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[Les Nuits de la peste | Orhan Pamuk]
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apo



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Posté: Jeu 03 Aoû 2023 16:12
MessageSujet du message: [Les Nuits de la peste | Orhan Pamuk]
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Entre avril et novembre 1901, dans une île imaginaire située en Méditerranée orientale, une épidémie de peste se déclare, venant sans doute de Chine ou d'Inde et transmise par les pèlerins de retour du hadj. Habitée, à l'instar de Chypre, de Rhodes et de Crète, par des Grecs orthodoxes et des musulmans, Mingher est encore provisoirement une province ottomane, et le sultan Abdülhamid II, sous pression des puissances occidentales soucieuses d'endiguer l'épidémie, y envoie successivement son Inspecteur général de l'Administration sanitaire, le célèbre chimiste Bonkowski Pacha (accompagné de son assistant le Dr. Élias), puis l'épidémiologiste Dr. Nuri Pacha, gendre impérial car à peine marié à Pakizê Sultane, fille du sultan détrôné Mourad V et donc nièce d'Abdülhamid, laquelle suit son époux. Le dessein impérial est-il uniquement de vaincre le bacille ? Ce n'est pas l'avis de Pakizê – personnage lui aussi imaginaire – dont la correspondance abondante avec sa sœur Hatidjê – personnage historique au contraire – constitue prétendument le matériau de ce roman historique dont l'autrice, en 2017, serait une certaine Mîna Mingherli, historienne spécialiste de Mingher et arrière-petite-fille de Pakizê.
Dans le contexte de la description de l'épidémie de peste et des politiques sanitaires relatives, s'agencent des crimes mystérieux et des événements politiques majeurs – subversions, complots, révolutions – qui caractérisent parfaitement le climat de ces dernières décennies de souveraineté ottomane durant lesquelles les territoires périphériques se détachent rapidement du pouvoir central, alors que les tentatives de réforme s'avèrent vaines. Une dynamique entre trois forces profondes se développe dialectiquement : la volonté réformatrice, modernisatrice, occidentalisante d'Abdülhamid et des hauts fonctionnaires qui lui sont fidèles – tempérée néanmoins par les ingérences occidentales et par sa propre paranoïa, éléments qui le poussent, ainsi que son administration, à des comportements contradictoires et ambivalents – ; la résistance conservatrice de l'islam réactionnaire, incarné notamment par les confréries religieuses, leurs couvents et leurs cheikhs ; enfin un nationalisme naissant qui se nourrit des rivalités ethno-religieuses et socio-économiques entre chrétiens et musulmans et qui finira par triompher. La gestion de l'épidémie, notamment les mesures sanitaires de quarantaine, de cordon sanitaire, de confinement et les modalités des obsèques des pestiférés, constitue à la fois l'emblème de cette dialectique et le catalyseur de la dynamique des événements politiques. De même que les complots, empoisonnements, pendaisons et bannissements qui ont lieu dans l'île, l'influence d'Istanbul et celle des puissances sur la scène internationale, par le truchement des consuls et du blocus naval imposé, interviennent dans cette intrigue « médico-politico-barbouzeuse » qui conviendrait parfaitement à une adaptation cinématographique.
D'autant plus que, bien que le couple Nuri-Pakizê – et leur complicité amoureuse et conjugale – représente les personnages principaux du récit, se succèdent, au fil des pages de cette immense fresque dont le rythme s'accélère à la fin, d'autres héros qui font figure, provisoirement, de personnages les plus importants : l'inspecteur sanitaire Bonkowski, le gouverneur Sami Pacha (et sa maîtresse grecque Malika), le major Kâmil bientôt Commandant Kâmil et sa jeune épouse Zeynep, le bandit Ramiz et le cheikh Hamdullah secondé par l'intrigant Nimetullah Feutre Pointu, le fourbe Mazhar Efendi, l'homme des renseignements... et enfin la narratrice. En effet, après 79 chap. et 630 p. (dans la version française), qui retracent les quelques mois de la peste et de la révolution de 1901à Mingher, une sorte d'annexe de 50 p. intitulée « Des années plus tard » brosse rapidement la suite de l'histoire de l'île imaginaire jusqu'à l'époque contemporaine, croisée avec la biographie de la narratrice – dont on découvre enfin la parenté avec Nuri et Pakizê – : cette partie fournit de savants et intelligents clins d’œil à l'histoire de la Turquie au cours des dernières décennies et même des rapports compliqués que celle-ci entretient avec ses intellectuels...
Pamuk affirme qu'il avait commencé à préparer ce roman bien avant la pandémie de Covid : nous savons – et ce texte le démontre sans l'ombre d'un doute – que l'auteur consacre un temps remarquablement long à la préparation documentaire de ses ouvrages, qui sont tous des monuments d'érudition et de polysémie. Il a affirmé aussi avec humour que l'événement sanitaire mondial a plutôt desservi son roman, dans lequel la romance et l'optimisme ne sont pas absents : cette espièglerie peut faire planer le doute que l'affirmation précédente soit aussi une espiègle antiphrase ou une ironique contre-vérité...
Je me permets également d'exprimer un petit regret : pour la première fois Gallimard ne s'est plus valu des service de l'admirable Valérie Gay-Aksoy, traductrice « attitrée » d'Orhan Pamuk en français. Bien que le jeune polyglotte Julien Lapeyre de Cabanes nous livre ici une version très élégante, malgré quelques imperfections et contresens que j'ai pu relever (car j'ai lu le livre simultanément avec mon épouse qui le lisait dans le texte), je pense que c'est par manque d'expérience (ou de culture) que Julien a inventé le système de distinguer les Grecs ottomans des Grecs de Grèce par une omission de majuscule : Valérie aurait sans doute su que, dans la littérature savante, on opère cette distinction en désignant les derniers par le terme d'Hellènes, sans contrevenir par une invention fantaisiste à la norme précise du français concernant les majuscules/minuscules des substantifs/adjectifs de nationalité.


