En préparation et épilogue d'une visite de la Maison de Jules Verne à Amiens, musée à l'aménagement moderne et agréable faute d'être très fourni en pièces, j'ai retrouvé dans ma bibliothèque ce beau volume, deuxième parution trimestrielle de la revue Dans l'Histoire (octobre 2018), magnifiquement et très richement illustré des estampes contenues dans les livres de Verne aux éditions Hetzel d'origine, de cartes géographiques comportant les itinéraires des héros, de photos d'époque et de quelques pièces contenues justement dans le musée.
Le texte de Paumier, sur 216 p., parcourt principalement les lieux des ouvrages verniens, romans et essais, y compris les univers imaginaires, tels qu'il les décrivit et qu'il put les concevoir d'après la documentation de son époque. La thèse de l'essai est que Jules Verne, infatigable auteur d'une centaine d'opus, était d'abord, avant même que romancier, un formidable géographe qui se documentait avec patience, ardeur et acharnement sur les recherches et les explorations, sur les découvertes scientifiques et les expérimentations techniques qui lui étaient contemporaines, en consacrant à l'étude davantage de temps qu'à l'écriture (et naturellement beaucoup plus qu'à ses propres expéditions maritimes à bords de ses trois bateaux de croisière consécutifs – tous appelés Saint-Michel).
Les deux derniers tiers du XIXe siècle étaient en effet une période d'intenses explorations géographiques, de découvertes et de communications savantes au sein des Sociétés de géographie – dont Verne était membre –, période au début de laquelle l'Afrique n'était encore connue que dans ses zones côtières, où la conquête des pôles en était à ses balbutiements, de même que les tentatives de maîtrise de l'aéronautique, de la navigation sous-marine et de la balistique de longue portée. Ayant eu la chance, inconcevable aujourd'hui, d'avoir d'emblée pratiquement carte blanche auprès d'un éditeur prestigieux, Jules Hetzel qui lui commandait deux ouvrages par an (à qui d'ailleurs il rendra bien la faveur par sa fidélité), d'être bien introduit dans le milieu littéraire parisien dès sa jeunesse, le méticuleux travailleur inventa une formule d'écriture novatrice, mêlant l'actualité scientifique à la fiction, il eut l'intelligence d'être à l'écoute de l'air du temps et parfois prémoniteur, notamment en anticipant des doutes sur le progrès technique qui ne se généraliseraient qu'à partir de la Grande Guerre, et il jouit rapidement d'un grand succès, de confortables ressources financières et enfin d'un statut social prééminent dans la ville d'Amiens où il occupa de nombreuses charges publiques. Si ses opinions politiques n'ont pas toujours été aussi éclairées (sur l'affaire Dreyfus, sur le colonialisme en particulier en Algérie, etc.) ses romans étaient très modernes et sa démarche n'a pas vieilli : d'où sans doute sa qualité d'auteur français le plus traduit au monde.
Dans la Maison d'Amiens il ne reste plus qu'une infime partie de la bibliothèque de douze mille ouvrages (autant que celle du capitaine Némo dans son Nautilus !) qui en occupait tout un étage, et où Verne passait de très longues journées dès 5 h du matin, avec pour annexe une sorte de cellule de moine ou de prisonnier munie d'un lit de camp minuscule pour seul meuble de repos ; mais les énormes reliures rouges et or des volumes encyclopédiques d'Élisée Reclus y trônent encore, ainsi que la mappemonde annotée selon les indications scientifiques du polytechnicien Albert Badoureau, consulté pour s'assurer de l'exactitude des calculs concernant les aventures rêvées jusqu'à et autour de la Lune...
Les descriptions géographiques du monde entier (et au-delà) dont se compose ce livre sont intéressantes sans être très surprenantes, d'autant plus que Verne attachait une moindre importance aux paysages urbains – qui porteraient une marque plus caractéristique de l'époque – qu'aux voyages terrestres et surtout maritimes de ses héros. Par conséquent, ce qui est véritablement passionnant, c'est de mettre en regard le texte (avec toutes les références aux ouvrages) avec les illustrations des lieux correspondants, lesquelles portent aussi des citations tirées de certains parmi ces ouvrages. Cette manière de lire le livre m'a incité à rédiger la table suivante, où les références bibliographiques sont tirées des images et non du texte. Si ce dernier permettrait davantage de complétude par rapport à une bibliographie de plus de cent titres, mon choix servira à trouver plus rapidement quel(s) ouvrage(s) se rapporte(nt) principalement à la zone géographique d'intérêt.
