Je ne suis plus très sûr du moment ni des circonstances exactes où mes lectures féministes portant sur le genre m'ont conduit à nourrir une forte aversion pour la pensée de Judith Butler, en particulier pour sa réfutation du sexe binaire et pour ce qui me paraît être une confusion conceptuelle persistante entre sexe, genre, orientation sexuelle et identité genrée, et conséquemment à lui préférer une aspiration à l'extension du domaine du genre neutre en vue de lutter pour l'éradication des inégalités de genre. C'est donc avec de très grandes attentes que j'ai abordé cet impressionnant essai d'Eric Marty, que j'avais déjà lu avec stupéfaction dans son gros volume sur la réception de Sade au XXe siècle : en effet le sous-titre de celui-ci annonce une opposition entre la « pensée du Neutre » - associée aux Modernes – et la théorie du genre, dont Butler est devenue la principale théoricienne (dommage pour la modestie de Gayle Rubin...).
Mais l'ouvrage s'ouvre en surpassant de loin mes espoirs. Dans sa Première partie « Le Neutre/le genre : une question de méthode », il démontre avec une précision fulgurante que la théorie de Butler, pour consolider ses assises, a choisi de se valoir des fondements épistémologiques de la French Theory, c'est-à-dire de la pensée des philosophes structuralistes déconstructivistes français des années 60-70, de Lacan, Lévi-Strauss et Barthes jusqu'à Derrida et Foucault, mais en en détournant et trahissant systématiquement les concepts, que ce soit pour les adopter ou pour les attaquer, selon une méthode qui relève de la véritable malhonnêteté épistémologique. Si une importante déconstruction du système du genre avait déjà été entreprise par les Modernes français, par la pensée du Neutre ayant pour point d'attaque l'ordre symbolique, la réflexion de Butler, qui se développe dans les années 90-2000 de façon pas même univoque dans sa totalité, aboutit à une théorie du genre non seulement contradictoire avec le Neutre, mais qui, ayant pris un certain déterminisme psychosociologique comme postulat, est incommensurable avec ce même Neutre auquel pourtant elle se réfère, en équivoquant sur les concepts de « performatif » et de « resignification ». Concernant le premier concept, sont détournés Lacan, Althusser, Derrida, et d'une certaine manière Foucault ; dans le second, la trahison concerne surtout Sartre commentateur de Jean Genet.
Les deux parties successives de l'essai sont consacrées au Neutre. Celui-ci, dans les élaborations des Modernes qui sont étudiés avec une remarquable profondeur, dans toute leur pénible complexité rendue avec rigueur et clarté par Marty, n'a pas grand chose à voir avec la notion sociologique du même nom que je croyais connaître en grammaire et parce qu'utilisée par les féministes. Il s'agit là de constructions philosophiques, psychanalytiques (pour Lacan) et de critique littéraire (pour la plupart des autres) beaucoup plus abstraites, qui théorisent le sujet, la Loi, le phallus, et la perversion, dans des sens souvent très éloignés de ceux qu'on leur donne ordinairement. Néanmoins, comme point de départ littéraire, nous trouvons le Neutre souvent associé à la figure et/ou au statut ontologique du travesti, qui remet en jeu à la fois le modèle du genre et l'orientation sexuelle des uns et des autres.
Dans la troisième partie, « Le sujet du Neutre », l'on explore dans le détail la relation entre le Neutre et la perversion à travers la notion de castration chez Lacan et un castrat historique (Zambinella) chez Barthes, celle du masochisme chez Deleuze, celle de l'hymen et de l'invagination chez Derrida. Michel Foucault fait l'objet d'une quatrième partie qui lui est spécifiquement consacrée. En effet, il présente une double rupture : à la fois interne à son œuvre, entre Surveiller et punir et L'Histoire de la folie, d'une part, et La Volonté de savoir, qui date de 1976, d'autre part, mais aussi une rupture avec les Modernes, qui semble d'abord le rapprocher pour certains aspects de la philosophie américaine, et notamment du néolibéralisme, et de ce fait de Butler aussi. Pourtant cette partie sur Foucault « le post-européen » se développe en une thèse sur ces ruptures et en une antithèse sur la « question sexuelle » qui révèle encore une fois une incompatibilité radicale entre la théorie du genre et une notion sienne de « monosexualité ». Le remplacement de la loi par la norme, de la critique du savoir-pouvoir par le « biopouvoir » et enfin l'analyse de l'autobiographie de l'hermaphrodite du XIXe siècle Herculine Barbin ne rapproche par Foucault de Butler – ni vice versa...
