[Histoire des pères et de la paternité | Jean Delumeau, Daniel Roche (dir.)]
Je viens à bout de la lecture de ce traité sur les aspects historiques de la paternité avec des sentiments contrastés : son ambition encyclopédique est celle de rendre compte, sur une période s'étalant du Moyen Âge au seuil du XXIe siècle, du corpus de documents le plus exhaustif possible : non seulement juridiques (de droit privé) auxquels les historiens sont habitués, mais aussi littéraires, philosophiques et théologiques, diaristes, et même iconographiques. Une telle ambition a requis une interdisciplinarité remarquable et le concours de dix-sept spécialistes, dont des psychanalystes (la parité entre les sexes étant presque parfaite). Si une certaine progression chronologique est suivie, qui donne un poids tout à fait prépondérant à l'âge moderne, la variété des approches, des sources, des méthodologies livre une image composite – et complexe – de l'évolution du sujet, sans pour autant éviter les redites et un intérêt inégal que l'on peut légitimement nourrit à l'égard de telle ou telle autre question spécifique. De façon pour moi inattendue, l'éloignement de l'histoire juridique et institutionnelle de la paternité a eu pour conséquence de souligner l'importance absolument centrale du facteur religieux durant toute l'époque moderne : l'humanisme cède soudain le pas à la Réforme et Contre-Réforme, et, mine de rien même, la philosophie des Lumières semble devoir faire les comptes, même sur la question de la paternité, avec un absolutisme directement lié au climat intellectuel (réactionnaire) ayant conduit à la révocation de l'édit de Nantes... Malgré cette surprise, j'avoue que mon intérêt a été ranimé par l'époque contemporaine, mais là aussi j'ai trouvé non sans déception que le XIXe siècle était survolé de façon très expéditive ; peut-être est-ce parce que j'ai, jusqu'à présent, pris l'habitude de considérer l'évolution de la paternité comme une dialectique (féministe) avec une condition féminine qui aspire à une juste égalité, et non dans l'optique adoptée ici du déclin irrémédiable d'une paternité succombant à une dialectique entre pères partout discrédités et fils triomphants. Pour la même raison, sans doute, on ne peut qu'être stupéfait que les chap. relatifs au XXe siècle ignorent royalement Mai 68 et tout ce qu'il a comporté...
Cette édition de l'ouvrage date de 2000 et elle constitue une version revue et augmentée de la première, publiée 10 ans auparavant. Trois chap. y ont été ajoutés, dont un sur le Moyen Âge, pour rendre compte d'une évolution méthodologique chez les médiévistes, et deux sur la fin du XXe siècle, qui tentent de considérer les révolutions de la procréation médicalement assistée (ici abrégée encore en AMP au lieu de PMA comme il est d'usage aujourd'hui) : naturellement, ce dernier ajout est désormais déjà largement dépassé, et l'on peut mesurer à quelle vitesse le débat a avancé (notamment sur les questions relatives à l'homoparentalité) ces 23 dernières années...
Néanmoins cet ouvrage continuera sans doute à constituer une référence, surtout pour l'époque entre la Renaissance et la Révolution française (y compris sur les ambivalences du Code civil dans sa version d'origine), et ses conclusions sur la pluralité des fonctions paternelles me semblent complètement actuelles.
