Contrairement au autres essais de Mona Chollet, Sorcières (2018), qui lui a valu un succès extraordinaire, m'a un peu déçu. Sa thèse est pourtant passionnante : la chasse aux sorcières, pur produit de la modernité – de la Renaissance et de l'essor de l'esprit scientifique et non d'un Moyen Âge archaïque et bigot – dans sa nature de féminicide de masse et de (première ? plus vaste ? plus durable ?) exclusion systématique des femmes de la sphère publique et professionnelle, a constitué les prémisses de certaines discriminations qui persistent aujourd'hui et qui ne se seraient pas manifestées comme nous les connaissons si cette page d'Histoire ne s'était pas produite. Parmi ces sujets de discrimination, l'autrice retient les quatre suivants, qui représentent le contenu de chacun des chapitres dont se compose l'ouvrage : l'indépendance féminine (notamment économique, mais aussi au sens psychologique le plus large), le choix du non-enfantement, le jeunisme (ou la répulsion pour les « vieilles »), la misogynie des sciences, surtout de la médecine. L'introduction, pour sa part, avec la problématique de l'ouvrage, pose également l'image de la sorcière dans notre actualité qui en a fait à la fois une mode et un emblème revendicatif politique, féministe ou autre.
Une histoire féministe de la chasse aux sorcières reste encore à écrire, affirme Mona Chollet dans ses pages conclusives, d'autant plus que l'essai de Guy Bechtel, si souvent cité en compagnie d'une petite demi-douzaine d'autres essais historiographiques, tout au plus, porte la marque d'un scientisme qui semble presque justifier ce massacre de longue durée, d'immense férocité et fondé sur un irrationnalisme troublant.
Si la persistance de ces causes de discrimination dans le présent ne fait aucun doute, il me semble qu'une démonstration impeccable de leur origine dans les persécutions misogynes des prétendues sorcières, à but autant dissuasif que punitif des récalcitrantes, lesquelles se déroulèrent grosso modo du XVe au XVIIe siècle, se serait imposée pour deux raisons. D'abord pour les distinguer des plus anciennes, par exemple du jeunisme, qui peuvent remonter à l'Antiquité voire faire l'objet d'explications socio-biologiques et évolutionnistes qui, exactement au même titre que les explications sociologiques, n'ont pas pour but de justifier les phénomènes sociaux ni de se substituer à la variété des réponse culturelles éventuellement discordantes. Deuxièmement, pour mettre en évidence l'articulation avec les moments historiques de résurgence ou d'invention de nouveaux fardeaux contre les femmes, notamment le XIXe siècle. Ce travail d'archéologie intellectuelle de chacun des quatre thèmes était sans doute ce à quoi je m'attendais.
Au contraire, Mona Chollet est, comme toujours, excellente à creuser dans les sources contemporaines : littéraires, cinématographiques, voire même de culture dite populaire – comme les séries et la presse people et/ou féminine – pour mettre en évidence des dysfonctionnements de notre société. Là, comme dans le tour d'horizon de la pensée féministe surtout américaine qui a récupéré la mythologie des sorcières et du « néo-paganisme » dans le grand chaudron (c'est le cas de le dire !) de l'émancipation (« empowerment ») par le développement personnel avec un peu d'avance sur nous, les références abondent ; je suis sûr qu'un grand nombre de lectrices (et lecteurs) féministes on pu se reconnaître dans les thématiques de l'ouvrage grâce à ce travail méticuleux sur l'actualité.
Le dernier chapitre en particulier, tout en étant à mon sens le moins « construit », a été pour moi le plus instructif, car il m'a ouvert la perspective critique adoptée par l'écoféminisme conçu, sur la base philosophique du traumatisme issu de Copernic et plus tard de Giordano Bruno (l'infinité de l'Univers) dont a pris essor la rationalisme cartésien, comme la mise en cause d'un rapport de domination mortifère à la fois de la Nature, des peuples colonisés et réduits en esclavage, et de l'ensemble de féminité construite et imposée aux intéressées.
Cit. :
« […] C'est précisément parce que les chasses aux sorcières nous parlent de notre monde que nous avons d'excellentes raisons de ne pas les regarder en face. S'y risquer, c'est se confronter au visage le plus désespérant de l'humanité. Elles illustrent d'abord l'entêtement des sociétés à désigner régulièrement un bouc émissaire à leurs malheurs, et à s'enfermer dans une spirale d'irrationalité, inaccessibles à toute argumentation sensée, jusqu'à ce que l'accumulation des discours de haine et une hostilité devenue obsessionnelle justifient le passage à la violence physique, perçue comme une légitime défense du corps social. » (p. 14)
« […] L'être humain est capable de grandes merveilles, mais aussi d'horreurs insoutenables ; la vie est belle mais dure, mais belle, mais dure, mais belle, mais dure, etc., de sorte qu'il est pour le moins intrusif et présomptueux de juger à la place des autres s'ils veulent s'arrêter à "belle" ou à "dure" et choisir de la transmettre ou non. » (p. 98)
« L'injonction faite aux femmes de paraître éternellement jeunes lui apparaît comme une manière subtile de les neutraliser : on les oblige à tricher, puis on prend prétexte de leurs tricheries pour dénoncer leur fausseté et mieux les disqualifier. Et, en effet, les actrices, si elles ne veulent pas s'attirer des commentaires haineux parce qu'elles ont vieilli, doivent prendre le risque de devenir des objets de risée si leur médecin esthétique ou leur chirurgien a la main un peu trop lourde. (Susan Sontag définit les actrices comme "des professionnelles payées très cher pour faire ce que l'on enseigne aux autres femmes à faire en amatrices". » (pp. 151-152)
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