La date du 1er janvier 2016 a marqué la tombée de « la bible du nazisme » dans le domaine public. Elle a été précédée de peu par une « grande émotion médiatique » ainsi qu'une polémique, en France et ailleurs, sur l'opportunité d'une re-publication officielle en format papier et dans quelles conditions paratextuelles, sachant que sa diffusion en ligne et sous le manteau n'a jamais cessé, et que dans certains pays – dans le monde arabe, aux États-Unis, en Turquie, mais aussi en Inde, au Japon, etc. –, la publication de différentes traductions n'a pas attendu cette date pour être très vivace... Ce texte, unanimement considéré comme indigeste et rébarbatif, est-il encore dangereux, susceptible de créer de nouveau des prosélytes chez des lecteurs n'étant pas déjà convaincus, ou n'y cherchant pas un totem pour leurs propres modernes intolérances ? Est-il seulement intéressant comme document historique pour des non-spécialistes, ou bien n'est-il qu'un « ramassis incohérent de pensées haineuses, à commencer par un antisémitisme omniprésent » (p. 15) ? Et d'abord, quelle influence eut-il à sa parution, durant le nazisme et la guerre, en Allemagne et dans le reste du monde, notamment chez les futurs ennemis du Reich qui ne le prirent sans doute pas assez au sérieux, et après 1945 ? « Pierre Assouline compare le statut actuel de ce livre empoisonné au morceau de sparadrap que le capitaine Haddock, dans L'Affaire Tournesol, agite au bout de son doigt sans parvenir à s'en débarrasser » (p. 16). Un retour en dix questions très simplement abordées sur les circonstances de la rédaction, diffusion et réception du livre est ici offert dans une prose de roman pour aider le lecteur, sinon à se débarrasser de Mein Kampf, au moins à se libérer de la gêne qu'il suscite.
Table :
Introduction. Quand Mein Kampf repart en guerre
1. Qui était Hitler avant Mein Kampf ?
2. Comment Mein Kampf est-il né ? [cit. 1]
3. Que dit Mein Kampf ? [cit. 2]
4. Mein Kampf annonce-t-il les crimes à venir du IIIe Reich ? [cit. 3]
5. Mein Kampf est-il le seul livre de Hitler ?
6. Quelle a été la diffusion de Mein Kampf en Allemagne ? [cit. 4, 5]
7. La France a-t-elle ignoré Mein Kampf ? [cit. 6]
8. Quels autres pays ont publié Mein Kampf ?
9. Mein Kampf a-t-il été évoqué au cours du procès de Nuremberg ? [cit. 7]
10. Qu'est devenu Mein Kampf jusqu'à nos jours ?
Conclusion. Faut-il brûler Mein Kampf ? [cit. 8]
Cit. :
1. « On lit souvent que Hess l'a aidé à ordonner sa pensée, à discipliner ses monologues décousus, sans cesse digressifs. Rien n'est moins sûr. Le fidèle Hess a trop d'admiration et de respect pour son Fürer et c'est déjà assez de travail que de coucher par écrit le torrent de paroles. Cela supposerait d'ailleurs des interruptions, des questions, des remarques et, pire dans la psychologie de Hitler, un dialogue. Non, c'est décidément impossible. » (p. 55)
2. « Ce qui nous paraît aujourd'hui hautement fantasmagorique ne l'est pas en Allemagne lorsque paraît Mein Kampf. L'opinion allemande, à commencer par celle de la droite nationaliste völkisch mais pas seulement, est dans l'attente d'un chef héroïque, d'un nouveau Bismarck, d'un Frédéric le Grand. Dans une Allemagne dont l'unité a été tardivement réalisée "par le fer et par le sang" (Bismarck), on rêve d'un grand homme, d'un rédempteur transcendant les clivages politiques et sociaux qui permettrait le retour à la stabilité et à une Allemagne forte. » (p. 89)
3. « Le bellicisme de Mein Kampf est loin d'être isolé en Allemagne. L'année même de la publication du second volume, en 1926, paraît à Berlin le roman de l'écrivain pronazi Hans Grimm, Volk ohne Raum ("Un peuple sans espace"), qui connaît un immense succès en dépit de sa faible valeur littéraire. On y trouve en revanche tous les thèmes exaltés du "Lebensraum" et du "Drang nach Osten". L'acceptation de la guerre dans son principe de ce que George L. Mosse appelle une "brutalisation" sont au cœur de la société allemande.
[…]
La nécessité de la guerre ne saurait être évoquée sans que l'antisémitisme y soit associé.