Table [avec les exergues de chaque chap. et appel des cit.] :
Ouverture : « Tendres souverains » (Didier Lett) : « L'histoire des pères et de la paternité a connu, depuis la première éd. du présent ouvrage (1990), un renouvellement surtout marquant dans un domaine : l'histoire médiévale. En s'intéressant à des sources non juridiques […], l'historiographie récente a modifié notre vision du père au Moyen Âge »
Partie I (XIIIe-1750) : L'Âge d'or du souverain
Chap. I : « La désignation du père » (Jacques Mulliez) : « À la fin du Moyen Âge, la paternité se présente comme une institution juridique complexe façonnée par l'enseignement de l'Église et la pratique coutumière, plus ou moins bien revêtue des oripeaux du droit romain. Elle procède alors en effet de trois logiques juridiques qui se conjuguent tant bien que mal d'abord pour désigner le père, pour définir ensuite ses droits et enfin ses devoirs » [cit. 1]
Chap. II : « De Gerson à Montaigne, le pouvoir de l'amour » (Sabine Melchior-Bonnet) : « S'ils ne parlaient pas expressément de "nouveaux pères", les hommes de la Renaissance avaient conscience d'en être et de donner à la notion de paternité un contenu beaucoup plus riche que leurs prédécesseurs. Le sentiment paternel ne surgit pas brusquement au XVe ou au XVIe siècle, mais être père fait alors l'objet d'un débat soutenu de la part des humanistes. Ceux-ci voient dans le chef de famille une clé de la vie économique, un pivot du renouveau religieux et le grand responsable, de par sa fonction éducatrice, de la société à venir. De plus, au-delà du vécu quotidien, le thème paternel, avec l'idée de filiation et d'héritage qu'il implique, rencontre les préoccupations philosophiques et historiques d'une époque soucieuse d'explorer son patrimoine culturel et de remonter à ses sources. » [cit. 2]
Chap. III : « Pérenniser et concevoir » (Alain Molinier) : « Du milieu du XVe siècle aux deux ou trois premières décennies du XVIIIe siècle, avant la contestation grandissante de son pouvoir au siècle des Lumières, l'image de la puissance du père s'affermissent dans l'Occident chrétien. La période moderne, à ce titre, peut être qualifiée de "l'âge d'or des pères" »
Chap. IV : « Nourrir, éduquer et transmettre » (Alain Molinier) : « C'est dans le courant né autour du concile de Trente et de l'Église nouvelle que saint Joseph devient l'archétype de la perfection paternelle. Saint Joseph est humble, obéissant, pauvre. Il est le plus parfait des pères dans son rôle de nourricier et d'éducateur : au-delà de l'apprentissage du métier, il initie l'Enfant qu'il aime au mystère de sa Passion future »
Partie II (XVIe-XVIIIe s.) : Le Discours des deux réformes
Chap. V : « Porter le nom de Dieu » (Odile Robert) : « Comment l'Église de la Réforme catholique, à travers théologiens, prédicateurs, pédagogues et moralistes ecclésiastiques, n'aurait-elle pas eu beaucoup à dire du père et au père ? Non seulement parce que son "honneur", partagé il est vrai avec la mère, est l'objet du quatrième commandement du Décalogue. Détenteur de l'autorité dans la famille, dont Dieu lui a donné la charge pour la conduire au ciel, il est la pierre angulaire de l'entreprise de christianisation opérée après le concile de Trente »
Chap. VI : « Les variations protestantes » (Marianne Carbonnier-Burkard) : « En rompant avec l'Église catholique et sa théologie, les réformateurs du XVIe siècle – et les Églises issues de la Réforme – ont-ils rompu aussi avec son modèle de paternité ? En dépit d'un socle commun – Bible, culture classique – on peut présumer que la théologie protestante n'est pas restée sans incidence sur ce modèle »
Chap. VII : « En son for privé » (Madeleine Foisil) : « Tenter d'aller au cœur de la vie intime, surprendre la spontanéité des sentiments, atteindre la confidence, telle est la démarche autorisée par les Mémoires et Livres de raison. "Le père par lui-même", tel pourrait être le titre de cette étude s'il n'était trop ambitieux par rapport aux limites auxquelles nous contraignent les textes ; sauvés de la destruction par la piété familiale ou la notoriété de leur auteur, ces derniers constituent une source de premier ordre. Leurs auteurs se sont voulus les gardiens d'une mémoire ; ils n'ont pas cherché à convaincre sur le sujet qui nous intéresse : l'existence et la valeur du sentiment paternel. Ils se sont contentés de le vivre »
Chap. VIII : « Unique en ses images » (Michèle Ménard) : « Les représentations figurées des Temps modernes donnent au père de multiples visages. Mais, si diverses soient ces effigies, elles appartiennent, les profanes aussi bien que les religieuses, à un univers dans lequel Dieu le Père est, au moins jusqu'au début du XVIIIe siècle, la source de toute paternité » [cit. 3]