Pour finir, le deuxième coup de grâce à la théorie du genre, après les travestis des Modernes, lui est porté aujourd'hui par le militantisme des trans... qui sont bien décidés à s'opposer au non-binaire, naturellement, et dont l'un(e) a pu très significativement invectiver : « Fuck you Judith Butler ! » (p. 500). Je n'en saurais dire autant, bien entendu...
Cit. :
1. « Dans la pensée du Neutre, l'opposition masculin/féminin est suspendue par le Neutre, et celui-ci intervient comme un terme tiers qui est donc un opérateur. Le Neutre est ce qui ouvre, à l'intérieur d'une structure binaire, un espace supplémentaire d'où annuler l'opposition qui la constitue, par exemple celle du masculin et du féminin, c'est-à-dire la différence sexuelle. Chez les gender, la binarité masculin/féminin est rejetée à partir d'une prolifération en principe sans limites des possibilités de genres dans laquelle le "neutral" n'est qu'un cas parmi d'autres. Le terme "neutral" n'apparaît qu'en addition au flot d'assignations dont ce discours est friand, à commencer par la suite LGBTQI... (lesbienne, gay, bi, trans, queer, intersexe...) : le genre "neutral" s'ajoute aux autres, réalisant ainsi le programme d'extension maximale du "spectre des genres", de contestation des limites et bons usages du genre, d'ouverture du champ des possibles en matière de genre... » (p. 32)
2. « En faisant du performatif le concept permettant de valider l'hypothèse d'une fabrication sociale des genres, Butler lui a enfin donné une prodigieuse extension. Le performatif a cessé d'être un concept désignant une petite classe d'énoncés spécifiques ("baptiser, promettre, jurer..."), c'est tout le langage qui s'est vu doté de performativité au sens où, pour les gender, tous les énoncés servent de près ou de loin à fabriquer du genre et des normes. Cette extension a été permise par la confusion entretenue par Butler entre ce qu'Austin a appelé l'acte illocutoire où les messages en effet réalisent l'énoncé […] et l'acte perlocutoire qui plus largement regroupe des énoncés qui produisent des effets sur l'interlocuteur, sur le contexte, sur l'histoire... » (pp. 52-53)
3. « Cette dimension positive de l'idéologie s'atteste par exemple chez Althusser dans le postulat que "toute idéologie a pour fonction (qui la définit) de constituer des individus concrets en sujets". Or, c'est là une hypothèse qu'on retrouve à l'oeuvre chez Bulter. Avec une différence de taille. L'idéologie chez Althusser reste gouvernée par les schémas lacaniens des actes symboliques et non par ceux, pragmatiques, de l'interactionnalité constructiviste, c'est pourquoi il emploie le verbe "constituer" […] et non le verbe "fabriquer" ou "construire" employés par Butler.
[…]
Althusser a en effet tiré toutes les conséquences de ce monisme matérialiste sans failles en concluant de cette nouvelle lecture du pouvoir comme constituant le sujet qu'elle abolit l'idée même de sujet, et en soutenant cette hypothèse par un jeu de mots qui va se révéler très important : être sujet et être assujetti sont une seule et même chose comme le verso et le recto d'une même situation : "Il n'est de sujets que par et pour leur leur assujettissement." Que ce soit un jeu de mots qui soutienne le paradoxe d'un sujet tout à la fois constitué et aboli est dans la pure logique de la Modernité qui a été friande – Lacan le premier – de ce rôle théorique fondamental conféré au signifiant, et qu'Althusser lui-même a théorisé dans sa préface à Lire 'Le Capital' » (pp. 85-86)
4. « Si Butler et Barthes introduisent le travesti, c'est sous la forme d'un personnage conceptuel qui a un rôle instrumental et déconstructeur. Genet, lui, invente une créature. Avec Divine, le travesti cesse d'être une icône muette, un objet esthétique ou un objet d'études. […] Le monde prodigieux qu'invente Genet n'est pourtant pas sans généalogie, et donc sans une forme de vérité transmise. Il prend aussi sens au travers de Baudelaire, Rimbaud ou Proust.
