Sur cette Île Bourbon, ensuite Île de La Réunion du XIXe siècle, « où tout meurt vite, les hommes autant que les fleurs », la végétation est aussi flamboyante que le climat est hostile. La vie de la plupart des colons français, à l'instar de Ferréol Bellier-Beaumont, botaniste, n'est guère opulente encore ; mais celle-ci est incomparablement plus dramatique lorsque l'on naît Noir donc esclave, orphelin de mère et de père inconnu, à l'instar d'Edmond, nouveau-né confié à Ferréol pour essayer de le consoler de son veuvage prématuré. L'enfant noir, « ti gâté pourri », apprendra de son père adoptif les noms latins et les secrets de culture de toutes les plantes tropicales, et notamment des orchidées qui sont la marotte de Ferréol, mais l'on ne s'encombre pas de lui apprendre à lire et à écrire, et son ambition de devenir botaniste, comme Ferréol ou comme Linné, sera reçue comme une insoumission saugrenue, inadmissible et honteuse. Lorsque le garçon de douze ans découvre à force d'observation et d'obstination la méthode manuelle qui permet de féconder les vanilliers, accomplissant un rêve de succès que son père adoptif nourrissait pour lui-même, la découverte sera partagée coram populo, comme l'on montre le spectacle d'un enfant prodige, mais personne ne songera un instant à protéger l'avenir du jeune esclave, ni même à lui assurer la notoriété et la gratitude qu'il mérite. En effet, la reconnaissance de ce qui serait dû à un esclave s'il était titulaire de droits est proprement impensable, quels que soient les sentiments d'affections (mais aussi de jalousie) qui lient un vieil homme à son fils de cœur.
Du côté social et politique, l'abolition de l'esclavage en 1848 décidée en Métropole et nullement adoptée dans les esprits des colons de l'Île, s'avère dérisoire, prématurée, néfaste en l'absence de toute préparation, réparation, politique sociale... D'autant plus dans un contexte où n'est laissé cours qu'à une accumulation proto-capitaliste sauvage et anarchique, et où la justice s'avère arbitraire, approximative et fondamentalement raciste.
L'histoire romanesque de la vie d'Edmond devenu Albius, « Plus blanc » d'après le nom latin qu'il s'est choisi tel celui des plantes qu'il connaît sur le bout des doigts, reconstituée sur la base de quelques rares fragments d'archives départementales et sans doute d'après la mémoire orale des Noirs réunionnais, peut se lire comme celle d'un homme qui « comme plus d'un inventeur, ses pareils, a vécu misérable et est mort oublié » (cit. p. 235). Elle peut se lire aussi comme un récit de racisme ordinaire apte à broyer le destin et les mérites de toute personne racisée, par simple effet systémique, par-delà les aléas individuels, chances et malchances, affects et deuils qui échouent à chacun durant son existence.
Dans la prose de l'autrice on remarquera la richesse des descriptions, notamment végétales, le charme des termes et phrases créoles parfois restitués et plus généralement une narration qui laisse sa place à la forme du conte transmis par voie orale.
Cit. :
1. « La botanique, les pépinières, la culture sous serre, bien sûr que ses ancêtres d'Afrique laisseraient cela aux femmelettes. À force d'écouter aux portes, de cet ailleurs Edmond a une vision toute coloniale. Celle d'un bloc d'un seul tenant, du Sahara au Cap, traversé de rhinocéros et de guerriers surarmés qui, entre deux carnages, dînent de la chair grillée et du pénis rôti de leurs ennemis ? Quand il ajoute à cela les circoncisions à la machette, les scarifications à vif, les orgies du soir et les unions consanguines, Edmond remercie le grand toubab de l'avoir éloigné de ce gros tas de sauvagerie et d'avoir permis aux Blancs de lui apprendre ce qu'est la civilisation. » (p. 42)
2. « Une fabuleuse odeur de vanille capiteuse, sensuelle monte de la cale, descend des cordages, du mât, des aisselles des marins, se condense sur le pont et déferle dans la ville en étouffant son ragoût de mauvaises odeurs permanentes.
Pendant trente-cinq jours, ça ne sent plus le roussi. On ne manigance plus, on ne se bat plus, ce parfum nouveau et étrange chevillé au corps. Dans toutes les narines de Séville, lisses ou poilues, larges ou étroites, fines ou épaisses, pénètrent d'invisibles notes d'épices orientales, de tabac, une touche puissante d'ambre gris. Sur la place d'armes, les ennemis d'hier se saluent comme des frères. Dans les gouttières, les chats font des petits. D'en dessous des roulottes, de derrière les tonneaux de bière, de l'alcôve des appartements bourgeois s'échappent l'écho de baisers, des voix haletantes, des demandes en mariage. Un courant entier de quiétude innommable, de bonté enragée, de tendresse excessive emporte Séville partout où passent la vanille et son odeur musquée. » (p. 79)
3. « Dans l'autre hémisphère, Edmond ignore qu'une rivalité de plusieurs siècles entre les pâtissiers de Nantes et de Bordeaux se poursuit à couteaux tirés. Outre les choux à la vanille, les éclairs à la vanille, le blanc-manger à la vanille, c'est à qui trouvera sur la côte atlantique le dessert à la vanille le plus original, le plus savoureux, le plus inoubliable pour ces messieurs au palais fin.