Partie III (mi-XVIIIe-mi-XIXe s.) : L'Aventure du fils
Chap. IX : « De la famille à la patrie » (Jean-Claude Bonnet) : « Véritable mythe du XVIIIe siècle, la figure du père inspire un nouvel imaginaire familial qui fonde bientôt un nouvel imaginaire politique. Elle assure ainsi, du privé au public, la circulation d'une même idéologie »
Chap. X : « Les leçons paternelles » (Martine Sonnet) : « Rousseau, impossible père-éducateur qui abandonne sa progéniture mais écrit un fameux traité pédagogique, ne doit pas faire ombrage aux pères qui, au XVIIIe siècle, prennent une part active à l'éducation de leurs enfants. Mémorialistes et épistoliers montrent ces pères à l’œuvre tantôt soucieux de procurer une charge honorable pour leurs fils, dans les milieux favorisés, ou de transmettre le métier, chez les commerçants ou les artisans »
Chap. XI : « La volonté d'un homme » (Jacques Mulliez) : « Le Code civil opère une transaction, plus ou moins réussie, entre les principes juridiques propres à la société monarchique d'avant 1789 et ceux issus de la Révolution. Il ne se contente pas d'énoncer des règles juridiques abstraites, valables pour tous sans distinction, conformément à l'article premier de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, il nomme encore le personnage essentiel de cette société nouvelle : "le bon père de famille", seul titulaire de l'ensemble des droits énoncés par le Code. "Bon père de famille", c'est assez dire que le seul citoyen digne de ce nom est aussi et nécessairement père. Mais le Code civil est un code de "propriétaire", d'où il résulte que le personnage normatif du droit civil est le "père propriétaire". Comme l'énonçait déjà l'art. IV du Préambule de la Constitution de l'an III (1795) : "Nul n'est bon citoyen, s'il n'est bon fils, bon père, bon ami, bon époux", où l'on voit bien que le mariage et la filiation, donc la paternité, constituent toujours la base de la société nouvelle, comme ils constituaient déjà celle de la société de l'Ancien Régime » [cit. 4, 5, 6]
Partie IV (XIXe-XXe s.) : Ni tout à fait le même... [cit. 7]
Chap. XII : « La fin des patriarches » (Alain Cabantous) : « Les profondes modifications économiques, sociales, politiques, culturelles qui transforment la société française entre 1750 et 1920 atteignent aussi le père en diversifiant sa fonction et son image. Désormais, à côté du paterfamilias dominant sa maisonnée, se profile peu à peu le père migrant, le père divorcé, le père absent. Les familles comme l'État devront prendre en compte ces réalités nouvelles et difficiles pour l'ordre social » [cit. 8]
Chap. XIII : « Le miroir brisé » (Michèle Ménard) : « Aux XIXe et XXe siècles, l'image de la paternité se fragmente en éclats multiples, qui reflètent l'impossible unité du père contemporain. Lorsque la référence religieuse est oubliée ou abolie, il n'y a plus de réconciliation intime entre les contraires »
Chap. XIV : « Le pardessus du soupçon » (Françoise Hurstel, Geneviève Delaisi de Parseval) : « La paternité contemporaine, de 1945 à nos jours, se caractérise par des transformations rapides et radicales qui en ont affecté tous les aspects. En quarante ans, le statut légal et social du père, les images et les rôles, le vécu se sont modifiés. Une nouvelle définition de la paternité est en cours d'élaboration. Les données concernant cette période forment un ensemble vaste et hétéroclite. Elles proviennent de sources diversifiées : études démographiques, enquêtes sociologiques, textes juridiques et historiques, enfin psychologie et psychanalyse » [cit. 9]
Chap. XV : « Mon fils, ma bataille » (Françoise Hurstel, Geneviève Delaisi de Parseval) : « Comment les pères vivent-ils ces changements ? Les témoignages des hommes, des femmes et des enfants, lors de consultations psychologiques, d'enquêtes ou d'entretiens, sont de véritables "archives provoquées". Qu'il s'agisse du rôle, du vécu, des relations père-enfant, c'est sur un mode personnel – et parce qu'ils ne peuvent plus s'abriter à l'ombre de la loi – que les pères, désormais "sans puissance", vont assumer la paternité » [cit. 10, 11]
Chap. XVI : « Notre contemporain » (Yves Pélicier) : « À l'égard des phénomènes contemporains, nous ne disposons pas de la distance nécessaire pour bien percevoir et justement évaluer. En ce temps préoccupé par ce qu'on appelle le dysfonctionnement familial qui concerne le couple parental ou l'un des parents, les groupes sociaux s'interrogent sur leur capacité à préparer l'enfant à une vie adulte réussie. On s'avise aussi que l'un des facteurs d'une maturation satisfaisante se situe déjà dans la réussite d'une vie d'enfant »