Table détaillée avec les indications bibliographiques relatives aux images-cit. qui illustrent les lieux traités.
Introduction [Carte de la Société des Voyages autour du Monde, itinéraires envisagés pour Robur le Conquérant (1886)]
Première Partie : L'Univers de Jules Verne
- Nantes pour le goût de la mer et de l'aventure [Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1890)]
- Paris pour la musique des amis et l'entrée en littérature
- Amiens pour l'accomplissement de son œuvre
- Voyages maritimes et autres
Deuxième Partie : Jules Verne, géographe
- Le projet éditorial du tandem Verne-Hetzel
- Une méthode de travail rigoureuse [Première page de Le Titan moderne par Albert Badoureau, pour fournir les bases scientifiques de Sans dessus dessous (1889)]
- L'inventeur du tour du monde [L'Île à hélice (1895)]
- Jules Verne et la Société de Géographie [Notes pour Une Ville flottante (1871)]
- Une œuvre géographique [pages de titre de : Géographie illustrée de la France et de ses colonies (1867-68), De Paris au Rhin (1870), Histoire des grands voyages et des grands voyageurs (1870)]
Troisième Partie : Mondes connus et inconnus
1. La vieille Europe :
- Survol de la France [Voyage à reculons en Angleterre et en Écosse (posthume 1989), Mirifiques aventures de maître Antifer (1894), Robur le Conquérant, Clovis Dardentor (1896)]
- L'Angleterre à la tête des nations [Une Ville flottante, Voyage à reculons..., Les Indes noires (1877), Mirifiques aventures..., Le Rayon vert (1882), P'tit Bonhomme (1893)]
- Le rêve scandinave [Voyage au centre de la Terre (1864), L'Épave du Cynthia (1885)]
- Les pays voisins de la France [Voyage au centre..., Le Chemin de France (1887), Maître Zacharius (1854), Mathias Sandorf (1885), Clovis Dardentor, L'Archipel en feu (1884)]
- Le beau Danube... jaune [Le Pilote du Danube (posthume 1908), Le Château des Carpathes (1892)]
- Autour de la Russie d'Europe [Un Drame en Livonie (1904), Kéraban le Têtu (1883), Michel Strogoff (1876)]
2. Portentosa Africa :
- L'Afrique méditerranéenne [Clovis Dardentor, L'Invasion de la mer (1905), Les Premiers explorateurs (1870), Cinq Semaines en ballon (1863), Mirifiques aventures..., Robur le Conquérant]
- Au cœur de l'Afrique [Cinq Semaines..., Un Capitaine de quinze ans (1878), Robur le Conquérant, Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l'Afrique australe (1871)]
- Au sud de l'Afrique [Cinq Semaines..., L'Étoile du Sud (1884)]
3. Tribulations asiatiques :
- À travers la Sibérie [Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin (1901)]
- Au cœur de l'Asie [Claudius Bombarnac (1892), Robur le Conquérant, Les Tribulations d'un Chinois en Chine (1879)]
- Le Céleste Empire [Les Tribulations...]
- Le Japon en passant [Le Tour du monde en quatre-vingt jours (1872)]
- Au Moyen-Orient [Kéraban le Têtu, Mirifiques aventures..., Le Tour du monde...]
- Voyage à travers l'Inde septentrionale [La Maison à vapeur (1879), Le Tour du monde...]
- Navigations dans l'Asie du Sud-Est [Le Tour du monde...]
4. Amérique, les nouveaux mondes :
- Aux quatre coins des États-Unis [Une Ville flottante, Le Testament d'un excentrique (1899), Nord contre Sud (1887), De la Terre à la Lune (1865), Robur le Conquérant, Mistress Branican (1891)]
- Une vision politique du Canada [Le Pays de fourrures (1872)]
- Nouvelle du Mexique [Un drame au Mexique (1876)]
- Vacances en Amérique centrale [Bourses de voyage (1903)]
- L'Amérique du Sud [La Jangada (1881), Le Superbe Orénoque (1898), Les Enfants du capitaine Grant (1865)]
5. Dix mille îles en Océanie :
- L'Australie, la terre des paradoxes [Mistress Branican]
- Au pays des kiwis et des Maoris [L'Histoire des grands voyages..., Les Enfants...]
- Des îles à découvrir [Les Enfants..., Vingt Milles Lieues sous les mers (1869), L'Île à hélice, L'Histoire des grands voyages...]
6. Pôles mythiques :
- Une véritable passion pour les pôles [Les Aventures du capitaine Hatteras (1864)]
- Jules Verne, passeur d'aventures [Les Aventures..., Le Sphinx des glaces (1897)]
- Jules Verne, inspirateur de défis [Les Aventures..., Le Sphinx...]