Cit. :


1. « À l'image de beaucoup d'institutions fondées au cours du dernier siècle avec d'excellentes intentions et suivant les idées européennes dans le but de résoudre un problème spécifique à l'Empire ottoman, et qui assez vite ne résolurent rien du tout, le Haut Conseil de santé était devenu lui-même une partie du problème. On élargissait le recrutement du personnel provincial aux secrétaires, gardes, huissiers et autres supplétifs, on engageait des hommes, puis on payait ces fonctionnaires une fois sur quatre, notamment les médecins, et ces médecins se débrouillaient pour gagner leur pain en violant les lois, offrant des consultations dans les pharmacies et chez les herboristes, ou en faisant un tout autre métier.
[...]
De médecin à la fois expérimenté et musulman capable d'aller dans les quartiers pauvres pour convaincre de pieux musulmans pleins de préjugés et fanatiquement hostiles à toute sorte de quarantaine d'enterrer leurs morts sous de la chaux et de laisser visiter leurs femmes et leurs filles, il n'en existait à peu près aucun. Du reste, tous ceux qui intégraient l'institution sexagénaire du Haut Conseil de santé comprenaient bien vite que la première chose, la plus importante, que le sultan et le ministère des Affaires étrangères attendaient d'eux n'était pas de mettre un terme à l'épidémie […] mais de faire taire les rumeurs disant qu'il y en avait une. La dimension politique internationale était d'ailleurs si prégnante que le Conseil était rattaché, dès l'origine et directement, au ministère des Affaires étrangères plutôt qu'à celui de la Santé. » (pp. 125-126)

2. « - […] Ils en conclurent que la contagion, contrairement à l'idée communément admise, ne provenait pas du mauvais air humide des quartiers, ni du réseau d'égouts, ni même des puits privés des habitants, mais bien de la saleté qui avait contaminé les eaux de la ville et se diffusait par les canalisations et les fontaines publiques, dit l'aspirant gendre impérial. Ainsi n'est-ce pas, Votre Majesté, en arpentant la ville ni en traitant les malades que l'épidémiologiste perce le mystère de la contagion, mais en examinant une carte, sans jamais quitter son bureau !
- Exactement comme Sherlock Holmes ! s'exclama Abdülhamid, qui ne quittait jamais son palais.
Cette exclamation, si décisive dans notre histoire, atteste que la pensée du sultan ottoman était, à cette époque, fortement influencée par les romans policiers qu'on lui lisait le soir. Il entendait par là qu'on ne réglait pas les problèmes en étant sur le terrain, mais au contraire à distance, loin du théâtre des opérations, dans un bureau, grâce au seul pouvoir de la logique.
Aussitôt après que Sa Majesté Impériale eut prononcé cette phrase cruciale, le premier secrétaire de la Chancellerie, Tahsin Pacha, vint dire un mot à l'oreille du sultan, et un page annonça au docteur Nuri que l'entretien était terminé. La portée de la phrase s'en trouva infiniment décuplée. » (p. 213)