Edmond ne sait rien du gâteau nantais à la vanille […] Edmond ne sait pas qu'un ambassadeur du roi d'Espagne en visite dans le quartier de la Bouffay a poussé un féroce "¡ Ay, caramba !" quand il a goûté pour la première fois au gâteau nantais aromatisé de rhum et de vanille.
Edmond se lève sans savoir que, pendant des siècles, le cannelé de Bordeaux devra tout à sa vanille et au sucre de Sainte-Suzanne. Edmond déjeune en ignorant que partout, des bords de l'Erdre à la Garonne, une procession de négociants, de pâtissiers, de cultivateurs, de parfumeurs s'enrichissent. Edmond soupe sans savoir que dans le quartier du Marais, une épicerie "Chez Edmond" vend au prix d'un rein des produits à base de vanille. Edmond s'endort sans se douter que Gambetta raffole du pain perdu à la vanille et répète inlassablement en petit comité : "La vanille, en manger toujours, ne s'en priver jamais." » (p. 139)
4. « L'écharpe tricolore délavée et la rose à la boutonnière vont encore, idem pour la veste noire à longue basque. Mais le chapeau de feutre passé de mode depuis l'hiver 1823 glace la foule bouillonnante. Et c'est la première d'une longue série de désillusions. Au milieu de cette confrérie de fortune, Edmond tourne ses yeux déçus mais pleins d'espoir vers les lèvres vermeilles de Sarda qui hurle à peu près ceci :
- La France, votre patrie, m'envoie ! La France, votre mère, vous bénit. La France par-ci, la République par-là. Le monde bouge, mes amis !
Suit une interminable description d'un monde quasi épileptique depuis la démocratie d'Athènes et la République romaine, avec des affranchissements, les méandres de la citoyenneté, le chêne rouvre de Saint-Louis, l'humanisme des Républicains. Tout le monde somnole au pied de l'estrade lorsque Sarda, après avoir inspiré à pleins poumons, crie l'essentiel :
- La France vous libère ! Elle vous sauve ! Elle n'a plus d'esclaves, seulement des citoyens. Dieu le veut, l'État le fait !
Alors au milieu des cris et des pluies de larmes clapotent des mots nouveaux. Tous libres. Tous égaux. Tous frères. "Zot la fé a nou blanc". L'orchestre joue La Marseillaise. Aussitôt soixante mille nouveaux Blancs redressent la tête, agrippent cette liberté nouvelle et repoussent leurs fers. » (p. 160)
5. « Peut-être que des deux côtés il y a un brin de fierté virile, une once de jalousie qui crée un fossé entre eux. Peut-être que le vieux Ferréol, cinquante-sept ans ans et pas d'enfant, maudit et pleure le départ d'un fils qui lui échappe. Peut-être qu'Edmond n'appelle plus cela de l'amour mais de la possession, que c'est pour cela qu'il choisit le Camp des Noirs où tout va pour le mieux dans le pire des mondes ; peut-être qu'Edmond ne veut pas voir tous les efforts que Ferréol fait pour son fils perdu. Tout cela est de l'ordre du mystère. Ce que les archives disent, c'est qu'une demande de rémunération publique est adressée à Sarda au nom d'Edmond. Ce qu'elles taisent, c'est si Edmond a reçu ce dédommagement. Il semble que non. Peut-être que cette lettre vient trop tard aux yeux d'Edmond, qu'il aurait préféré un affranchissement précoce à des écus tardifs. C'est encore une énigme que personne ne peut résoudre. » (p. 168)
6. « Jusqu'à sa mort, Volcy-Focard ne cessera de parler de son sort aux vanillards de Bourbon et de demander que justice soit faite. "Est-ce que nos cultivateurs de vanilliers n'accompliraient pas un acte de réparation, s'ils prélevaient au profit d'Edmond Albius, sur la prochaine récolte, chacun quelques gousses de vanille ? Il n'en faudrait pas une grande quantité pour lui procurer, dans les Hauts de Sainte-Suzanne où il habite, un toit de paille et quelques gaulettes de terres à cultiver."
Il semblerait que certains vanillards pensent oui, mais que la plupart disent non. » (pp. 208-209)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]