[…]
À aucun moment, cependant, Mein Kampf ne parle, comme on le dit parfois, "d'anéantir" ou "d'exterminer" les Juifs. Le trop célèbre terme de "Vernichtung" est employé mais à propos de la France et dans un sens politique ou militaire : "annihiler les tendances de la France à l'hégémonie […]. Mais à condition que l'Allemagne ne voit dans l'anéantissement de la France qu'un moyen de donner enfin à notre peuple, sur un autre théâtre, toute l'expansion dont il est capable." Ailleurs, ce sont les exploiteurs juifs qui sont accusés de vouloir "anéantir" par le travail et la réduction en esclavage les peuples non juifs (!), mais toujours hors du sens strict d'une liquidation physique. » (pp. 110-112)
4. « Ce dernier [Rosenberg], "délégué du Führer pour l'ensemble de l'éducation intellectuelle et philosophique du Parti national socialiste" va rédiger pendant la guerre le programme en trente articles de ce que devra être, après la victoire finale, l'Eglise nationale du Reich. Il y est stipulé que "cessent immédiatement la publication et la diffusion de la Bible en Allemagne" (point n° 13) ; "L'Eglise nationale déclare que poue elle, et par conséquent pour la nation allemande, il a été décidé que le Mein Kampf du Führer était le plus grand de tous les documents. Non seulement il définit mais encore il incarne la morale la plus pure et la plus vraie dont puisse se réclamer notre nation tant dans le présent que dans l'avenir" (point n° 14) ; "Il ne doit y avoir sur les autels rien d'autre que le Mein Kampf (le plus sacré de tous les livres pour les Allemands et donc pour Dieu) et, à gauche de l'autel, une épée" (point n° 19).
[…]
Les résultats des ventes sont en proportion d'une telle mobilisation : 2.500.000 exemplaires ont été vendus au total jusqu'en 1936, 5.450.000 jusqu'en 1939, 7.450.000 exemplaires à la date de 1941 […], 9.840.000 jusqu'en 1943, et au final, en 1945, 12.450.000. On remarquera que les ventes n'ont pas chuté, loin de là, pendant la guerre, comme si l'approche de la catastrophe avait rendu plus nécessaire encore l'acquisition du livre sacré. » (pp. 141-143)
5. « Otto Strasser raconte qu'au Congrès du parti nazi à Nuremberg, en 1927, alors qu'il était chargé du rapport, il cita quelques phrases de Mein Kampf, ce qui provoqua une certaine sensation. Le soir, ses camarades du parti lui demandèrent s'il avait vraiment lu le livre. "J'avouai en avoir extrait quelques phrases significatives sans m'être du tout occupé du contexte. Ce fut une hilarité générale, et l'on décida que le premier arrivant qui aurait lu Mein Kampf paierait la consommation des autres. Georg Strasser, interrogé sur le seuil, répondit par un non sonore, Goebbels secoua la tête avec accablement, Goering éclata d'un gros rire, le comte Reventlow s'excusa en disant qu'il manquait de temps. Aucun pourtant n'était au courant de la sanction qui l'attendait s'il avouait connaître Mein Kampf. Mais personne n'avait lu le livre du chef, et chacun dut payer pour soi." » (pp. 145-146)
6. « En cette même année 1934, paraît "Mein Kampf, mon combat, par Adolf Hitler, ou le livre interdit aux Français", un fascicule édité par la très anticommuniste CGC (Confédération de groupements de contribuables), sorte de contre-CGT. Selon ses auteurs, Charles Kula et Emile Bocquillon, tout n'est pas à jeter dans Mein Kampf, loin de là : "Sur près des deux tiers des points, nous dirons nettement que nous approuvons le chancelier et que nous admirons même la vigueur avec laquelle il exprime ses convictions." Le tiers condamné, c'est la haine de la France et, au-delà, un "Hitler qui veut réduire l'humanité sous le joug allemand". Les deux tiers approuvés englobent la guerre au marxisme et la guerre au judaïsme. "Ce problème juif, Hitler l'a associé à la diffusion du marxisme, du bolchevisme, à la propagande maçonnique, à l'action néfaste de la presse. Et, sur ces quatre points, nous lui avons donné raison." » (p. 163)
7. « Mein Kampf est évoqué à d'autres reprises au cours du procès de Nuremberg, mais les accusés se retranchent, pour cela comme pour le reste, derrière le principe de l'obéissance au Führer. Göring, qui avait tant vanté la bible du nazisme, n'en fait plus qu'un "livre public", à l'exclusion de tout programme du parti nazi. Schacht, toutefois, désavoue Mein Kampf : "C'est un livre écrit dans un très mauvais allemand, l’œuvre de propagande d'un primaire fanatique." […] Quant à Streicher, l'antisémite forcené qui animait l'hebdomadaire ordurier Der Stürmer, il déclare : "Je ne crois pas que ce soit mon journal qui ait conduit les nazis à exécuter les ordres du Führer. Le livre de Hitler, Mein Kampf, existait, et le contenu de ce livre faisait autorité, une autorité spirituelle." » (pp. 212-213)
8. « Tout bien considéré, la véritable question n'est pas tant de se demander ce qu'il faut faire de Mein Kampf que s'il faut le lire. Le livre a été longtemps jugé insignifiant par les historiens fonctionnalistes […] dans leur relativisation du rôle de Hitler devenu dictateur (Hans Mommsen, on l'a vu, parlant de "dictateur faible") vis-à-vis des autres décideurs nazis. La balance de l'interprétation historique, qui a longtemps penché de ce côté, revient aujourd'hui dans l'autre sens, vers les intentionnalistes […], en raison notamment de l'importance nouvelle accordée à Mein Kampf – un Mein Kampf non pas en effet annonciateur à la lettre mais pleinement constitutif des crimes à venir. » (pp. 248-249)
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