3. « […] le gouverneur songea qu'il était temps de protéger les bateliers musulmans.
Ce favoritisme qui portait atteinte, de manière ponctuelle, sinon systématique, aux règlements sanitaires que le gouverneur avait lui-même édictés, les archives de la province de Mingher en ont gardé la trace, ce qui explique sans doute l'intérêt des historiens, souvent passionnés par ce genre de documents, du moins atteste de la confusion existentielle qui minait l'administration de l'Empire. Si un bureaucrate turc de l'époque, en l'occurrence un pacha gouverneur de province, dont la mission était de veiller à la quiétude de toute une province ottomane, pensait en priorité à protéger et soutenir les musulmans, il entravait l'application des mesures modernes et s'opposait ainsi, de façon objective, aux réformes que réclamait l'Empire. Mais dans le cas contraire, c'est-à-dire si le pacha considérait que la véritable priorité était de mettre en pratique les réformes, il favorisait indirectement la nouvelle bourgeoisie chrétienne dont l'essor rapide concordait avec celui de la liberté, de l'égalité et de la technique, et participait ainsi, de façon tout aussi objective, à l'affaiblissement des musulmans, relégués au second plan par l'occidentalisation de leur propre pays. » (pp. 319-320)

4. « La réunion, vécue jusque-là par ses participants comme une espèce de rêve ou la scène d'un conte, sombra brusquement dans les calculs d'épiciers, les comptes d'apothicaires, enfin dans la realpolitik, si l'on peut dire. Il apparaissait déjà évident que le turc comme le grec, subissant l'essor du minghérien, seraient marginalisés en quelques années. Mais les membres de l'assemblée ne prirent pas tellement au sérieux le promotion annoncée du minghérien au rang de langue unique, d'une part parce qu'ils jugeaient assez chimérique ce doux rêve linguistico-nationaliste, de l'autre parce qu'ils avaient des problèmes plus urgents à régler, à savoir la quarantaine. Même si les musulmans, à l'évidence, s'agaceraient grandement de voir le grec devenir langue officielle.
[…]
Le Commandant Kâmil marqua une pause, comme s'il voulait faire sentir aux hommes présents l'éternelle portée des paroles qu'ils allaient bientôt entendre. Il déclara : "Je suis un Minghérien ! Être Minghérien est ma fierté, et même mon orgueil. Appartenir à la noble et fraternelle communauté des nations de ce monde, ma joie. Mais je veux que la grande assemblée fraternelle des nations respecte mon île, mon peuple, ma langue. Mon fils qui naîtra demain sera élevé dans la langue de Mingher, comme tous les habitants de cette île." » (p. 439)

5. « Après le départ des vaisseaux de guerre anglais, français et russe, et étant donné qu'aucun État n'avait encore reconnu l'indépendance de Mingher, Abdülhamid, s'il l'avait voulu, aurait pu envoyer le cuirassé 'Mahmudiye' bombarder Arkaz, la garnison, le ministère, comme les Anglais à Alexandrie. Mais il ne le fit pas. Officiellement, Mingher restait une province ottomane, et les Français, par exemple, n'auraient pas pu y débarquer leurs troupes qu'après s'être entendus avec les Anglais, et au risque d'un affrontement direct avec les Ottomans. Du côté d'Abdülhamid et de la marine ottomane, on rechignait assez à bombarder l'île pour ensuite l'envahir et remettre à sa tête un gouverneur fidèle à Istanbul. Une résistance, même minime, des insulaires à la marine et aux troupes de terre ottomanes eût fourni aux grandes puissances, comme la peste, un prétexte tout trouvé – défendre les chrétiens – pour intervenir et s'emparer de l'île, ainsi que les Anglais l'avaient fait à Chypre. » (p. 642)

