tentative d'indiquer les singularités de cette génération, notamment par rapport à ses relations avec les réseaux sociaux : « Génération en quête de sens » se penche sur les aspirations professionnelles, mais sans tenir compte des remises en cause fondamentales du modèle du salariat précarisé qui n'est même pas considéré comme un facteur d'analyse ; « Génération Insta » se penche surtout sur la socialisation, « Génération Konbini » surtout sur l'information et la communication politique, « Génération Tinder » sur les relations amoureuses. Si la spécificité de l'usage des réseaux sociaux par les jeunes répond à une logique démonstrative claire, les autres arguments choisis peuvent être considérés comme arbitraires.
Le dernier quart du livre, la Seconde partie est un « Plaidoyer pour l'engagement citoyen », et il est évident qu'il est complètement conforme aux souhaits du pouvoir établi, jusques et y compris dans ses éléments de langage : engagement par l'enseignement de la citoyenneté à l'école, par le défi de la dénommée « démocratie participative » - consultative naturellement (!), par l'instauration d'une « société de l'engagement » pour « vivre sa citoyenneté », notamment grâce au Service National Universel et autres services civiques « visant à favoriser un sentiment d'unité nationale autour de valeurs communes » (p. 147), et enfin par « l'engagement local », entendu naturellement comme mandants électifs locaux.
Quant au fond des arguments probatoires, l'on ne peut pas honnêtement s'attendre à de très profondes réflexions théoriques, étayées par des sources originales ni faisant autorité, surtout depuis la fin des idéologies honnies, mais il se trouve que le matériau est composé principalement de témoignages venant de profils proches de ceux des auteurs... et pour cause ! Même les personnalités – académiques et politiques – convoquées adhèrent aux mêmes valeurs consensuelles et s'inscrivent dans le même discours hégémonique. Il ne sera jamais question de ZAD ni d'occupations, de manifs ni de grèves ni de casserolades, mais d'expériences inspirantes de stages auprès d'ONG... Tout cela est bien gentil, bien propret... et les vaches seront bien gardées !
Cit. :
1. « L'étude #moijeune "Le monde et l'entreprise de demain : quelle vision chez les 18-30 ans ?" réalisée par 20 Minutes et Opinion Way [… révèle que:] "l'entreprise de demain devra répondre à deux enjeux majeurs : la conscience environnementale et le souci du bien-être humain." Concrètement, s'ils devaient choisir entre deux emplois, les jeunes interrogés indiquent à 70% qu'ils placeraient la quête de 'sens' en tête de leurs priorités, devant la rémunération (62%), l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle (58%) et enfin la situation géographique du poste. » (p. 76)
2. « L'un des points réellement caractéristiques de la consommation de l'information au XXIe siècle est la multiplicité des points d'entrée de l'information. Aujourd'hui, on peut s'informer via les chaînes d'information en continu, via les flashs d'info sur les radios musicales, via les journaux gratuits dans le métro, via l'actualité délivrée sur Internet, majoritairement via les réseaux sociaux, directement depuis nos smartphones. Jean-Marie Charron […] disait au cours d'un entretien FigaroVox en date 19/02/2018 : "Il n'y a pas à proprement parler un effacement des frontières entre les réseaux sociaux et la presse, mais une imbrication toujours plus grande."
Au même titre que le XIXe siècle est celui de la révolution industrielle, le XXIe est celui de la révolution de l'information, via notamment l'arrivée des nouveaux médias 100% digitaux et de média créés par les jeunes pour les jeunes, dans un but de vulgarisation.
[…]
Plus largement, les initiatives jeunes axées sur un sujet précis se multiplient sur les réseaux sociaux pour vulgariser l'actualité d'un domaine et le rendre accessible à tous : le média Pass'Politique, la chaîne Twitch "Accropolis", la chaîne YouTube "Whip, la chaîne du jeu politique", les podcasts "Popol" ou "Place du Palais Bourbon" de Léa Chamboncel, ou encore Le French Débat, une plateforme citoyenne destinée aux 15-25 ans, permettant de découvrir la politique et l'actualité politique. » (pp. 110-111)
3. « Dans le prolongement de celui-ci [le Grand Débat national], nous avons tous les deux cosigné il y a quelques mois, avec 14 autres jeunes, une tribune dans Alternatives Economiques par laquelle nous appelions le Président de la République et le Premier ministre à l'organisation d' "États Généraux de la Citoyenneté". Le but : créer les conditions d'un débat de fond, par-delà les polémiques stériles, sur notre rapport commun à la citoyenneté et à la démocratie de demain. Qu'est-ce qu'être citoyen français en 2020 ? Comment vivre pleinement sa citoyenneté dans une société fragmentée, divisée et où le lien social se fait toujours plus rare ? Comment redonner du sens à cette notion fondamentale et hélas dévaluée de "vivre ensemble" ? » (p. 140)
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