Chap. XVII : « Le père au regard du droit » (Frédérique Granet) : « L'histoire de la paternité en Europe semble marquée par un mouvement de bascule : à la domination du paterfamilias, ancrée dans la tradition, a succédé, au cours du dernier demi-siècle, celle de la mère. Cependant les évolutions les plus récentes des droits des pères s'orientent vers plus d'égalité parentale, comme c'est déjà le cas dans les législations d'un certain nombre d'États »
Chap. XVIII : « De la paternité triomphante à la paternité négociée » (Geneviève Delaisi de Parseval) : « Quelles sont, depuis la première éd. de la présente _Histoire des pères_, les transformations les plus notables dans notre image de la paternité ? En une dizaine d'années, bien des aspects, sociaux et légaux, se sont modifiés, bousculés, voire renversés » [cit. 12]
Conclusion (Daniel Roche)
- Mais pourquoi les pères ? - Pour une histoire socioculturelle des pères – La réalité d'une présence – Pères des droits, droits des pères – Le mariage désigne le père – La sanctification de la paternité – Pères des Lumières entre le mythe et l'existence – Pères en révolution, révolution des pères – De la paternité coutumière à la paternité individuelle – La puissance paternelle émiettée – La seconde révolution des pères.
Cit. :
1. « Partant de textes anciens – dispositions du concile de Tolède, tenu en 655, qui font du bâtard de prêtre l'esclave de l'Église à laquelle son père est attaché, mais surtout des canons du concile de Bourges, tenu en 1031, qui écartent des ordres sacrés le fils de prêtre –, le principe de l'exclusion des bâtards est étendu à l'ensemble de la société. "Tous les enfants nés en dehors d'un légitime mariage sont déclarés, sans distinction aucune, 'semence maudite'." » (p. 56)
2. « Avant de faire l'objet d'une réflexion élaborée, l'instance paternelle hante d'une certaine manière la culture humaniste : le père est celui qui donne du sens et fonde une légitimité, et la modernité n'est souvent qu'un retour aux sources. Aussi, les hommes de la Renaissance cherchent-ils leur identité en interrogeant leurs origines. Cette quête des fondements prend trois directions : curiosité de la genèse, curiosité généalogique, curiosité génétique.
[…]
Père créateur, père fondateur, père géniteur. Une quatrième figure s'inscrit dans l'imaginaire du temps, celle du père adoptif, qui contribue à la sublimation de la figure paternelle. Le XVIe siècle se donne pour protecteur saint Joseph. Si Énée, l'ancêtre, symbolisait le lien de sang et la chaîne des générations, Joseph, l'époux, incarne la paternité d'élection ; ses vertus sont bien de ce monde ; il est l'homme de la relation quotidienne. Au début du XVIe siècle, le dominicain Isolanus dresse à travers lui un portrait du père humaniste penché sur son enfant. Père putatif, Joseph est un père selon le cœur et non selon la chair ; dégagée des liens de sang, la paternité peut s'exprimer avec la force d'un symbole. » (pp. 76, 78)
3. « L'âge des Lumières voit s'amorcer fortement la discussion sur les normes et se diversifier les formes de résistance. […]
La très riche littérature de la paternité met en valeur la permanence des représentations traditionnelles et l'obsession de la présence théâtrale et romanesque des pères autoritaires et patriarcaux. […] Progressivement cependant, un nouvel imaginaire se met à l'oeuvre, questionnant l'autorité coutumière des pères au nom du relativisme historique et de l'individualisme philosophique. Du privé au public, les rôles paternels se nuancent et un nouveau besoin d'autres relations parentales se fait jour. […] La route est ouverte pour la proclamation parallèle de la paternité civique et de l'héroïsation privée des rôles paternels. » (p. 242)
4. « Pour les juristes révolutionnaires, de la même façon que la liberté du mariage (avec son corollaire juridiquement nécessaire, le divorce) permet seule l'éclosion et la durée du sentiment amoureux par opposition au mariage-pacte de famille de l'Ancien Régime, de la même façon la liberté du géniteur de se reconnaître père est-elle la condition nécessaire à la naissance de l'amour paternel. Dans l'un et l'autre cas, l'amour ne saurait naître de la contrainte, ni de celle du père de famille imposant le mariage à son enfant, au nom de la puissance paternelle, ni de celle de l'époux sur l'épouse, au nom de la puissance maritale.