6. « Après le drapeau ottoman, flottèrent successivement sur l'ancien palais du gouverneur : le drapeau minghérien de 1901 à 1912, les drapeaux italien et minghérien de 1912 à 1943, le drapeau allemand entre 1943 et 1945, le drapeau anglais entre 1945 et 1947, et depuis 1947 à nouveau le drapeau de Mingher dessiné par le peintre Osgan. (Notre cher peintre fur arrêté chez lui une nuit d'avril 1915, en même temps que deux mille et quelques autres intellectuels arméniens, sur ordre du "héros de la liberté", le Premier ministre Talat Pacha, et personne n'eut plus jamais de ses nouvelles.)
Toutes ces différentes bannières colorées qui flottèrent sur l'île au fil des années n'accrurent en rien la diversité culturelle et la pluralité des modes de vie à Mingher car, de 1901 à 1952, soit pendant un demi-siècle, le président Mazhar (1901-1932) comme le président Hadid (1932-1943) et les autres prétendus "présidents", semi-présidents et gouverneurs de l'île qui collaborèrent avec les Italiens et les Allemands poursuivirent tous la même politique de minghérianisation systématique, interdisant l'enseignement de l'histoire grecque et ottomane, et enfermant dans des camps de travail Turcs et grecs, dont certains furent de véritables héros. Nous avons fourni une étude détaillée de cette période dans notre livre _La Minghérianisation et ses effets_, ouvrage interdit sur l'île pendant vingt ans, ensuite expurgé de plusieurs passages, et payé au prix fort par son auteure. » (p. 658)

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Posté: Dim 06 Aoû 2023 12:06
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Je rebondis sur les précisions lexicales que tu donnes : donc si les Grecs de Grèce sont les Hellènes (normal), comment appelle-t-on les Grecs de Turquie ? "Grecs ottomans" ?
Et ce terme de "Levantin" que j'ai trouvé chez Pierre Loti dans Les Désenchantées, et qui y désignait une catégorie à part, sais-tu à laquelle il correspond ?
http://aufildesimages.canalblog.com/archives/2011/08/11/21773922.html
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Posté: Mer 09 Aoû 2023 8:32
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« Swann » a écrit:
Je rebondis sur les précisions lexicales que tu donnes : donc si les Grecs de Grèce sont les Hellènes (normal), comment appelle-t-on les Grecs de Turquie ? "Grecs ottomans" ?
Et ce terme de "Levantin" que j'ai trouvé chez Pierre Loti dans Les Désenchantées, et qui y désignait une catégorie à part, sais-tu à laquelle il correspond ?
http://aufildesimages.canalblog.com/archives/2011/08/11/21773922.html

Coucou l'amie,
En turc, arabe, persan et grec moderne (chez les spécialistes), on désigne les Grecs de Turquie par le terme 'Rum'/'Roum', dérivé du grec Romaïoï, pour indiquer qu'ils sont les descendants de l'Empire romain d'Orient. En français, on adopte parfois souvent ce même terme savant, ainsi que celui de 'Grecs romaïques'.
Le terme "Levantin", au sens propre, désigne les catholiques (et plus tard les protestants) implantés dans le Levant (ottoman et perse) depuis l'Europe, dont les premiers sont les descendants des Croisés. A cause des connotations très péjoratives du terme, certains spécialistes préfèrent parler de "Latins d'Orient", mais d'habitude ils ne s'intéressent justement qu'aux lignages les plus anciens.
Si l'on considère cependant que l'une des caractéristiques principales des chrétiens des Echelles du Levant, c'est le métissage (ainsi que la préservation des langues, de la religion, d'un certain mode de vie comprenant des relations plus ou moins vivaces avec l'Europe, etc.) et la création d'une civilisation entièrement originale et spécifique qui les rassemble, nous sommes plusieurs à préférer l'utilisation non connotée des termes "Levantin", "levantinité" voire "levantinisé", même pour les Européens installés et ayant pris souche en Orient dans une époque plus récente (jusqu'à la fin des années 1930 environ), quelles que fussent leurs origines mélangées: italiennes, françaises, maltaises, austro-hongroises, britanniques, arméniennes (toute confession confondue), voire même juives et roum par alliance (la religion étant l'apanage des pères, les langues celui des mères).
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Swann




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Posté: Mer 09 Aoû 2023 10:35
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Merci beaucoup ! Je connaissais le terme Ῥωμιοί mais j'ignorais cette acception. En fait, c'est un Grec de Lesbos qui m'a dit en être un, alors que je l'aurais spontanément qualifié d'Hellène... Il se trompait peut-être ou aussi près de la Turquie, il y a peut-être des confusions.
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