[Psychologie des beaux et des moches | Jean-François Marmion (dir.)]
Voici un tour d'horizon composé de vingt-huit textes autour de la beauté et de la laideur, celle du corps d'abord, jusqu'à celle de l’œuvre d'art en conclusion, en passant par les tatouages et l'art corporel... Dans un agencement très intelligemment mené par cercles concentriques à partir du noyau initial consistant dans les tentatives de définir les critères de la beauté humaine, les aspects psychologiques, sociologiques, neuroscientifiques, historiques et même artistiques de cette problématique sont affrontés et outrepassés dans cette série de contributions par des spécialistes majoritairement universitaires de renom, dont j'ai eu la satisfaction d'en reconnaître un grand nombre. Ainsi, j'ai retrouvé et me suis remémoré certains débats connus : sur les discriminations au faciès, sur la tyrannie de l'image dénoncée par les autrices féministes, sur celle propre aux réseaux sociaux, mais aussi sur le relativisme historique de la beauté et de la conception des difformités physiques, sur les points de vue sociobiologiques et neuroscientifiques et enfin sur certains thèmes d'esthétique, comme la question de la beauté naturelle ou artistique et celle de la place de la beauté dans l'art contemporain : l'ensemble des sciences humaines est représenté dans cet opus collectif qui, par son envergure, offre un paysage vraiment complet de la problématique.
D'une lecture toujours accessible et agréable, certains textes constituent sans doute la synthèse d'essais des auteurs respectifs empruntant le format des articles de revues scientifiques ; ils sont agrémentés par une typographie aérée et moderne et par de nombreuses et jolies illustrations en bichromie noire-turquoise. Si les références bibliographiques sont fort rares, la présentation des contributeurs en fin d'ouvrage pallie cette carence en rappelant quelques titres de chacun.
Table [avec appel des cit.]
- Beauté intérieure, mon œil ! - Jean-François Marmion
- Visage, ô beau visage – Jean-Yves Baudouin, Guy Tiberghien
- Beauté, stéréotypes et discriminations – Peggy Chekroun, Jean-Baptiste Légal
- « On ne tombe pas amoureux d'une norme ! » - Entretien avec Jean-Claude Kaufmann
- T'as de beaux poils, tu sais – Christian Bromberger
- La mise en scène de soi sur les réseaux sociaux : au-delà du beau et du laid – Bertrand Naivin [cit. 1]
- Les enfants de l'apparence – Entretien avec Xavier Pommereau
- Le beau sexe et la laideur – Claudine Sagaert
- Le corps moralisé – Entretien avec Isabelle Queval
- Peut-on aimer en dehors de la beauté ? - Ludomir Lamy [cit. 2]
- Beauté, laideur et vie professionnelle – Jean-François Amadieu [cit. 3]
- Beauté et laideur. Approche en droit de la non-discrimination – Jimmy Charruau
- Années folles : le corps métamorphosé – Georges Vigarello
- « Dans la mode, la beauté est démodée » - Entretien avec Frédéric Godard
- Percevoir la beauté en un corps singulier – Danielle Moyse [cit. 4]
- La beauté des monstres – Anne Carol
- La dysmorphophobie, ou l'obsession de l'imperfection physique – Caline Majdalani [cit. 5]
- Ambivalences de la beauté dans les parures corporelles – David Le Breton
- Grandeurs et misères de la chirurgie esthétique – Agathe Guillot
- Body Art : le corps humain comme œuvre d'art – Floriane Herrero
- Tatau. Une brève histoire du tatouage – Agathe Guillot [cit. 6]
- Beautés animales – Jean-Baptiste de Panafieu
- Beauté naturelle et beauté artistique – Frédéric Monneyron [cit. 7]
- L'art est la source de l'humanité – Entretien avec Jean-Pierre Changeux
- Portrait de cerveau en esthète – Pierre Lemarquis [cit. 8]
- Le syndrome de Stendhal : quand l’œuvre est renversante – Romina Rinaldi
- La valeur de beauté à l'épreuve de l'art contemporain – Nathalie Heinich
Cit. :
1. « Toujours dans un souci d'optimisation et parce que l'on sait que nos images ne seront vues que quelques secondes, nous nous mettons en scène dans des poses extrêmement normées et typées qui privilégient volontiers le théâtral. Nous cumulons en effet les clichés pour mieux lisser nos particularités et spécificités au profit d'un langage et de références reconnus et parfois formatés par ces nouvelles communautés électives que sont devenus les réseaux sociaux. Nos photos et vidéos sont alors autant de démonstrations d'un bonheur perpétuel à l'artificialité assumée. C'est ainsi que les lieux de vacances sont aujourd'hui sélectionnés en fonction de leu- 'instagrammabilité', soit leur potentialité à générer des 'likes' sur le réseau social Instagram. » (pp. 80-81)
2. « Si le sentiment d'amour est plus fort chez ceux qui savent idéaliser leur partenaire, aucun surcroît d'amour ne se porte vers ceux qui sont réellement beaux. Les individus les plus beaux ne reçoivent pas plus d'amour que les autres et n'en donnent pas plus davantage […]. Les femmes les plus belles sont plus désirées, plus courtisées que les autres. Les hommes les plus beaux sont davantage entourés de femmes. Mais au-delà de l'attraction initiale, les couples mariés ont probablement eu le temps de comprendre ce qui se cachait derrière cette apparence flatteuse. […]
Tandis que l'illusion que l'on sera aimé parce que l'on est beau s'évanouit avec le temps, la relation entre qualité du lien conjugal et illusion de beauté du partenaire s'accentue. En vieillissant, à mesure que leur beauté insensiblement décroît, les partenaires s'accrochent à l'illusion de la beauté de l'autre. Le regard intérieur semble progressivement compenser ce que les yeux ne veulent pas voir. Et sans doute faut-il un grand amour pour maintenir l'idée de beauté, là où plus personne ne la voit. » (pp. 124-125)
