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[Peine des Faunes | Annie Lulu]
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apo



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Posté: Mar 11 Avr 2023 18:03
MessageSujet du message: [Peine des Faunes | Annie Lulu]
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Ce deuxième roman d'Annie Lulu est une saga familiale dont les héroïnes se succèdent sur cinq générations – la sixième étant représentée par la petite Noa qui n'est qu'une enfant – de la Tanzanie des années 1980 à l'Écosse de 2047. On peut la lire comme une tragédie transgénérationnelle qui possède quelques analogies avec celle des Labdacides (la dynastie d'Œdipe), sauf la réversibilité de la malédiction. Celle-ci pourrait avoir été provoquée par l'abandon de la tradition rurale-matriarcale de la part d'une femme, Rébecca dite Nyanya (« la grand-mère »), qui quitte sa mère Omra (aveugle dotée de pouvoirs chamaniques de clairvoyance) pour suivre un homme à la ville au prix d'embrasser le patriarcat et une nouvelle religion. Ce patriarcat devient ensuite particulièrement violent, lorsque sa fille Margaret est mariée contre son gré par son père et subit de son époux les sévices les plus extrêmes, qui correspondent néanmoins aux stricts principes de « l'honneur » patriarcal : le sentiment de trahison éprouvé par l'homme dès lors que sa femme conteste sa propriété à lui de sa propre fertilité, en particulier concernant la progéniture masculine, trahison se payant par le sang. Le sang est le mot-clé de ce roman. En effet, lui est conféré un double symbole de violence : celle des hommes tueurs d'hommes et tueurs-violeurs de femmes sous le patriarcat, mais aussi celle des hommes chasseurs-éleveurs et dévorateurs d'animaux, de « faunes » (c-à-d. « de tout ce qui a une mère »), hommes acteurs d'une domination mortifère sur l'environnement, contre laquelle les femmes sont tenues de s'opposer et de se rebeller. Omra est la première à mener une lutte contre les constructeurs d'un oléoduc sur ses terres héritées, rejointe trop timidement par Nyanya qui ne sait se décider entre la ville et la campagne, entre la protection de sa descendance féminine et les appâts matériels apportés par les hommes ; Margaret sera encore moins volontaire. Autour du fil rouge, qui paraît d'abord assez simpliste, de l'opposition entre végétarisme et régime carné, se déroule en réalité l'ensemble de la métaphore du sang-violence qui unit, en guise de forme romanesque de l'écoféminisme, les deux pôles du combat : contre le patriarcat et contre la domination de la nature et des « créatures ».
Mais, contrairement à la tragédie des Labdacides, la malédiction n'est pas irréversible. Ni la violence masculine, ni la tuerie animale de la chasse et de l'élevage-abattage industriel. Si Jina, la fille aînée de Margaret, sera définitivement incapable de toute relation épanouissante avec un homme, elle reviendra enfin en Tanzanie auprès d'Omra pour s'opposer à de nouveaux ravages environnementaux ; quant à sa sœur cadette, Viviane, elle formera une famille matrilocale de militants environnementalistes radicalement antispécistes. Son fils, Jacob – qui est boiteux (tiens, tiens... !) – sera-t-il contraint d'être « un tueur » comme son grand-père ? Se tachera-t-il les mains de sang, et de surcroît de celui de cet ascendant ? La construction très habile du roman laisse planer ce doute jusqu'à la dernière page, un doute qui aurait fait pencher la narration vers l'hypothèse du caractère indépassable à la fois du patriarcat (un homme ne peut pas être un « protecteur », il ne peut être qu'un « tueur »), de la malédiction familiale et par conséquent de la modernité éco-criminelle.
Or, c'est fort judicieusement dans un futur, proche et pourtant éloigné d'une génération par rapport à aujourd'hui, que l'autrice peut camper la chute dans un monde ravagé par d'atroces calamités, naturelles et humaines, mais dans lequel ce double dépassement est déjà en en cours : un monde qui semble désormais animé par d'autres valeurs et d'autres possibles, par d'autres rôles de genre et d'autres sources alimentaires que ceux que l'on connaît. Un monde où Noa semble survivre à un Déluge qui n'est pas d'eaux.



Cit. :


1. « N'écoute pas ta grande sœur, ma puce, n'aie pas peur, elle a mal, elle est très malade, elle pense que Margaret avait besoin de Samuel et ça la fait souffrir, elle pense que les femmes ont besoin des hommes, qu'elle aussi, Jina, a besoin a besoin des hommes, mais les femmes n'ont pas besoin des hommes, Viviane, les femmes sont des vapeurs de volcan, et tu sais ce qui vient des volcans ? La gerbe vient des volcans, l'Éclat vient des volcans. » (pp. 186-187)

2. « Et ce que le père de Jina avait compris, c'est que le sexe, ce n'était pas juste une réponse à un simple besoin physiologique, un devoir envers le corps, comme il l'avait dit pendant l'enquête, mais bien autre chose, l'endroit où ça faisait mal, pas à cause de la morale, de la religion ou du regard des voisins, non, mais à cause de la vie humaine elle-même, rendue possible uniquement par ce primordial attachement. Aussi, parce qu'il se faisait entre deux personnes, par où on naît. » (pp. 227-228)

3. Excipit : « Ah, Nyanya, comme tu nous manques. Nous nous tenons devant les faunes avec la petitesse des feuilles. Nous nous tenons dans le sillage des femmes avec la vie au poing. Et nous ne bégayons qu'une phrase. Devant chaque obscurité, avant de nous démettre de nos souffles entre les doigts de la nuit jusqu'au seuil du jour, et de faire les bons choix, qui nous éloignent du sang. Une seule et unique phrase : Que reste-t-il de nous ? »

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