[L'autre famille | Collectif ASAIS (Association d'Aide à l'Insertion Sociale)]
Ce livre se compose d'un recueil de 30 récits de la monoparentalité, réunis et transcrits verbatim par l'Association d'aide à l'insertion sociale, il y a exactement 20 ans, en 2003, dont nous sépare presque une génération. À l'époque, la monoparentalité était une « question émergente », dans la mesure où, même si l'INSEE avait adopté le terme « monoparentalité » depuis les années 80 (intégrant ainsi également les pères), le recensement de 1999 avait révélé que le phénomène des « parents isolés avec enfant(s) » concernait désormais une famille avec enfants sur cinq (20 %), dont 85 % étaient des enfants de parents séparés, 12 % de mères célibataires, le reste constitué d'orphelins. Ces proportions avait provoqué une considérable stupéfaction, et demandaient à en apprendre davantage sur la manière dont ces familles évoluaient. Il faut remarquer que l'institution qui conduisit les entretiens était apte à mettre en évidence la nature problématique – pour le parent et/ou pour les enfants – de cette forme de parentalité : l'orientation des interviews (dont la trame, si elle a existé, n'est pas publiée) est assez clairement orienté vers l'implicite (ou peut-être même sur la question explicite?) de savoir : « Comment vous en sortez-vous ? ». Les récits sont presque unanimes à évoquer des suivis psychothérapiques, parfois des difficultés matérielles (financières, logement, etc.), ou dans la sociabilité et le regard d'autrui, ou dans la gestion du quotidien et/ou l'aménagement du temps de travail, parfois dans la reprise du travail, ou encore, souvent, des problèmes d'autorité vis-à-vis de l'éducation des enfants (vis-à-vis des rôles genrés attendus des parents, sans que cela soit jamais exprimé dans ces termes).
Il est d'autant plus difficile d'évaluer les évolutions et les éventuels invariants qui sont intervenus depuis ce temps-là, d'autant plus que 4 des 30 témoignages concernent des adultes fils de parents divorcés et non des parents solo : leur parole fait remonter le phénomène d'une génération. Aujourd'hui, à ma connaissance, nous ne disposons plus hélas de témoignages sur la monoparentalité, remplacés par une pléthore d'ouvrages pratiques sur la manière de la vivre le mieux possible, et je pense que par conséquent des aveux d'inquiétudes, de questionnements, voire de détresse tels que ceux que cet ouvrage rassemble paraîtraient désormais a minima inopportuns, victimaires, peut-être même impudiques. Pourtant, il n'est pas interdit de se demander si, dans leur for intérieur, les parents solo, surtout issus des milieux les moins favorisés, ne rencontrent pas actuellement des difficultés assez semblables.
Trois autres éléments imposent de contextualiser cet ouvrage dans le temps de sa compilation.
1. Dans le recueil, seules 3 femmes font part d'une monoparentalité « presque choisie », ou plus précisément d'une maternité acceptée tout en sachant qu'elle s'accomplirait « en solo » : Anne : « Par la suite, et inconsciemment peut-être, j'ai choisi un homme qui n'était pas suffisamment mature pour s'investir dans une relation de parents. » (p. 13) ; Inès (mère à 37 ans) : « Dès le départ, je savais que nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. » (p. 49) ; Anita : « J'allais avoir 40 ans, c'est l'âge limite pour fonder une famille. Comme ça ne s'était toujours pas présenté, je commençais à me dire que ça ne se ferait pas. […] C'est complètement dingue parce que je disais ça en décembre et je me suis retrouvée enceinte [d'un homme marié] en janvier. » (p. 215). Je suis persuadé que, même sans tenir compte de la représentativité de l'échantillon du livre, la proportion des mères volontairement solo en 2023 dépasse assez considérablement les 12 % du recensement de 1999.