[…] C'est pourquoi les juristes révolutionnaires vont définir la paternité comme étant essentiellement la traduction de la volonté d'être père et constamment mettre en avant l'élément social de la paternité, ce que Cambacérès nomme "la paternité civile", au détriment de l'élément biologique.
Ce qui le démontre avec éclat, c'est bien la redécouverte de l'adoption, […] puisqu'on peut désormais être père et même mère, au plein sens du terme, sans aucun recours à la notion de sang. » (p. 293)
5. « Ainsi donc le Code civil paraît bien conserver et l'esprit de l'institution d'Ancien Régime et les mots pour le dire. Si J. Carbonnier estime, quant à lui, que "des positions essentielles de l'individualisme révolutionnaire se trouvent consolidées dans le Code civil : plus de puissance paternelle illimitée, plus d'exhérédation, un système successoral laissant assez peu de liberté au père de famille", on peut légitimement douter qu'il s'agisse là d'acquis de la Révolution. Ces solutions peuvent tout aussi bien s'analyser, ici encore, comme un retour au droit coutumier, mais à un droit coutumier débarrassé de ce que "la tyrannie" propre au droit monarchique y avait ajouté à partir du XVIe siècle : la Patria Potestas des pays de droit écrit, et surtout l'exhérédation. […] En ce qui concerne maintenant les relations personnelles entre le père et les enfants, Berlier, à la même séance, "s'il ne combat point cette puissance... demande seulement qu'on la renferme dans les limites appropriées à nos mœurs. Il admet l'autorité paternelle mais repousse le despotisme paternel car il pense que le despotisme ne convient pas mieux dans la famille que dans l'État". » (p. 313)
6. « La contradiction essentielle paraît bien résulter de l'histoire ; du fait que, traditionnellement, le droit confond et le père et le géniteur. Peut-être faudrait-il, pour sortir de cette impasse, distinguer non plus entre père et géniteur mais entre paternité et filiation. Cette dernière est, aujourd'hui comme hier, le résultat d'un phénomène "naturel" plus ou moins "assisté" par la science, alors que la paternité résulte, elle, d'un effet de la volonté conjointe […] concourant à la fabrication de l'enfant, volonté de considérer l'homme comme un père, c'est-à-dire volonté d'élever, d'éduquer, d'aimer, quoi qu'il arrive entre eux, l'être auquel ils ont donné la vie. » (p. 326)
7. « L'effritement des modèles anciens s'accélère après 1945-1950 dans le contexte de la reconstruction et de la croissance. L'affaiblissement social de la paternité met en valeur la notion de carence construite au XIXe siècle pour désigner les mauvais pères mais que le rôle des spécialistes de l'analyse psychologique et sociale, l'assistance accrue donnée aux mères, bref le pouvoir de contrôle et d'expertise généralisent des milieux marginaux et prolétarisés à tous les pères. Une nouvelle construction idéologique de l'image paternelle prélude aux coupures décisives que connaissent les vingt dernières années. » (p. 330)
8. « Progressivement, l'État, garant de l'autorité paternelle, va vouloir en contrôler le fonctionnement pour empêcher les abus et sanctionner les carences. Défenseur des pères [jadis], le pouvoir politique se doit de protéger les enfants et met en place une législation qui réduit certaines prérogatives de la paternité :
1841 : loi sur l'interdiction du travail des enfants dans les manufactures.
1874 : loi sur la mendicité enfantine.
1874 : loi Roussel (accorde le droit de regard de l'autorité publique sur les enfants mis en nourrice hors du domicile).
1889 : loi sur la déchéance de la puissance paternelle au profit de l'Assistance publique si le père est reconnu indigne.
1898 : loi sur les mauvais traitements infligés aux enfants.
1912 : loi sur la reconnaissance du droit de recherche de la paternité.
1935 : suppression de la correction paternelle. » (pp. 348-349)
9. « La notion de "carence" prend forme et se généralise à tous les pères durant le XXe siècle. Les acteurs principaux sont alors les pères – tous les pères, pauvres ou riches – d'un côté, les spécialistes des familles et de l'enfance, de l'autre. Bien sûr, les pères des "milieux défavorisés" restent potentiellement les plus carents, les plus surveillés : "familles à risques" ou "pères à risques". Lorsqu'un homme devient père, il endosse un pardessus plein de trous et de soupçons, plus précisément une fonction de plus en plus dévalorisée, quelle que soit la valeur personnelle de l'homme qui assume une telle fonction : Lacan parlait en 1938 du "déclin social de l'image du père".