3. « Les recruteurs disent souvent que l'entretien d'embauche est une rencontre, que la dimension subjective est importante, que le feeling est essentiel et que la première impression est la bonne. Inévitablement, les beaux ont plus de chances d'être désirés que les autres et les laids d'être rejetés... Pour les recruteurs, l'envie d'avoir comme collègue ou dans son équipe la personne que l'on embauche est un critère évident. Or, l'attirance vers les belles personnes signifie que l'on recherche leur présence, leur amitié ou même leur amour. Il est vrai que les relations de travail ne sont pas exemptes de relations non seulement amicales, mais également sexuelles. La proportion de salariés qui ont eu une romance au travail est d'environ un tiers en France et 40% aux États-Unis. Dès l'entretien de recrutement, l'attirance sexuelle joue un rôle. 75% des recruteurs et 48% des recruteuses déclarent qu'il est important que le candidat leur plaise physiquement, et 64% des hommes recruteurs auraient déjà eu envie de faire l'amour à une candidate, pour les recruteuses et les hommes, ce chiffre est de 30% (sondage Apa.fr, 2016) » (pp. 133-134)
4. « […] Si regarder l'autre est un des moyens par lesquels nous le percevons, il ne s'agit pourtant pas d'une simple saisie par le sens de la vue, mais bien souvent d'une certaine 'appréciation' de l'autre, aboutissant généralement à une forme 'd'évaluation'. Comme nulle autre perception, le regard comporte une dimension axiologique, c'est-à-dire de jugement de valeur. Dans les façons de parler ordinaires, le substantif "regard" est tellement équivalent à celui de "jugement", que la dimension à proprement parler sensitive du "regard" est, la plupart du temps, purement et simplement escamotée.
Inversement, ce n'est pas un hasard si, évoquant le jugement par lequel on apprécie ou déprécie quelqu'un, il arrive qu'on parle du "regard" qu'on porte sur lui, comme si voir l'autre équivalait toujours plus ou moins à l'évaluer à partir de l'impression qu'il nous donne, laquelle, rarement neutre, est "bonne" ou "mauvaise". Dimension axiologique du regard, dimension perceptive du jugement ! » (p. 180)
5. « La dysmorphophobie semble proche de la cyclothymie (un trouble de l'instabilité émotionnelle), avec présence de peurs intenses sous-jacentes aux obsessions corporelles, comme la peur du rejet et la très grande sensibilité à la critique. Elle comprend également une grande difficulté à expérimenter la proximité affective, qui est fuie comme la peste, car vécue comme menaçante. Le dysmorphophobe base une grande partie de son estime de soi sur l'apparence physique. Son identité semble partielle, réduite à un organe ou à une silhouette défectueuse, la blessure de l'ego insupportable et la menace du rejet imminente. » (p. 209)
6. « […] (le tatouage appartient-il au tatoueur ou au tatoué?). En 2006, l'artiste belge Wim Delvoye tatoua le dos de Tim Steiner, puis vendit son œuvre en 2008 via une galerie suisse pour la somme de 150.000 €. Pour ce prix, l'acheteur acquit le droit d'exposer Tim Steiner 3 à 4 semaines par an et de récupérer le tatouage à sa mort... Que penser de cela ? Les recherches sur le tatouage, les tatoueurs et les tatoués ont encore de beaux jours devant elles ! » (pp. 267-268)
7. « Sans doute les créations artistiques les plus diverses ont-elles, au fil du temps, largement contribué à forger nos codes esthétiques. Qu'elles relèvent des beaux-arts, des arts décoratifs, ou encore de la littérature, c'est à travers elles que nous appréhendons la beauté d'un paysage ou d'un corps. De tous les paysages urbains ou champêtres à tous les corps nus ou habillés que nous identifions comme beaux, il n'est pas de paysage ou de corps qui n'aient reçu, peu ou prou, la médiation de l'art. Si l'on s'attarde sur les corps, on peut distinguer, selon les époques et les formes artistiques prédominantes, plusieurs stades d'artialisation (le processus qui voit l'art modifier notre façon de percevoir le réel). » (p. 285)
8. « La mise en route des systèmes cérébraux du plaisir et de la récompense quantifie l'hédonisme, plus que le sentiment esthétique au sens strict, et des divergences peuvent apparaître : une œuvre peut être jugée belle sans pour autant être aimée d'un spectateur, et vice versa. Le sentiment du beau trouverait ses racines dans la partie la plus évoluée de notre cerveau. Il s'appuierait sur des acquis culturels mais aussi sur l'appréciation de proportions équilibrées, un sens de la symétrie, alors que l'affect passerait par la mémoire autobiographique et le cerveau "dionysiaque". La mémoire est également impliquée pour l'appréciation d'une œuvre. […] Plus généralement, la mémoire confère une impression de familiarité qui concourt à l'intérêt porté à une œuvre.
Le rôle des neurones miroirs (qui réagissent à une action observée comme si nous l'accomplissions nous-mêmes) couplés aux circuits de plaisir et de la récompense fournit une piste pour expliquer la possibilité d'entrer en résonance avec une œuvre, de la ressentir de l'intérieur, ainsi que le prévoyaient des philosophes comme Maurice Merleau-Ponty, ou encore Robert Vischer qui donna un nom au processus en 1872 : "l'empathie esthétique". » (pp. 309-311)
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