2. Dans l'ensemble de ces récits, une place absolument prioritaire est consacrée aux circonstances qui ont provoqué la monoparentalité. Hormis les cas de veuvage, d'ailleurs surreprésentés dans le livre, la grande majorité des interviewés, aussi bien les 24 femmes que les hommes divorcés, font état d'une situation où ils-elles ont été victimes du/de la partenaire, maltraitant(e) ou abandonnique. Dans plusieurs cas, le récit inclut une introspection sur son propre passé, notamment sur son enfance et la configuration familiale des parents, pour souligner la répétition transgénérationnelle ou bien au contraire l'impréparation devant l'événement traumatique de la séparation. Par contre, ce n'est que brièvement en fin de récit, et souvent de façon très allusive, elliptique ou peu cohérente (à l'exception considérable d'Anita, cf. cit. 3 b), que les participants évoquent leurs difficultés à envisager un nouvel engagement sentimental (ou simplement leur vie sexuelle et affective) à partir du début de la monoparentalité. L'hypothèse de fonder une famille recomposée, en 2003, est très souvent inenvisageable ou tout au moins reportée à un temps ultérieur ou improbable. Je manque de données actuelles sur l'ampleur du phénomène des familles recomposées relativement aux familles monoparentales, et a fortiori sur la durée moyenne de la monoparentalité avant reconstitution d'un foyer, mais je n'ai aucun doute qu'une enquête menée aujourd'hui inverserait les priorités : les causes de la séparation seraient considérées comme insignifiantes, et les éventuels obstacles ou blocages psychologiques au retour à la conjugalité en famille recomposée attireraient le plus grand intérêt.
3. À mesure que les séparations, notamment consensuelles, se répandent et se banalisent, la garde des enfants s'est aménagée de façon probablement plus flexible et indolore. Dans le recueil, un seul cas (Margot) de garde alternée est présenté, relatif à un conjoint qui par ailleurs semble avoir regretté la séparation. De même que l'amertume voire même la rancœur contre l'ex-conjoint prévalent ici, de même rares et exceptionnels sont les cas de parents externes suffisamment impliqués dans l'éducation conjointe, coopérative de leurs enfants et dans un partage satisfaisant des responsabilités parentales, parfois indépendamment des éventuels différends de nature financière (pensions alimentaires, achats de vêtements, cadeaux, vacances etc.). L'apaisement dans les conditions de la parentalité des ex-conjoints séparés, la réduction (relative et socialement corrélée) du stigmate familial et social du divorce, couplés aux aménagements judiciaires contribuent sans doute à amoindrir le poids du mal-être, de l'angoisse et parfois presque du désespoir qui se dégage de ces entretiens.
Cela dit, il est évident que ceux-ci ont été retenus non selon un critère de représentativité mais afin de fournir l'éventail le plus large possible des expériences vécues. C'est pourquoi la palette des âges s'étend de 28 à 85 ans – Serena, 79 ans, ayant la garde de son petit-fils – ; elle comprend hommes et femmes de toutes origines et de milieux et professions divers. Ce qui est probablement inchangé, entre 2003 et aujourd'hui, c'est l'immensité de l'écart des conditions qui président à la monoparentalité et à la façon dont elle est vécue entre les classes sociales : dans les milieux défavorisés, les obstacles et les handicaps s'accumulent vertigineusement, la détresse des enfants et celle des parents isolés sont sans commune mesure avec les caractéristiques de la monoparentalité en milieu favorisé : dans ces cas-ci elle peut être vécue comme une opportunité de développer ses talents et de jouir des bienfaits de son autonomie...
Cit. :
1. « Pour les psys, il y a probablement quelque chose de génétique : à la naissance de Julie, il lui manquait quelque chose pour l'armer dans la vie. Maintenant, elle est malade, triste, complètement stressée par des choses qui n'angoissent plus personne à cet âge. Elle a un retard psychologique. C'est comme si elle avait 13 ou 14 ans. Les soignants me demandent de la traiter comme une adulte. Mais à côté de ça, elle est fragile. Elle a des peurs de gosses. Lorsque l'hôpital la laisse sortir, elle veut dormir avec moi. C'est une attitude très infantile. On pourrait penser que c'est à cause de la rupture, de cette situation boiteuse... J'ai du mal à croire qu'un enfant soit plus heureux avec des parents qui ne s'entendent pas, qu'avec un père et une mère séparés.