Quatrième Partie : Lieux imaginaires
- Utopies citadines, villes idéales et cités de perdition [Vingt Mille Lieues..., Les Indes noires, Les Cinq Cents Millions de la Bégum (1879)]
- Îles robinsonnes [L'Île mystérieuses (1874)]
- Mondes engloutis [Vingt Mille Lieues...]
- Au centre de la Terre [Voyage au centre...]
- Une Lune mythique et familière [De la Terre à la Lune (1865), Autour de la Lune (1869), Hector Servadac (1877)
Cit. :
1. « Il précise sa méthode dans l'entretien avec Marie A. Belloc : "Bien avant d'être romancier, j'ai toujours pris de nombreuses notes en lisant les livres, les journaux, les magazines ou les revues scientifiques. Ces notes étaient et sont toujours classées selon le sujet auquel elles se rapportent, et c'est à peine si j'ai besoin de vous dire à quel point cette documentation a une valeur inestimable." Il a ainsi amassé plus de vingt mille notes tout au long de ses lectures, bien rangées dans des casiers en carton, chacune étant détruite après son utilisation "par crainte de me répéter". » (pp. 33-34)
2. « Dans Les Enfants du capitaine Grant (1862), le lieu de dénouement est une île perdue située dans le Pacifique par "153° de longitude et 37° 11' de latitude", et qui répond au nom de "Maria Theresa sur les cartes anglaises et allemandes, mais Tabor sur les cartes françaises !". Il s'agit en fait d'un îlot découvert en 1843 par Asaph P. Tabor, le capitaine d'un baleinier de New Bedford (Massachusetts) dénommé 'Maria Theresa'. Certaines cartes mentionnent bien un récif portant ce nom, mais sa localisation serait douteuse et même erronée, et ce n'est qu'en 1983 que le Service hydrographique britannique a vérifié sa position à partir du journal de bord du capitaine Tabor : longitude 136° 39' W (Greenwich), latitude 36° 50' S, l'erreur de localisation provenant d'une mauvaise information publiée dans le Sydney Morning Herald en octobre 1856. Mais le mystère demeure, car le fait d'avoir vérifié la position du récif ne signifie pas avoir vérifié son existence ! Et celle-ci semble effectivement énigmatique puisque personne n'en a fait mention depuis le passage du capitaine Tabor. Sauf Jules Verne, qui fera de plus réapparaître ce rocher désert et à demi aride dans un second roman, précisément dans L'Île mystérieuse (1874), à proximité même de la fameuse île Lincoln qui est, elle, bien imaginaire. Si l'îlot existe, il devrait être sous juridiction française en raison de sa localisation ! Et, pour corser un peu cette affaire, certains ont cru remarquer que l'île Lincoln était presque située à l'emplacement du récif Ernest-Legouvé (écrivain français, 1807-1903), bien réel mais qui ne portait pas ce nom à l'époque. Il serait temps de revoir les cartes marines de ces régions pour clarifier l'existence de ces récifs mystérieux. Quand géographie et fiction se rencontrent... » (p. 182)
3. « L'historien Jean Chesneaux a montré dans _Jules Verne. Un regard sur le monde_ (2001) que l’œuvre du romancier s'inscrivait dans les utopies saint-simoniennes. Les lieux imaginaires ainsi conçus mettent en œuvre "des sociétés entières fondées elles aussi sur la science et le travail, et engagées dans la voie du progrès".
[…]
Fascinés par la découverte des grands espaces, Verne et ses héros ne s'attardent guère dans les villes, lieux de départ ou d'arrivée, parfois de passage. […] C'est peut-être le signe que Jules Verne n'y trouve pas de terrains d'aventure à la mesure de ses projets, qu'il n'y rencontre pas la 'ville idéale'. Il se plaît alors à l'imaginer à diverses reprises. Ses tentatives d'anticipation n'entrent pas dans la ligne éditoriale assignée par Pierre-Jules Hetzel, et _Paris au XXe siècle_ est refusé en 1863. Ce livre laisse poindre, dès le début de son œuvre, une vision un peu pessimiste du progrès technique qui s'accompagne d'une régression culturelle et d'une nouvelle misère sociale. "Une ville idéale" est aussi le titre d'une communication faite à l'Académie d'Amiens en 1875, récit d'utopie critique d'un futur conseiller municipal de sa ville qui rêve pour elle de quelques embellissements. » (p. 207)
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