[…]
La notion de "carence" est alors attribuée à tous les pères dans le discours des spécialistes de l'enfance. Les pères sont carrément exclus de l'éducation des enfants et les mères désignées comme seules éducatrices valables : ils sont dits "absents" parce qu'au travail durant la journée, mais d'une absence qui est un peu vite qualifiée de pathogène. Tous ces discours constituent la notion généralisée de "carence paternelle" dont chaque père est maintenant soupçonné. » (p. 390)
10. « J. G. Lemaire (1988) énumère les conditions psychologiques à réunir pour que "le compagnon de la mère puisse 'faire' un père : il faut qu'il le désire personnellement ; que la mère le désigne comme un père possible (et non comme le père qui viendrait remplacer le précédent) ; que l'enfant l'accepte ; que le père légal de l'enfant accepte la prise en charge de certaines fonctions par l'ami de la mère ; enfin que des 'tiers sociaux' fonctionnent entre le nouveau couple et l'enfant : belles-familles, fratrie des parents, grands-parents, institutions sociales (comme les assistantes sociales, Sécurité sociale, éducateurs...)". Ce que Lemaire décrit est un véritable "travail psychologique de reconnaissance" du père, travail au sens où Freud parle d'un "travail de deuil". » (p. 412)
11. « Qu'est-ce qui fonde la fonction paternelle ? Qu'est-ce qu'un père ? Qu'est-ce qu'une mère ? Telles sont les grandes questions ouvertes aujourd'hui par l'évolution de la société et du droit du père. Les caractéristiques de la fonction paternelle en France telles que nous les avons vues montrent que ces questions ont de tout temps préoccupé notre société et que c'est sur le mode de l'élaboration de "fiction" que des réponses ont été données.
[…] Le père est rarement un seul personnage – il n'y a pas une seule fonction du père, mais au moins trois : celle de géniteur, celle de nourricier et d'éducateur, celle de donneur de nom et de garant des règles d'alliance et de filiation.
La paternité est avant tout une fonction qui nécessite, pour se développer, toute une élaboration psychique. Or, il y a toujours eu, dans les différentes sociétés et à différents moments de l'histoire, pluralité des pères, non seulement du côté des pères sociaux, mais aussi du côté des géniteurs. Dans aucune société, le père n'est naturel ; il est toujours désigné par la société. Chaque système social marque, par un terme spécifique et par un rite, la place du père. Par là même, cette place signifie la culturalité de cette fonction.
Ainsi, du paterfamilias romain, prototype ou ancêtre des pères français, jusqu'aux pères nouveaux d'aujourd'hui, en passant par un père féodal, un parricide monarchique – un père mort –, un padre padrone, jusqu'aux pères-IAD ou aux pères divorcés contemporains, sont nées de multiples et originales formes de paternité, dessinant les caractéristiques d'une paternité à la française. Aujourd'hui encore, et jusque dans les débats autour des formes nouvelles de procréation, ces caractéristiques résistent. Et c'est leur résistance – de leur éclatement ? - que naît ce malaise du côté du père. » (pp. 421-422)
12. « Notre expérience clinique d'écoute des conjoints suivis pendant la grossesse de leurs compagnes nous rend, au fil du temps et de l'expérience, de plus en plus convaincue qu'il existe, chez les pères ou futurs pères, une transparence psychique analogue à celle qu'on a classiquement remarquée chez la mère pendant la période périnatale. […] Rappelons ici la variété des symptômes de "couvade" qui, loin d'être une coutume propre aux sociétés traditionnelles ou exotiques, traduit chez nous comme ailleurs les vicissitudes du devenir-père. On connaît également les "folies paternelles", décompensations psychotiques chez certains hommes qui se produisent à l'occasion d'une paternité. Ces trouble psychiques ou psychosomatiques ne surviennent évidemment pas par hasard dans l'histoire des sujets qui les vivent : comme pour les mères, les pères qui en sont atteints sont peut-être psychiquement plus fragiles et mal préparés à aborder le processus du devenir-père. » (p. 469)
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