On se dit que les médicaments et les soins n'y pourront peut-être pas grand-chose et qu'il va falloir faire avec. Ce n'est pas rassurant du tout. Vous rencontreriez ma fille, vous diriez qu'elle est formidable, sympa, cool... Mais à l'intérieur, il y a un truc qui ne va pas. C'est difficile de voir une gamine de 21 ans se droguer et boire. Je me suis même demandée si je ne devais pas faire un gentil mi-temps et m'occuper davantage d'elle. Je ne sais pas. Il me semble que je serais peut-être un peu trop sur son dos. » (Nadia, 49 ans, chef d'entreprise. Mère de Julie, 21 ans. Divorcée. - p. 28)
2. « La réaction des amis était mitigée. […] À partir du moment où, en couple, on décide d'avoir un enfant, on reste dans une certaine norme. Lorsqu'on échappe à cette norme, quand il y a séparation, tout à coup, les gens se disent qu'on est moins fréquentable, beaucoup moins. On est moins intéressant. Et dans cette épreuve, il y a une période où on rabâche un peu nos galères et la difficulté de vivre. On est vachement moins drôle, moins attrayant. Les gens s'en vont, c'est la fuite. La solidarité dans ces moments-là, il n'y en a pas beaucoup. Peu ont ce côté altruiste et ont envie d'aider les autres. Ça n'existe pas, je n'en ai pas connu. » (Sabine, 28 ans, assistante de direction. Mère de Clara, 4 ans. Séparée. - p. 162)
3 a. « Lors de mon départ, devant tous les enfants, très content, il a dit : "C'est mon papa qui vient me chercher !" Et son institutrice a déclaré : "Qu'est-ce que tu racontes, Benjamin ? Tu sais parfaitement que ce n'est pas ton père !" Là, il a subi ça comme une très grande humiliation parce qu'en plus, il est extrêmement sensible. Depuis ce jour-là, il a coupé les relations avec Mickaël. À mon retour, sa maîtresse m'a raconté l'histoire. J'ai trouvé ça lamentable. Et puis, ça n'a pas brisé que ça. C'est comme s'il avait été trahi par les grandes personnes. Mickaël était jeune homme au "pair". C'est à cause de ça qu'il disait : "Maintenant, j'ai un papa !" Je lui ai demandé : "Pourquoi tu dis ça ?" Il m'a répondu : "Bah, c'est un jeune homme au père !" Alors, je lui ai expliqué la signification du mot "pair". » (Anita, 45 ans, chorégraphe. Mère de Benjamin, 7 ans. - pp. 221-222)
3 b. « Pour moi, il était hors de question d'avoir des aventures. J'en avais fait le tour, je n'en avais plus envie. J'étais dans le désir de rencontrer un homme avec qui j'aurais suffisamment d'intimité affective pour envisager de construire à deux. Et puis, ça me mettait tout de suite en contact avec cette grande peur. En fait, je fabriquais des choses de façon à ne pas pouvoir être approchée dans ce domaine-là. J'ai mis six ans à m'en rendre compte. J'ai senti qu'il y avait des impossibles, ça devenait complètement dingue. J'étais dans une espèce de grande traversée du désert. Ça fait un an et demi que j'ai pu retoucher cette zone-là. Depuis, je me sens libérée. Donc maintenant, a priori, il n'y a plus rien qui l'empêche. Je ne désespère pas. Benjamin m'a déjà demandé : "Quand est-ce que t'as un amoureux ?" Je lui ai répondu qu'il n'y avait pas de raison que ça n'arrive pas, que ça allait venir, que ça allait se faire. Il ne comprend pas. Ça devrait être beaucoup plus simple, d'après lui.
Pour moi, le plus dur c'était de me sentir dans l'incapacité d'accompagner un enfant dans une relation d'amour. Maintenant, c'est derrière. C'est vraiment un plaisir d'être avec lui et ça, je suis en train de le vivre actuellement. Cela a quand même mis six, sept ans avant que ça ne soit possible. Personnellement, c'est un cadeau... » (Anita, 45 ans, chorégraphe. Mère de Benjamin, 7 ans. - p. 225)
4 « Elle est intelligente, elle a plein de capacités. Moi, je lui ai dit : "Je m'occupe des enfants, comme ça tu pourras faire tes études !" Aujourd'hui, quand j'y repense, ce n'était pas un accord, c'était une vengeance. "Puisque tu t'es tirée avec un autre mec, je ne suis pas capable d'être un homme, au moins je vais récupérer les enfants." Je le lui ai proposé gentiment mais en réalité, c'était la pire vacherie que je pouvais lui faire. Je réalise ce que ça a signifié pour elle de ne pas avoir la garde de ses enfants. C'était pratiquement être déchue de ses droits de mère. Lorsque je mesure le mal que je lui ai fait, je me dis que j'étais un vrai salaud...
Je suis très content qu'elle ressente ça car finalement, elle m'a abandonné. J'ai tellement souffert dans ma toute petite enfance que je peux supporter n'importe quoi. J'ai voulu prouver que je suis aussi capable qu'une femme d'élever des enfants. Tout le monde dit que les mecs sont des salauds, des machos... Au fond, en y réfléchissant maintenant avec le recul, j'en avais rien à faire de la souffrance de l'autre. À la limite, j'étais bien content. » (Jules, 65 ans, éducateur à la retraite. Père de Victor et de Martine. Divorcé. - pp. 228-229)
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