[…]
L'entreprise de Barthes et de Butler à propos du travesti est de faire oublier la femme. Il faut l'oublier, car elle n'existe pas, et parce que le travesti est la preuve de sa non-existence : la fonction esthétique, idéologique, politique, du travesti est de la renvoyer au simple statut de construction sociale, de mythologie, de spectre historique. Elle n'est qu'un stéréotype social éphémère, et l'on comprend même, dans un renversement supplémentaire, que son être matériel, charnel, a en fait pour modèle le travesti : "All gender is like drag, or is drag." [J. Butler, Ces corps qui comptent...] C'est lui qui est en réalité le modèle du modèle, le modèle de la femme. » (pp. 171-172)
5. « Mais le classement ne résout en rien la question que pose aux gender l'attraction que le sujet hétérosexuel peut éprouver pour l'icône travestie. Les gender seraient pourtant en mesure de la traiter puisque le concept de genre éclaterait sous l'effet des corrélations entre identités, rôles et actes érotiques. Mais cela supposerait de conférer au sujet hétérosexuel cette capacité à troubler son propre genre et cela à partir de son désir et de ses actes propres, et donc d'admettre que l'hétérosexualité n'est pas comme telle porteuse de normativité.
[…]
C'est Sartre qui, le premier, vend la mèche du lien entre le désir hétérosexuel et le travesti, et, par le travesti, celui entre le désir homosexuel et le corps hétérosexuel. Réciprocité permise par le travestissement. » (pp. 183-184)
6. « Si le livre de Judith Butler porte en sous-titre "Le féminisme et la subversion de l'identité", Trouble dans le genre ne fait pas de la femme l'objet central de sa réflexion, mais se donne, au contraire, comme une forme d'adieu à ce questionnement, adieu que paient cher toutes les intellectuelles – Beauvoir, Kristeva, Irigaray, Wittig... – que Butler élimine l'une après l'autre. Comment en serait-il autrement dans une épistémologie qui fait du genre une catégorie qu'il faut radicalement déconstruire ? Quels que soient les apports du féminisme dans l'émergence d'une critique des genres, celui-ci demeure, aux yeux de Butler, inclus dans le problème. La "femme" est une catégorie aliénée qui ne peut être originaire dans une réflexion sur le genre.
[…]
La place presque hégémonique qu'a prise très rapidement le discours de Butler, la pensée intersectionnelle qui privilégie la "race" comme différence et inégalités premières, et qui de ce fait réduit le féminisme au combat de la femme blanche privilégiée, s'explique aisément si l'on dissocie radicalement l'activisme LGBT du militantisme féministe classique dès son origine. On pourrait dire, d'une certaine manière, que la femme est la première victime de l’émergence des gender, d'où émanent d'ailleurs de très nombreuses interventions extrêmement hostiles à l'égard de la femme. » (pp. 362-363)
7. « Si le concept de "gender" semble avoir achevé sa mission déconstructrice si rapidement, c'est que, plutôt que de l'inscrire dans l'aventure libidinale, érotique, perverse, fantasmatique que chaque sujet engage dès sa naissance avec le sexe, il s'est agi pour Butler d'une dé-subjectivation radicale de cet événement inouï, primitif, vital et énigmatique qu'est la sexualité. Et cela au profit d'une psychosociologie qui joue autant des implacables déterminismes que des interactions sociales, autorisant à la performativité de genre de donner naissance à des formes aléatoires d' "agencies" – individuelles, communautaires, minoritaires –, et dont elle espère qu'elles aboutiront un jour au droit pour "une personne transgenre" d'entrer librement dans un MacDo, c'est-à-dire, pour un intellectuel européen old fashioned, en enfer... » (p. 489)
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